Chapitre 6 : Le début des ennuis
Un soleil lourd me tombe sur le front, mes yeux ne supportent pas la luminosité des côtes très blanches du Gyss. Al Mireh est réputé pour ses récifs aux allures de canines à l'affut ; des canines qui viennent de se repaître si j'en crois les reflets rouges qui les habillent désormais.
Zineb a raison : la Faille progresse. Nous nous en rendons compte lorsque le Tayir Albahr accoste dans un port désert. Aucun docker ne se précipite pour décharger les cargaisons, les marins opèrent eux-mêmes ; et en vitesse.
Plusieurs membres de l'équipage sont partis en quête de ravitaillement — le navire n'avait prévu autant de passagers supplémentaires. Ces derniers sont d'ailleurs invités à rester à bord, tant qu'on ne sait pas si les alentours sont sûrs. Le capitaine a néanmoins autorisé ceux qui le voulaient à se dégourdir les jambes sur le ponton.
Après deux jours de voyage, à partager la cabine de Hasna, jonglant entre les paroles rassurantes pour mon amie et l'empressement de Golshifteh à me soutirer de l'aria, retrouver la terre ferme me fait du bien. Mon corps qui s'était habitué au roulis du bateau tangue, mais savoure cette liberté aux notes de cris de mouettes. Une liberté illusoire, j'en ai conscience. Les ennuis ne font que commencer.
— Ils sont où les monstres que Zineb prétend avoir domptés ?
Alors que Layla vient de glisser sa confidence judicieuse dans un froncement de sourcil, je constate qu'elle a raison. Aucune trace des hideuses harpies aux mille bouches.
— Elles restent tranquilles derrière leur voile tant qu'on ne les invoque pas, réplique Golshifteh avec malice en passant devant nous.
J'ignorais qu'elle nous avait entendus.
— Comment ça ?
— La barrière entre l'haiwa et notre monde est devenue perméable à cause de la Faille, mais tant que nos dimensions n'ont pas encore totalement fusionné, les mas que nous contrôlons restent sagement de leur côté.
Je ne suis pas sûr de complètement saisir ces nuances de science magique. Je comprends surtout que nous n'aurons pas besoin de voyager aux côtés de monstres bavant sur de potentiels casse-croûtes, et cela me rassure. Jusqu'à ce que Gol rajoute :
— Du moins, tant que vous ne les appâtez pas avec un surplus délirant d'aria.
Elle nous abandonne avec un grand sourire, fière de sa farce, alors que moi et Layla sommes livides. Hussein apparaît dans le paysage libéré par Golshiteh. Il la suit des yeux dans un air semi-réprobateur. Puis il surprend mon regard. Et s'en va en m'ignorant royalement.
Il ne laisse qu'un trouble désagréable, une démangeaison de moustique. C'est comme ça depuis deux jours. Chaque fois que nous nous croisons, il change sa route pour ne pas se risquer à portée de mes questions. Il fuit ma présence comme un nuage empoisonné.
Ne te fais pas de mal avec ça. Ignore-le aussi.
Au bout du ponton, Al Mireh a des allures de ville fantôme avec ses commerces clos, ses étals repliés et les chaînes des grues se balançant dans un sinistre grincement. Une vision moins horrifiante que celle de Biwa, néanmoins tout aussi déprimante. L'humanité semble avoir déjà rendu les armes.
Jusqu'à ce qu'une grappe de 4x4 trouble la quiétude du port. Elle freine à hauteur de notre quai dans un bruyant nuage de poussière.
Un escadron s'extrait des véhicules. Une dizaine d'hommes en uniformes d'apparat bouffants, équipés de sabres qui ne semblent pas souvent sortir de leurs fourreaux. Et une femme ; du moins, j'imagine que c'est une femme qui se cache sous l'épais niqab qui ne laisse rien paraître de son corps ni de son visage.
— Cheikha Benhassem, vous êtes là !
En tête du cortège, l'homme qui a interpellé la cheffe d'expédition tangue sur ses guiboles ; mal assuré. Un bleu.
Voilà donc l'aide promise par l'émir Al-Thueban ?
Zineb embarque trois mages de confiance dans son sillage et ordonne au reste du groupe de l'attendre.
Nous nous replions entre les voitures et les arches du marché ; moi, Hasna, Layla et Ashkan, le désormais inséparable quatuor. Jamila pourrait compter dedans aussi, mais je ne l'ai plus recroisée après ce dîner le premier soir. La sahir a vite intégré sa place au sein de cette nouvelle élite adepte de magie dangereuse.
Pour autant, les sahir restants n'affichent — pour une fois — pas leur assurance insupportable. Sans Rana, Farid et Idriss qui ont suivi Zineb à l'intérieur d'un restaurant de fruits de mer sans clients, ils ne sont plus qu'une douzaine. Des visages aux joues rebondies, fébriles, excités à la perspective de glorieuses aventures ; morts de trouille à l'idée d'y perdre la vie. Ils sont trop jeunes pour supporter le sort du monde sur leurs épaules. Nous aussi. Seuls Golshifteh et Hussein ont l'air d'encaisser avec flegme.
Il s'écoule bien vingt minutes pendant lesquelles les pieds ont le temps de piétiner tout le sable de la zone ; les bouches, de soupirer à en gonfler les voiles de l'unique bateau — sans doute percé — encore à quai ; ou les yeux, de scruter le ciel dans l'appréhension d'une nouvelle attaque. Le soleil monte à son zénith en cette matinée bien avancée, rognant les coins d'ombre comme la patience. Pas un bruit en dehors des salves ensablées contre la tôle des toits ou du fracas des vagues contre les brise-lames à l'entrée du port.
Cette ville abandonnée nous scie les nerfs.
Puis Zineb surgit enfin. L'air grave qu'elle aborde n'est pas pour nous rassurer. Farid broie une colère noire, comme si le bras droit de la cheffe venait de se disputer avec elle. Il garde un silence constipé pendant que la chercheuse s'exprime :
— La situation a encore évolué en deux jours. Ces hommes étaient censés nous mener en 4x4 à Kutha, le dernier village avant la zone interdite. Malheureusement, les mas ont sévi là-bas. Les habitants ont soit péri, soit fui. Ceux qui restent se sont réfugiés dans un hameau à vingt kilomètres au sud. Les soldats vont nous escorter jusque-là, tenter de secourir les rescapés, puis nous devrons nous débrouiller par nous-mêmes pour la suite.
Finalement, Farid explose :
— Et comment on est censés se rendre jusqu'en haut de cette montagne sans guide et sans moyen de transport ? On va y aller comment si on ne peut pas se téléporter ? À dos de canasson ?
— Si les mas ne les ont pas tous dévorés.
Je n'aurais pas cru que le rouge puisse s'imposer sur un teint aussi hâlé que celui de Farid. Ses yeux comme sa bouche s'écarquillent, outragés, puis il tourne le dos. À court d'arguments.
— Peut-être que la téléportation ne serait pas si inenvisageable, ose Golshifteh.
La cheffe darde un regard impénétrable sur la voix dissidente.
— Pour finir comme ces malheureux au sommet de la Ziggurat d'Ourane ?
À ce rappel, Jamila fond dans le cauchemar hanté qui la pourchasse depuis ce jour fatidique. Zineb ne semble pas en avoir conscience, ou ne pas s'en émouvoir.
— La zone est si interférée que viser correctement relèverait du miracle plus que d'un quelconque talent. Nous irons à pied, tranche-t-elle.
L'assemblée s'apprêtait à maugréer, soupirer des plaintes à peine discrètes dès que la cheffe tournerait le dos, mais elle n'en avait pas fini.
— L'émir nous a aussi collé dans les pattes une aria-sil, qui a sûrement pour mission de nous espionner. Je n'avais pas demandé ce genre de ressources, mais il fallait s'attendre à ce qu'il cherche à nous imposer ses pions. Au moins, elle est seule ; elle ne devrait pas être difficile à gérer. Elle s'appelle Marsha et elle a l'air très dévote, alors évitons de blasphémer comme à l'accoutumée. Je compte sur vous pour la surveiller.
Du coin de l'œil, je remarque un basculement soudain mais subtil dans l'attitude de Hussein. Alors qu'il se tenait stoïque et persistant dans son obstination à m'ignorer, il se tend sur la pointe des pieds pour tâcher d'apercevoir l'aria-sil en question, dont seuls les yeux dépassent sous son niqab, derrière le barrage des soldats de l'émir. Un trouble anime ses traits ; il l'efface aussitôt.
— Je vais prévenir le capitaine qu'on part dans l'heure, alors chargez le matos dans les Jeep et faites vos adieux.
À sa dernière phrase, la chercheuse tourne un regard appuyé sur notre petit quatuor. Le message est limpide. Sans doute craint-elle que nous soyons trop bornés, car elle insiste en aparté pour Layla et moi :
— Vos amis seront plus en sécurité sur le bateau. Les hommes d'Al-Thueban m'ont garanti que l'émir assurerait leur protection une fois débarqués à Bormeh.
L'argument — bien que sensé — me passe complètement au-dessus. Après nous avoir enlevés et forcés à collaborer, elle nous impose la séparation. Je rumine, à la recherche des mots pour contrer, pour infléchir la décision... Hasna m'en dissuade d'une pression appuyée sur le bras.
Nos regards se croisent, ils n'ont pas besoin de paroles pour se comprendre.
La demi-heure qui suit prend des allures d'enterrement. Nous nous promettons au moins quatre fois d'être prudents, de veiller les uns sur les autres et de nous retrouver quand tout ceci sera fini. « Quand tout ceci sera fini... » Comme si le plan de Zineb allait se dérouler sans accrocs alors qu'il prend déjà du plomb dans l'aile avec l'aide minimale de l'émir. Mais que reste-t-il si nous abandonnons l'espoir ?
Alors que les bras s'agitent sur le pont du Tayir Albahr et que les vagues alourdies éloignent les silhouettes d'Ashkan et Hasna, la voix impétueuse de Zineb assène :
— Allons-y.
Point de non-retour.
*
Le trajet en 4x4 me secoue l'estomac. Je soupçonne néanmoins qu'il ne s'agisse pas du mal des transports. Coincé entre Golshifteh et Idriss, je subis le silence anxieux qui règne dans l'habitacle. Les soldats de l'émir qui occupent la banquette avant serrent leurs cimeterres avec nervosité ; les sahir guettent les alentours.
Un paysage morne défile le long de la route caillouteuse. Je n'étais jamais descendu dans le Gyss. Je connais l'Aska à travers ce qui s'en dit dans les manuels de géographie. Les reportages montrent une région dynamique, aux côtes battant d'un pouls féroce sur le fouet de la mer d'Al-Gyss. Hussein m'en avait pourtant vanté les vallées plus vertes qu'à Ourane et les souks animés jour et nuit ; ce qui est sûrement le cas à Bormeh. Hasna me racontera.
Nous, nous allons vers l'ouest, vers les rives asséchées du Fayeh et les montagnes inhospitalières du Kur. La disparité me saute au visage, alors que les fermes tirent grise mine devant des champs où les cailloux poussent mieux que le blé.
La fin du monde a achevé ce territoire rural déjà malmené. Le voile rouge de l'haiwa engloutit les reliefs des villages évacués et les pâturages délaissés. À plusieurs reprises, le convoi doit contourner des troupeaux de chèvres errantes. Parfois, un cadavre git sur le bas-côté ; sauvagement éventré. Les mas ne s'attaquent pas qu'aux humains.
On les voit voleter en essaims inquiétants, nuées noires pointillant les nuages. Par chance, les monstres nous laissent en paix. À l'aria curieusement muet, je comprends que notre escorte la musèle pour nous camoufler.
Au moindre sort, ils se rueront sur nous.
Pour cette raison, Zineb a défendu l'usage de la magie à moins d'une urgence. Je me demande comment ils parviendront à tenir leurs mas-marionnettes derrière le voile sans sortilège.
Les voitures progressent sur un terrain de plus en plus accidenté. Même avant l'apocalypse, la route vers le Kur n'était vraisemblablement pas fréquentée. Pourtant, à l'issue d'une énième pente, des détonations de carabines retentissent. Le sursaut d'une humanité qui n'a pas encore rendu les armes.
Nous freinons. La terre empoussiérée est si blanche que le nuage met un moment avant de se dissiper et de laisser entrevoir un corps de ferme, plutôt imposant dans ces plateaux encaissés au milieu de nulle part. Les bâtiments souffrent cependant d'un manque d'entretien flagrant alors que les tasseaux penchent et que la maçonnerie s'effrite. Probablement le cadet des soucis de ces hommes qui s'époumonent à quelques pas de là, dans un dialecte local qui m'échappe.
Ils ont érigé des barricades de fortune avec ce qui leur tombait sous la main : un tracteur, une barre de coupe, des chutes de bois écharpées de clous et même du lisier. Mon nez se retrousse par réflexe, pas seulement à cause des odeurs épouvantables de l'épandage.
Devant nous, des champs à perte de vue, des récoltes perdues. Le blé est couché après la fuite paniquée des troupeaux des éleveurs locaux, mais aussi, sous la masse affligeante de cadavres de mas. Ces Gyssiens ne s'en laissent pas compter. Hommes, femmes — et même enfants — luttent contre l'envahisseur, armés de pétardeuses ou de frondes dérisoires.
Sans tarder, animés comme une seule entité, les sahir déploient leur magie. L'aria jaillit et étourdit mes sens dans sa soudaine explosion. Les harpies déchirent le voile et se précipitent sur leurs congénères dans les airs, tandis que les flammes ou les éclairs achèvent les créatures qui osent fouler la terre des hommes.
En trois minutes, c'est plié. Le calme est rétabli et les locaux s'agglutinent autour des visiteurs. Finalement, l'askasien n'est pas si obscur. Je comprends vite aux inflexions de voix inquiètes que les paysans de Kutha rechignent à abandonner leurs terres aux envahisseurs inhumains.
Zineb prend les devants : d'un ton calme et autoritaire, elle apaise les craintes. Sans doute que sa djellaba sombre de sahir et l'incontestable démonstration de force achèvent de convaincre les Kuthari.
Ils évacueront demain à l'aube, avec les soldats de l'émir. Plus par contrainte que par foi, ils nous cèdent leurs chevaux et des provisions, et l'un des leurs se dévoue pour nous servir de guide. Un vieil homme aux yeux cachés sur les plis d'une peau burinée. Souleymane ne témoigne aucun enthousiasme à la perspective de voir des étrangers fouler ses terres — quand bien même la majorité du groupe est originaire de la région, est étranger quiconque n'a pas grandi sur les flancs du Kur. Je le soupçonne de nous accompagner pour s'assurer que nous ne commettons pas de sacrilège plutôt que pour veiller à notre sécurité.
Les négociationscalmées, la nuit tombée, le relief tourmenté du Kur qui écharpe l'horizon nousoffre un sombre aperçu de la suite de notre périple.
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