Chapitre 6 : Sous la même bannière rouge

Coucou cher lecteur, ça me fait très plaisir que tu suives encore cette histoire. Comme tu peux t'en douter, on approche de la fin, et je ne suis pas toujours très sûr de ce que j'écris. Donc si des choses te posent problème, t'ennuient ou même, suscitent ton enthousiasme (on sait jamais xD), n'hésite pas à en parler. Je ne sais pas encore si je vais garder le chapitre précédent, donc si tu as un avis sur la question : c'est le moment ! Merci à toi 🙏

*

Les vapeurs du sommeil m'enroulent encore. Je tends le bras en espérant tâter la forme chaude de Farouk ; il s'échoue sur des draps tièdes. Des éclats de voix s'incrustent dans ma tête, dans ma chambre.

— Encore en train de dormir ? T'es une vraie marmotte, décidément.

Cette voix me fait grincer, car ce n'est pas celle de Hussein. Il n'y a que lui qui a le droit de traiter de marmotte ! Je me redresse pour pouvoir râler contre Isham dans une position plus digne.

— Qu'est-ce que tu fous ici ?

En décollant mes yeux, je me rends compte qu'il n'est pas seul. Hasna et Ashkan ont posé leurs séants sur le tapis — à défaut de chaises dans la pièce — et dégustent un pain lavash enroulé sur de la féta. Farouk pioche des poires dans un sac plastique ouvert au centre de leur triangle. C'est d'ailleurs lui qui me répond :

— Ils ne font pas de petit-déjeuner dans cet hôtel, alors on a acheté de quoi se remplir l'estomac avant le voyage. Une dure journée nous attend.

J'aurais bien dormi plus longtemps, mais il n'a pas tort : nous avons un monde à sauver. Résigné à me lever, je me demande où j'ai bien pu abandonner mon caleçon hier soir...

— C'est ça que tu cherches ? dit Isham en agitant un bout de tissu d'un air narquois.

Je le lui arrache dans un grognement et l'enfile sous les draps. Farouk le sermonne et l'invite à me laisser tranquille. Isham argue qu'il ne fait que rendre service. Les choses semblent presque revenues à la normale, si l'on omet les airs sombres d'Ashkan et Hasna. Elle a resserré le châle de l'infirmière autour de ses cicatrices, malgré cela elles strient sa joue.

Je m'installe à ses côtés et lui saisis sans réfléchir sa main enroulée de bandages.

— Ça va ?

— Ne presse pas. J'ai mal.

Je retire ma main et prends une poire à la place. Hasna n'a pas besoin de ma sollicitude. Les épreuves l'ont rendue forte. Elle l'était déjà.

— Comment comptez-vous procéder, Cheikh Bekrit ? demande-t-elle. Si Zineb est enfermée dans la Ziggurat de Kemeth, l'en sortir ne sera pas un jeu d'enfant, j'imagine...

— Appelle-moi Farouk, réplique-t-il la bouche pleine. En effet, je ne peux pas nous téléporter directement dans la Ziggurat, il faudra s'y introduire sans magie. Je ne sais pas encore exactement comment. On avisera sur place.

À peine esquissé, ce plan est déjà bancal. La poire descend lourdement dans mon œsophage ; j'essaye de ne pas songer à tout ce qui pourrait mal se passer.

Farouk ne se laisse pas le temps de digérer. Il se lève et exige de l'espace. Mains brandies devant le rectangle de la fenêtre, il en dessine une nouvelle. Des craquements terrifiants nous font sursauter, au point que je redoute que le gérant déboule. L'air se fissure en une lézarde violacée. Elle s'étire et court du plafond au sol. Forçant sur ses bras, Farouk déchire la fente, pan par pan, avec précaution, jusqu'à ce qu'elle atteigne taille humaine. Il prend son temps. Hussein avait été plus rapide dans le Kur, mais son portail m'avait alors propulsé en plein milieu du désert. J'ose espérer que celui de Farouk sera plus sûr.

— Allez-y. Je passerai en dernier pour effacer au mieux les traces.

Mes deux amis me dévisagent, comme si le rôle de cobaye m'échoyait naturellement.

— Sans façon, je ne garde pas un bon souvenir de mes précédentes téléportations...

— Quelle poule mouillée... dédaigne Isham en s'élançant sur ses béquilles.

Son corps se distord et disparaît. Rien d'autre. Hasna fonce la deuxième, puis Ashkan. Farouk me jette un regard entendu. Soit j'y vais, soit il me pousse dedans. Je soupire et m'avance — pour la première fois de mon propre gré — dans l'inquiétant tourbillon. Quelle idée d'avoir mangé juste avant ! Mon estomac dessine un grand huit et menace de rendre cette poire. Quand le portail expulse enfin mon corps, mes mains tâtonnent à la recherche d'une surface où se réceptionner. Elles n'en trouvent pas.

J'ouvre les yeux sur la cime d'un palmier-dattier. La cime ! La gravité m'adresse ses salutations et mon dos heurte les immenses feuilles de l'arbre, dérape sur le tronc, avant de cogner lourdement les graviers.

En bas, un concert de geignements m'apprend que mes amis ont subi le même sort. Isham maudit Farouk et Ashkan grogne en serrant son attelle qui n'aurait pas dû amortir le choc. Hasna reste silencieuse, mais je suppose que les griffures de l'écorce n'ont pas dû apaiser ses brûlures.

J'entends finalement le cri de surprise de Farouk. Sa magie de lévitation l'empêche de heurter le sol. À son expression et son juron, je devine que ce point d'atterrissage n'était pas prévu.

— On était censé arriver dans le salon ! Qu'est-ce qu'il s'est... Merde.

Son regard se perd à l'horizon, je le suis, et comprends à mon tour ce qui ne va pas. Je reconnais bien la résidence paisible dans laquelle Farouk m'a hébergé quelques jours après mon arrivée brutale dans son pays. Mais un détail a changé.

Le ciel est rouge.

De ce rouge glaçant de familiarité, qui balafre les immeubles et les flèches des temples. Pas la peine de chercher plus loin ce qui a interféré avec le vortex. L'haiwa a envahi l'Assyr. Les mas aussi. Les cris des harpies résonnent au loin, là où des panaches d'incendie s'élèvent. Les cris se rapprochent.

— Rentrez à l'intérieur, ordonne Farouk.

Même Isham oublie de râler contre lui et obtempère. Deux mas se ruent sur le cortège et partent en fumée sous une pluie d'éclairs magiques. Je verrouille la porte une fois que Farouk l'a franchie.

— Vous vous attendiez pas à ça ? questionne Ashkan qui s'est trop habitué à vivre dans un monde fusionné avec l'haiwa.

— Non. Kemeth était épargné jusqu'à présent. Il fallait bien que ça arrive ici aussi...

— Peut-être qu'on peut en tirer parti.

Une forêt de regards interloqués se tourne vers Hasna.

— Si les sahir sont occupés à combattre les mas, ils ne surveilleront pas leurs prisonniers, précise-t-elle.

Avant que je puisse me montrer choqué que Hasna considère une invasion démoniaque comme une opportunité, Farouk réagit :

— Tu as raison. Autant profiter de l'occasion. Prenez ce que vous voulez ici. On ne repassera pas.

— On y va tous les cinq ? interroge Isham, sceptique.

Farouk coule un regard à peine discret sur ses béquilles.

— Je pensais n'y aller qu'avec Nafi, mais avec les mas qui rôdent... C'est trop dangereux de vous laisser seuls.

— Super, on sera effectivement beaucoup plus efficaces avec des éclopés dans les pattes... déplore Isham sans que je sache s'il s'inclut dans le lot.

En attendant, éclopée ou pas, Hasna est allée vider les placards et trie méticuleusement les provisions qu'on pourra emporter jusqu'à Larsa. Elle empreinte sans vergogne quelques abayas à Lamia qui ne reviendra pas les chercher de sitôt. Ashkan fait mine de s'activer en courant dans son sillage. Quant à Farouk, il a sorti une dizaine de quartz et y emprisonne l'aria façonné pour en faire des sigils.

Une heure plus tard, nous nous tassons de nouveau dans une voiture, celle de Farouk, qui n'a heureusement pas bougé depuis notre départ pour Yrdu.

Le paysage qui défile au-dehors réveille des cauchemars de ce jour sinistre où notre patrie est partie en fumée.

Des gens courent pour fuir ici un incendie, là des tirs d'origines inconnues. D'autres errent dans les avenues, bousculés par des soldats ou des pillards. Parfois, un monstre surgit à l'angle d'une rue. Farouk s'arrête pour l'abattre. Les rescapés se précipitent vers notre voiture. Nous sommes complets. Farouk redémarre en trombe, les phalanges blanchies sur le volant.

Des réfugiés, nous en retrouvons d'autres devant la Ziggurat ; toute une foule ; sur les centaines de mètres carrés qui entourent de l'édifice en terrasses étagées. Farouk gare la voiture plus loin, dans une cour discrète — impossible d'accéder au parking — et nous remontons la marée humaine en jouant des coudes. La plupart nous adressent des expressions courroucées, surtout à Farouk. D'autres brandissent des mots véhéments, et nul besoin de maîtriser l'assyrien pour comprendre qu'il s'agit d'insultes. Les sahir tenus pour responsables de la catastrophe. J'ai déjà vu ça quelque part...

Parfois quelques-uns se ruent sur nous.

— Yāh jal dir ! Sihr-sedi jal āgeh ?

« Vous êtes un sahir ? » Cette question s'est souvent répétée, oscillant entre véhémence et espoir. Cet homme-là, avec son agal bancal sur le crâne, a l'air de travailler au sein de la Ziggurat. Lui répondre comme l'ignorer pourrait s'avérer un piège. Farouk hésite, réplique un « oui » entre ses lèvres serrées, puis l'homme agite de grands gestes pour nous inviter à le suivre.

— Il se passe quoi ? demandé-je à Ashkan.

— Il cherche un sahir qui peut soigner des blessés. Je crois qu'il veut nous faire rentrer...

Je suppose qu'il faut savoir saisir les aubaines quand elles se présentent. Les séquelles visibles d'Isham, Ashkan et Hasna leur offrent un passe-droit dans le sillage du noble sorcier, et moi, je suis juste son aria-sil.

Munis du blanc-seing de l'employé au turban, nous remontons les files, franchissons les cordons de militaires — satisfaits de pouvoir jouer les durs contre la population plutôt que de servir de chair à canon contre des monstres affamés — et attirons les vindictes de ceux qui essayent de s'engouffrer dans notre sillage. Les gardes les repoussent d'un coup de crosse. Les cris redoublent. Des tirs en l'air.

En me retournant, je découvre la foule tel un amas enfiévré et encoléré. Ils en veulent à la Ziggurat qui ne les protège pas assez, aux sahir égoïstes, aux autorités qui ne leur disent rien, au roi Abdul Safi al Qhazayr qui s'est retranché dans son bunker en abandonnant son peuple. Ils se massent comme un seul homme, comme une même hargne. Cette vision m'horrifie. Je songe aux mas qui pourraient fondre du ciel et les décimer en un battement d'ailes. L'énergie des vivants les attire comme le capiteux fumet d'une viande braisée. Je songe aussi que je n'ai pas le pouvoir d'apaiser une révolte légitime, gonflée par des années de tyrannie sous cloche.

Nous pénétrons dans la Ziggurat.

Le bâtiment n'a rien perdu de son austérité. Je le trouve presque trop silencieux par contraste avec le dehors. Un hall déplumé, des couloirs presque vides ? Je commence à comprendre l'ire et le sentiment de rejet des citoyens. Pour autant, personne ne les aurait pris en charge à l'intérieur : les sahir sont partis tenir tête à l'envahisseur aux frontières.

Notre guide nous presse. Plus qu'un corridor, ils ont parqué les blessés dans cette salle, juste au bout... J'essaye de capter le regard de Farouk : est-ce qu'il compte vraiment dépenser son énergie à jouer les docteurs ? L'altruisme et le pragmatisme sont deux tendances qui se chamaillent souvent en lui.

Isham semble déjà en conversation muette avec lui. À ses mimiques réprobatrices, je devine qu'il enjoint Farouk à fausser compagnie à l'employé. Et que Farouk refuse. Je me résigne donc à retarder le sauvetage de Zineb de plusieurs heures... Quand Isham a ce geste inimaginable.

Il glisse sa béquille sous les pieds de notre escorte.

Il trébuche, pousse un cri surpris, mais ne le termine pas. Farouk l'endort avant d'un frottement de doigts, arrête sa chute à un centimètre de la dalle et couche le corps en douceur.

— T'es complétement malade ! vocifère-t-il à l'encontre d'Isham qui l'a obligé à agir. Ce type voulait juste aider et toi, tu...

— Oh, pardon ! Peut-être que tu souhaitais saluer un maximum de tes collègues avant de te faire arrêter pour désertion ? La voie était libre, c'était le moment ou jamais de se débarrasser de lui et tu n'as rien fait !

Farouk baisse la tête, penaud, vers la silhouette endormie.

— C'est un innocent... bredouille-t-il sur un ton d'excuse.

Insuffisant pour Isham, qui le darde d'un regard orageux.

— T'es nul pour enfreindre la loi, Farouk. Et c'est parce que tu ne vas pas jusqu'au bout de tes actes que tu nous as mis dans la merde, il y a six ans. Je ne referai pas la même erreur.

Il n'attend pas après nous et s'engouffre dans un nouveau couloir. Farouk reste figé. Ces mots-là me fendent le cœur, car je sais à quel évènement Isham fait allusion et c'est d'autant plus cruel que Farouk a lui aussi perdu quelque chose de cher. Pourtant, il ne répond pas et emboîte le pas d'Isham.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top