Chapitre 7 : Risques et profits
Nos pas s'enchaînent dans les couloirs dans une raideur à faire pâlir un mort. Farouk a déployé un sort d'illusion pour nous rendre invisibles ; insistant sur ses failles. « Ce n'est pas cent pour cent efficace, un regard acéré peut suffire à transpercer la protection, une marche trop pressée agiterait l'air de manière suspecte, vous éloigner de moi nous dévoilerait... » Nous n'avons pas été inquiétés. Peu de rencontres, hormis une relève de gardes trop angoissés pour prêter attention à nos silhouettes tassées contre le mur.
Cette promenade de santé nous a induit une confiance trompeuse.
C'est au cœur du bâtiment, dans les sous-sols où la lumière ne perce plus que par l'artifice des néons, que nous attend la prison. Quoique cela ne m'évoque pas une prison. Plutôt un énorme polyèdre aux faces cuivrées et aux arêtes traversées de courants magiques contradictoires.
— C'est une chambre anéchoïque, explique Farouk. Les parois sont incrustées d'éclats de topaze qui rendent la structure étanche à l'aria. Impossible d'utiliser le moindre sortilège à l'intérieur.
Un genre de grosse cage de Faraday, mais pour l'aria, conclué-je. Quelque chose me disait qu'il ne devait pas agréable de se sentir privé de ces flux essentiels à la vie. La différence m'avait marqué quand l'aria contaminé circulait dans mon corps dans le Kur, alors plus d'aria du tout...
— Ils enferment donc les sorciers renégats là-dedans.
Il hoche la tête, mais cette constatation se passait de réponse.
— Et comment on y entre ? renchéris-je.
— Il faut trouver la porte... réplique-t-il laconiquement.
Nous faisons le tour avec prudence. Devant un battant épais qui ne jurerait pas avec les sas des bunkers datant de la guerre du Jiha-wahid, un surveillant fixe le vide avec sévérité ; seul dans sa guérite.
Isham ne tergiverse pas.
— On fonce, on l'assomme et on entre.
— C'est bizarre... tempère Farouk avec méfiance. Ils étaient trois, plus un sahir, la dernière fois que je suis venu ici.
— Il n'y a rien de bizarre. La ville est attaquée ! Les autres ont mieux à faire que de garder une poignée de prisonniers injustement incarcérés.
Cachés dans l'angle du couloir, nous sommes protégés des yeux du garde par le sort d'invisibilité, mais pas de ses oreilles. Farouk lui intime le silence avant de reprendre plus bas :
— Il est derrière la zone d'annulation magique. Je ne peux pas l'endormir comme l'autre gars.
— Je sais, mais on est cinq. — Il louche vers moi et rectifie. — Bon d'accord, quatre et demi contre un. Ça devrait aller !
— Il a un flingue, imbécile. L'enjeu ne vaut pas la peine de prendre des risques inconsidérés !
Pendant qu'ils se disputent dans une pantomime ridicule de gestes exagérés et de chuchotements, Hasna déchire son voile d'emprunt.
— Qu'est-ce que tu fous ? m'interloqué-je.
Elle secoue la tête et emmêle ses cheveux à moitié brûlés. Elle arrache aussi la couture de sa robe au niveau de l'épaule droite ; l'ouverture longe sa cicatrice. Elle accorde le même sort à l'ourlet. Enfin, elle ôte sa chaussure et macule la poussière et la terre de la semelle sur ses vêtements. Les garçons la dévisagent en se demandant à quel moment elle s'est cogné la tête.
— Je vais faire diversion, déclare-t-elle.
Et avant que quelqu'un songe à l'en dissuader, elle s'élance hors de la bulle d'invisibilité. Le garde ne la remarque pas du tout de suite, ce sont ses jérémiades qui le font sursauter.
— S'il vous plaît... Je suis perdue... Ma famille... Je sais pas où est ma famille... S'il vous plaît...
Le vigile lui somme de rester à distance. Hasna insiste.
— Du feu partout... De la fumée... Je vois plus rien.
Elle pleure. Le garde hésite, continue à la repousser, mais Hasna colle ses mains sales contre la vitre pour qu'il ne rate rien de l'étendue des dégâts.
— Vous allez-en ! Je pas parler gyssien.
— S'il vous plaît...
Il finit par décrocher sa radio. Il s'écoule cinq bonnes minutes, entrecoupées des sanglots et des appels à renforts. Qui restent lettre morte. Le gardien peste ensuite dans sa langue mélodieuse une flopée de jurons sucrés à l'encontre de son interlocuteur absent. Hasna ne lâche pas l'affaire. Elle s'écroule par terre, contre la guérite. Je la connais depuis toujours, je sais qu'elle sait obtenir tout ce qu'elle désire, mais à ce point ? Personne ne resterait de marbre devant pareil numéro. Sa cible finit par craquer.
— Je va avec vous au sécurité. Vous levez !
Par une sorte de miracle, il quitte sa cabine et la verrouille soigneusement avant de redresser Hasna, non sans cacher son dégoût. Son trousseau de clés cliquette à sa ceinture. D'un mouvement de doigts habile, Farouk extirpe celle qui l'intéresse avec un tour de télékinésie chirurgical. L'homme n'a rien remarqué.
— Eh beh... Elle est douée, observe-t-il, la clé en main.
— Magnez-vous maintenant ! râle Isham en prenant de l'avance sur ses béquilles. Il va revenir.
Ça, c'était certain. Nous nous hâtons jusqu'à la guérite, mais une fois passé le dôme de topaze, une fatigue épouvantable s'abat sur mes épaules. Je me sens vide, pareil à ces fois où les sahir me soutirent trop d'aria. Une subite envie de poser mes fesses au sol et de l'épouser le temps d'un somme m'étreint. Je dois résister.
Farouk et Isham n'ont pas l'air plus vaillants. Seul Ashkan semble ne ressentir aucun effet.
— Passe-moi la clé, je vais le faire ! dit-il à Farouk qui peine à viser la serrure en ahanant contre la vitre de la cabine.
Ashkan s'en charge en trois secondes, plus trois supplémentaires pour trouver et actionner l'interrupteur de la lourde porte de bunker. Elle coulisse dans une lenteur impitoyable et un bruit qui me fait redouter le retour du garde. Au moins nous laisse-t-elle le temps de reprendre contenance et de nous habituer à l'absence d'aria.
Nous franchissons le sas.
Dedans, l'obscurité règne. Quelques veilleuses imbibent des barreaux de cellule d'une empreinte verdâtre. Dix silhouettes s'avancent et s'y accrochent, intriguées par ces visiteurs imprévus.
— Bekrit... Si je m'attendais à ça...
Zineb plaque un regard impénétrable sur Farouk. Est-ce l'ombre qui accentue ses traits saillants ou les récentes épreuves depuis le Kur l'ont-elles amaigrie ? En tout cas, la flamme de sa volonté et de sa fierté ne s'est pas ternie. Elle maintient le port hautain de son bec de corbeau.
— Ashou !
Dans une autre cellule, Layla cueille son amoureux à travers les barreaux. Je me détourne de leurs papouilles et cherche plutôt un moyen d'ouvrir ces cages. À force de tâtonner, je trouve dans un local adjacent les interrupteurs pour la lumière, puis pour les portes. J'ignore si d'autres détenus purgent une peine ici, mais qu'ils sortent. Il serait trop dommage de gaspiller ses derniers jours sur terre dans une prison enténébrée.
Je ressens une courte pointe d'émotions en retrouvant ce petit monde avec qui j'ai partagé tant de mésaventures. Le groupe n'est plus aussi complet sans Rana, Farid, Sara, et bien évidemment Gol et Hussein. Marsha me dévisage avec inquiétude. Sans doute aurait-elle espéré voir son frère avec nous. Les autres ne cachent pas leur colère contre le sahir qui les a trahis et ose revenir vers eux.
— À quelle nouvelle entourloupe on doit s'attendre ? crache Jamila.
— Plus tard. D'abord...
— Retournez dans vos cellules ! Immédiatement !
Par réflexe, je lève les mains devant l'agent de sécurité qui nous braque. Ce n'est pas l'homme que Hasna a détourné. Celui-ci semble plus jeune, plus nerveux aussi. Il bégaye, mais ce n'est pas dû à une mauvaise maîtrise de notre langue ; il a peur. Il a un pistolet, mais nous sommes treize.
Tout le monde se fige. Sauf Isham. Il est resté dans le réduit où se trouvent les commandes des cellules, tapi dans l'ombre. Ne va pas faire quelque chose de stupide, le supplié-je mentalement. À quoi bon ? Même s'il pouvait m'entendre, il ne m'écouterait pas.
Puis tout va très vite.
Isham charge le garde et lui assène un coup de béquille juste sous l'aisselle. Son adversaire recule, surpris, mais surtout, il lâche son révolver. L'Assyrien réplique avec un crochet. Même si Isham est plus trapu que lui, son équilibre est mauvais. Il tombe. Il ramasse le flingue. Le garde essaye de l'en empêcher. Isham tire.
Le bruit de la détonation arrache l'assemblée à sa torpeur. Doumia crie, Layla se crispe dans les bras d'Ashkan. La balle a traversé le cou et la carotide déverse un flot continu, presque hypnotique, que la victime essaye de contenir en vain. Quand il cesse de se contorsionner, Farouk explose.
— Qu'est-ce que t'as fait... Putain de merde, t'as quand même pas fait ça ?!
Isham grimace en repoussant le corps qui s'est affalé sur lui. Le sang ruisselle de son front à son ventre, mais c'est son regard qui me tétanise.
— Fait quoi ? Tirer avant qu'il tire ? Éliminer un témoin gênant ? Vous sauver la vie ? De rien ! Cassons-nous avant que quelqu'un rapplique.
Isham m'effrayait déjà. Devant cet air meurtrier et ce visage trempé, même Farouk n'ose pas protester. Une fois hors de la chambre anéchoïque, les sahir se rechargent en aria — non sans mal, on est tous perturbés et sans la résonance, je n'aurais pas été d'une grande aide — puis relancent des sorts d'invisibilité.
De retour dans le hall, je comprends pourquoi le garde détourné par Hasna n'est pas revenu. C'est un chaos sans nom. La foule a réussi à surpasser le barrage militaire et à pénétrer l'enceinte sacrée des sahir. Il exulte leur rage à coups de barres à mine contre les soldats résistants. Ils tirent à balles réelles, parfois en l'air, parfois sur des citoyens. Certains percent tout de même les défenses et lynchent les sbires du pouvoir.
Partout où nous marchons, des bris de verre, des projectiles. De la fumée me pique les narines et me fait tousser. Sur ce champ de bataille, être repéré est le cadet de mes soucis ; j'ai peur des balles perdues ou d'une vilaine bousculade.
Lueur d'espoir dans ce tunnel de violence : quelques manifestants appellent à l'apaisement, à l'union face à la vraie menace, et quelques militaires se laissent convaincre. La vraie menace... En effet, le dehors a changé. Le parvis s'est vidé, hormis des quelques corps qui gisent en travers. Les mas sont venus et ont prélevé leur dû.
Pour l'instant, la voie est libre, alors Zineb fonce en tête. Elle semble avoir hâte de respirer l'extérieur, même si celui-ci est vicié des énergies de l'haiwa. Cela ne l'incombe plus, à force...
— Et Hasna ?
Mes poumons se vident d'air. Je ne l'ai pas vue dans cette abominable cohue. La pensée qu'elle puisse s'y trouver coincée...
— Elle a réussi à filer, ne t'inquiète pas, me rassure Farouk. Je repère l'énergie des sigils que je lui ai donnés. Elle en a cassé un... Elle doit attendre près de la voiture.
L'air regagne ma poitrine, tandis que nous progressons — trop lentement à mon goût — sur le parvis repeint aux couleurs de l'haiwa. Hasna est bien là où l'a promis Farouk, recroquevillée contre la roue, encore plus sale qu'après sa prestation théâtrale. Je l'enlace quand même.
— T'as été superbe.
Pendant ce temps-là, Idriss, Maher et Medhi cherchent deux voitures abandonnées à voler, parce que « pas de pitié pour ces chiens d'Assyriens ». Ils me mettent mal à l'aise. Je ne dis rien. La mission s'est bien passée, non ? Je devrais me réjouir. Ce type qui se vide de son sang sur Isham... Respire. Quand j'ai chassé cette vision de mon crâne, le groupe de Zineb annonce qu'ils ont trouvé deux voitures dans lesquelles se tasser.
Il est temps de quitter la ville. Le ciel rouge s'abat comme un crépuscule en fin de matinée, comme une impression de fin. À son tour, Kemeth rejoint la liste des villes assassinées par les mages noirs.
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