Chapitre 7 : Casse-croûte défendu

— J'ai jamais eu aussi mal aux fesses de toute ma vie.

La plainte de Layla s'évacue dans un soupir lancinant. Elle vibre entre les échardes minérales et se répercute en écho jusqu'aux oreilles de la tête de cortège.

— Tu peux courir à côté si tu préfères. Ta vieille carne avancera mieux.

Rana, la seconde de Zineb, au lever de menton prétentieux et aux cheveux domptés en une natte épaisse, ne rate jamais une occasion de rabrouer les « inutiles » aria-sil de notre groupe ; encore plus lorsque nous osons l'ouvrir. Elle traite d'ailleurs la sienne — une jeune fille maigrichonne qui devrait être à l'école au lieu de crapahuter dans les montagnes hostiles — moins bien qu'un paillasson. Ce n'est pas la première fois que Layla ou moi nous accrochons avec elle, mais puisqu'aucun de ses collègues ne temporise son venin, je ravale un commentaire acerbe. Se mettre tout le groupe à dos n'est pas la meilleure stratégie qui soit.

Autour de nous, le plateau d'Al-Jazir se décline en une infinité de vallons qui me donnent l'impression de chevaucher une houle tempétueuse. La zone semble stérile, boudée par la végétation ; il n'y a que des pierres, rien que des pierres. Même les montures endurcies ripent régulièrement sur le lit de gravillons. Aucune route goudronnée à l'horizon. Où que passent les voitures, il faut un estomac bien accroché pour supporter la piste sportive.

De là à dire que je préfère le cheval...

Je n'aurais pas cru l'équitation aussi pénible. Cela reste plus confortable qu'une excursion à dos de dromadaire dans le Fayeh, mais après huit heures de randonnée presque ininterrompue, sur un terrain de plus en plus déformé à l'approche des angoissants sommets, la fatigue pèse.

— On va s'arrêter pour la nuit, décrète Zineb.

Layla souffle de soulagement. Souleymane, notre guide, inspecte les lieux sous le prisme de ses yeux connaisseurs et les autres se laissent tomber comme des baudruches vides d'air. À défaut d'intervenir dans les accrochages futiles du groupe, la cheffe a compris qu'il valait mieux ménager ses troupes si elle espérait parvenir au Kur avec l'intégralité des effectifs.

Des effectifs, je compte dix-sept personnes. Onze sahir pour six aria-sil. Un déséquilibre courant qui ne semble pas poser de problèmes aux fiers et intrépides sorciers. Les paroles de Farouk me reviennent : de jeunes coqs. C'est l'image qu'ils me renvoient alors que, sans Zineb pour leur rappeler de renouveler leurs réserves d'aria, ils fonceraient tête baissée vers le danger, assurés de la supériorité que la magie leur confère.

La plupart ont déploré les inconfortables conditions de voyage à dos de cheval. Ces têtes brûlées s'imagineraient volontiers dynamiter la montagne dans de grandes effusions de magie pour parvenir plus vite au sommet. Cela attirerait immanquablement un déferlement de mas. Étant donné la facilité avec laquelle ils s'en sont débarrassés à la ferme, la tentation de contrevenir aux règles est palpable.

Mais Zineb est inflexible, et ses troupes, obéissantes. Pas de magie.

Doumia désespère de réussir à démarrer un feu à l'ancienne, alors que nous nous installons dans la petite passe montagneuse. Un ruisseau paresse au centre de la faille, un vent du diable s'engouffre entre les éperons rocheux et une ombre permanente maintient un froid glacial bien que le jour n'ait pas encore rendu l'âme. L'espace étriqué entre les grès et les dénivelés me laisse présager une nuit inconfortable. Au moins, les chevaux ont de quoi s'abreuver.

Les flammèches embrassent enfin les brindilles sèches, puis les bûches. Empruntées à la ferme, on les a chargées avec les provisions sur le dos d'un poney courtaud et aux yeux disparaissant sous un crin épais. Les troupes délassent leurs membres endoloris et la tension en s'installant autour de l'âtre. Les vivres sont rapidement distribués en maigres portions et les bouches mâchent en silence, tandis que le soleil tasse ses dernières lueurs sous un manteau rouge sombre.

C'est le premier vrai répit que nous nous octroyons avec le groupe de sorciers seuls. Je prends conscience des tendances, des personnalités et des affinités entre chacun. Je savais déjà Golshifteh proche d'Idriss. Son aria-sil, Medhi, continue à murmurer quelques théories farfelues sur les lobbys assyriens qui auraient gangrené la Ziggurat d'Ourane.

À un paquetage d'écart avec Medhi, se tient ce que Layla et moi appelons le groupe des crotales. Rana en tête, entourée de Farid et Sadi, cancane devant sa cour. « Elle n'a pas peur de ces montagnes, encore moins des mas. Elle est assez forte pour protéger tout le monde, même ceux qui ne servent à rien ». À ses côtés, Sara, sa malheureuse aria-sil picore un batbout sans décoller les yeux du sol. Je détourne les miens en espérant mieux filtrer les stridulations désagréables de Rana.

À ma gauche, Jamila tient compagnie aux cadets du groupe : Maher, Doumia et Sherine. Tous trois ont l'air peu expérimentés ; par contraste avec Rim. Déjà présente lors de la mission dans l'oasis, elle est la seule aria-sil à afficher un caractère un tant soit peu prononcé — avec Layla, qui se masse les fesses.

À bonne distance, à l'opposé du feu, Zineb se repaît en silence. Elle se met à parler à Marsha. L'aria-sil envoyée par l'émir est d'une discrétion à toute épreuve depuis qu'elle s'est jointe au groupe.

Au contraire de Layla ou de moi qui ne manquons pas une occasion de râler, la dévote se fond dans les ombres et suit en silence sans la moindre difficulté. De sa voix, je n'ai entendu qu'un filet de murmures. Notamment aujourd'hui, alors qu'elle chevauchait non loin de Hussein ; qui lui-même chevauchait le plus loin possible de moi.

Cette proximité m'étonne autant qu'elle m'agace, pour un motif que je sais absurde. Du coup, je ne peux m'empêcher de tendre l'oreille lorsque Zineb se tourne vers Hussein.

— Le courant passe bien avec Marsha ?

Quand Zineb prend cette attitude de renard, c'est qu'elle a une idée derrière la tête.

— On fait connaissance, rétorque le sahir en faisant mine de n'y voir aucun sous-entendu.

— Dans ce cas, peut-être devriez-vous faire équipe ? J'espère ne pas vous offenser en disant cela, Lalla. Je ne suis pas en mesure d'interagir avec une aria-sil. Ce n'est rien de personnel.

L'envoyée de l'émir parle si bas que je ne perçois pas sa réponse, juste un hochement de tête. Zineb guette ensuite celle de Hussein. Ses yeux se portent un instant dans le vague, flirtent sur moi sans se poser, puis s'en retournent vite à Zineb.

— Ce sera un honneur.

Et c'est tout. En quatre petits mots, il réussit à faire bouillir quelque chose en moi, quelque chose que je n'identifie pas. Un sentiment d'injustice, d'amertume, un éperon de douleur pénible, juste parce qu'il ne m'a pas regardé plus longtemps, qu'il n'a pas hésité. Comme si j'avais le droit d'exiger ça...

Je termine mon sandwich en vitesse, pris d'une fougueuse envie de me réfugier dans ma tente. Hélas, Golshifteh me retient d'une poigne ferme sur le bras.

— Faut qu'on échange de l'aria ce soir.

Un soupir m'échappe. Depuis le début, l'alchimie n'est pas au rendez-vous. Bien m'entendre avec elle ne suffit pas à retrouver la fusion si parfaite que je ressentais avec Farouk. Ou même avec Hussein.

D'un coup d'œil — que je regrette aussitôt — j'aperçois Marsha qui s'est rapprochée. Ils sont presque au contact. La jeune femme retire un gant et frôle le dos de la main de Hussein, remonte le long de son poignet, lentement...

J'inspire et reviens vers Golshifteh. Ses cils papillonnent dans l'attente d'une réponse. Elle n'est pas dupe, mais se dispense d'un de ses habituels commentaires sarcastiques.

— Ce soir ? finis-je par articuler. On est obligés ?

— Oui. Demain, on aura passé la zone interdite. Zineb tient à ce que toutes les réserves soient au maximum. Puis, elle m'a fait remarquer tout à l'heure que tu débordais d'aria et que ça allait finir par attirer tous les mas du coin.

Je me mords la lèvre. J'ai beau camoufler de mon mieux, sur les conseils de Gol, l'énergie volatile, je n'y parviens visiblement pas assez. Accepter de suivre ces sahir était la mauvaise idée du siècle. Je risque de devenir un poids si je ne solutionne pas mon blocage pour donner de l'aria.

— On peut refaire comme sur le bateau si tu préfères, ajoute-t-elle en pensant m'aider. Après tout, je ne suis pas contre un massage.

Armée d'un sourire mutin entre ses mèches en pagaille, elle m'invite à partager son rocher. Calé dans son dos, je profite de sa chaleur bienvenue maintenant que la nuit tombe. Elle sent bon, malgré la sueur d'une longue randonnée et le crin de cheval.

Ça ne peut pas être si compliqué. Je n'ai qu'à faire comme la dernière fois. Fermer les yeux, sentir l'aria qui circule dans mes veines, l'attirer à mes mains... Penser à quelque chose qui me suscite une émotion forte.

La main de cette fille qui remonte le bras de Hussein.

Mes yeux se rouvrent au moment où ils se lèvent. Leurs silhouettes partent se fondre derrière le rideau noir des reliefs rocheux. Ils s'éloignent du camp ; de nous. Encore ce mauvais pressentiment. Mes jambes s'animent d'elles-mêmes.

— Nafi !

Un éclat de reproche danse avec les reflets du feu dans ses yeux. Je sais qu'elle sait. Je sais que je ne devrais pas, mais je ne peux m'empêcher de me mêler de ce qui ne me regarde pas.

— J'ai besoin de m'aérer. Je reviens dans un quart d'heure.

Elle soupire, probablement sidérée que j'invoque l'excuse du bol d'air alors qu'on est pleine nature depuis l'aube. Elle lâche l'affaire malgré tout. À moins de me contraindre physiquement, la sahir se doute qu'il est trop tard pour me détourner.

Me détourner de quoi, d'ailleurs ?

D'une curiosité mal placée ? D'une jalousie indigne ? De l'attirance que Hussein continue à provoquer sur moi ? Je m'enfonce dans l'obscurité. Une échine rocheuse s'avance sur la rivière et découpe comme un rideau sur la berge. Hussein escalade le pierrier, Marsha le suit avec une admirable habilité malgré la lourde robe qui tombe jusqu'à ses chevilles. Ils disparaissent de l'autre côté. Je trace pour les rattraper, le reste du campement me remarque à peine : c'est l'heure où l'on dresse les tentes et cherche un bosquet discret pour uriner.

Je ralentis en sentant les cailloux rouler sous mes pieds. Un juron muet s'enfuit entre mes lèvres, tandis que le bruit mat du minuscule éboulement fait trembler le calme. Qu'est-ce que je vais bien pouvoir raconter s'ils me surprennent à les espionner ?

Heureusement, ils se sont assez et vite éloignés. Je les repère en contrebas et avance — lentement, cette fois — sur la pente en parallèle. Je me tasse et m'écorche entre les arbustes épineux défoliés. Bien sûr, la voix de Marsha est trop faible pour que je la perçoive, mais Hussein, lui, s'exclame :

— Qu'est-ce que j'y peux, moi ? C'est sa manière de fonctionner. Oui, elle est tyrannique, mais il faudra qu'on fasse avec.

Nouvelle réponse inaudible.

— Bien sûr que je lui fais confiance ! Si Zineb était mêlée à ça, elle aurait constitué une équipe entièrement composée de sahir dans le coup. Personne n'aurait eu besoin de l'infiltrer.

Les rouages de mon cerveau tournent à l'envers. J'ai beau connaître l'habilité de Hussein à sympathiser avec n'importe qui en trente secondes, il parle à cette fille comme s'ils entretenaient une complicité de longue date. Alors quoi ? Hussein joue un double-jeu ? Depuis combien de temps ? Et pourquoi ?

Une respiration rauque ronfle dans mes oreilles.

Concentré sur mon espionnage, je ne l'ai pas entendue se rapprocher. Mes muscles se crispent. Ce sifflement n'a rien d'humain. Je fais volte-face.

Une gueule à la membrane blanchâtre luit dans la pénombre : une couche de salive dégouline par les multiples fentes de la harpie. Une face aveugle et sans nez se penche, hume au contact mes cheveux.

Un hurlement m'échappe. Je m'écarte d'un bond... et oublie le dénivelé derrière moi. Mon pied s'échoue sur du vide. La suite est d'une logique impitoyable. Mon corps se heurte aux pierres et roule comme un vulgaire linge dans un tambour de machine à laver, jusqu'en bas, jusqu'aux pieds de Hussein et sa complice.

— Qu'est-ce que...

Le sahir n'a pas le temps de se demander ce que je fais là : le mas dégringole le talus à ma suite et se rue sur l'indiscipliné morceau de viande qui vient de sauter de son assiette.

Hussein brandit ses mains en avant ; la créature freine, maugrée de frustration, avant de se fondre derrière un rideau de nuit.

— Tout va bien. C'est l'un des nôtres. Je l'ai renvoyé derrière le voile. Il a juste été tenté par un casse-croûte.

Le choc a dû cogner ma tête. Je n'ai pas pu entendre ce que Hussein vient de dire.

— Quoi ? Non, ça va pas bien ! Je croyais que vous contrôliez ces... choses !

— On les contrôlerait mieux si tu ne baladais pas seul avec une piscine d'aria à volonté.

Il me surplombe, bras croisés. Derrière le ton badin, le reproche l'emporte. S'il espère que je reconnaisse un quelconque tort et m'excuse...

— Et vous ? Qu'est-ce que vous aviez besoin de vous isoler tous les deux ?

La meilleure des défenses reste l'attaque.

— On échangeait de l'aria. Rien qui te concerne.

— Menteur ! Je vous ai entendus, alors qu'est-ce que vous complotiez ?

Sans doute pas une brillante idée de les confronter alors que je suis seul et eux sont deux. Les mots m'ont échappé.

Hussein roule des yeux et soupire.

— Qu'est-ce que tu t'imagines...

— Ne me fais pas croire que tu l'as rencontrée hier ! Vous vous connaissez depuis longtemps et vous avez planifié... ce coup.

Je n'ai en fait pas la moindre idée de ce qu'ils planifiaient, mais, au culot...

C'est une voix fluette, mais ferme qui s'immisce dans notre duel.

— En effet, on se connaît de longue date. Hussein est mon frère.

Je ne l'avais pas vue venir, celle-là.

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