Chapitre 5 : Mieux vaut ne pas savoir

Les marches jusqu'à la passerelle achèvent de me scier les mollets ; elles ne sont pas sans rappeler un certain « escalier de la mort » vers la Ziggurat. Là-haut, dans la salle des commandes, Zineb a installé son trône ; une chaise haute entre le radar et la radio. Je me demande si les instruments de navigation fonctionnent malgré les perturbations de l'haiwa. Probablement pas à leur optimum : le bateau n'avance pas aussi vite qu'il le pourrait et les projecteurs sont allumés comme une grappe de soleils dans la nuit. La bonne vieille méthode manuelle...

J'espère quand même que ce surplus de lumière ne va pas complètement masquer la voûte céleste.

— Parfait ! Nous n'attendions plus que vous, s'exclame Zineb.

Sa chaise ploie lorsqu'elle se tourne vers nous et attrape le canister que Golshifteh lui tend. J'ai beau savoir qu'il ne s'agit que d'énergie, qu'elle ne m'appartient pas — elle ne fait que s'accrocher et naviguer avec mon vaisseau de chair au gré des aléas — pourtant, j'éprouve une nausée fugace à voir Zineb desceller le tube pour engloutir « mon » aria.

Elle hume le contenu comme un amateur de cuisine s'imprégnerait du parfum d'une épice. Je ne dois pas être le seul à trouver le procédé dérangeant, car l'officier de quart tourne la tête et fait mine de se concentrer sur ses écrans de contrôle, vides de données.

Plutôt que de me laisser mettre le nez dans les rouages de la navigation, Zineb nous entraîne sur le pont adjacent. Perché au sommet du navire, dans les bras de la nuit, l'air cinglant nous fouette les joues. J'en aspire de larges gorgées, tandis que Hasna s'emmitoufle dans un châle et que Layla piétine le caillebotis avec nervosité ; Ashkan dans son dos s'évertuant à l'apaiser. Je ne m'attendais pas à les trouver ici. Quoique cela est logique, maintenant que Layla a accepté ce contrat avec le diable.

La tête en l'air, je cherche à présent les étoiles. En vain. Elles se cachent dans la lumière infâme des phares du Tayir Albahr. Ou dans les ondoiements sanguins des infiltrations de l'haiwa. Est-ce que Zineb pourra seulement invoquer la Constellation ici ? Alors que sa magie résonne avec les courants d'air, je songe que ce n'est pas une question de visibilité : cette puissance céleste attend qu'on la saisisse.

— Que voulez-vous voir ? commence Zineb, les mains croisées sur son giron dans une posture noble et stricte.

— Biwa. Montrez-nous le village de Biwa.

Hasna prend son tour la première et personne ne songe à s'interposer. Mon amie a toujours été si proche de ses parents, même de son père détestable. Je crains malheureusement d'avoir à la ramasser à la petite cuillère si les projections ne vont pas dans son sens.

Zineb tend les mains vers le ciel trop lumineux et il se fait moins blanc. L'aria l'assombrit au point que je crois discerner à nouveau les astres familiers. Des fils d'or les tissent entre eux ; maillage infini, qui s'essouffle à briller insolemment malgré la catastrophe. Une pensée rassurante quoique nihiliste s'insuffle en moi : même si le monde s'effondre, ces autres galaxies, au loin, demeureront.

La sahir se concentre, lèvres pincées, elle trie et tire ces fils comme une araignée consciencieuse emmaillote sa proie. Sa proie ferrée, le ciel noir se trouble et des images surgissent.

Biwa est dévasté.

Hasna plaque ses mains contre sa bouche pour étouffer un cri d'effroi. Les maisons de pêcheurs accrochées à la falaise se sont écroulées contre ses flancs, réduites à l'état d'éboulis misérables. Celle de Hasna n'est pas épargnée avec ses fenêtres cassées et un bazar d'étagères renversées à l'intérieur. Les placards ont été vidés à la hâte : ses parents se sont sauvés. De retour dehors, certains toits fument encore d'incendies à peine apaisés ; personne pour les éteindre. Les rues sont désertes. Zineb a beau naviguer, descendre les venelles vers le centre, toujours aucun signe de vie. Dans ma maison non plus, éventrée par une camionnette qui ne s'est pas arrêtée à la vitrine de la poissonnerie. Les cargaisons de pêche gisent d'ailleurs dans un chaos d'écailles et de nageoires flasques qui aurait prêté à rire ; si un corps ne gouttait pas en métronome de sang depuis le siège conducteur du véhicule.

Le premier d'une longue série.

En arrivant au port, c'est un charnier qui se dévoile. La vision m'anesthésie presque. Cela me semble trop. Trop aberrant, trop absurde, pour être réel. Hasna, elle, s'écroule en pleurs entre mes bras.

— Ne perds pas espoir, lui soufflé-je. Regarde, les bateaux de la compagnie de ton père ne sont plus à quai. Ils ont dû réussir à fuir. Ils ont forcément fui.

Dans un soubresaut de fureur, elle se tend et darde Zineb derrière ses lunettes embuées.

— Montrez-moi mes parents, alors ! Prouvez-nous qu'ils sont en vie !

Zineb n'a rien à prouver. Elle le sait, mais dans un élan de compassion pour la jeune fille, elle soupire :

— Je ne peux aller au-delà, la vision s'interfère avec la distance. Vos parents ont très bien pu passer la frontière et rejoindre la Fuligie.

Cela ressemble à un mensonge. Un mensonge bien convenable pour justifier qu'elle ne les trouve pas, et ce n'est pas plus mal ainsi. Hasna n'a pas l'air prête à accepter la vérité.

J'aurais aimé demander pour mes parents, ma sœur à Abrestan, mais je n'ose plus. Comment réagirait Hasna si elle découvrait que ma famille a survécu et pas la sienne ? Ou peut-être ai-je peur que Zineb me livre la même réponse.

Je songe aussi que la Constellation restera désespérément muette pour celui dont l'absence me ronge le plus. Si je ne peux pas savoir pour Farouk, à quoi bon savoir pour les autres ?

Ashkan transmet ses demandes pour lui et Layla. Je propose à Hasna de retourner à nos cabines, elle s'empresse d'accepter.

Nous passons les deux heures suivantes allongés sur la couchette dans la semi-pénombre, à ressasser les souvenirs d'une vie insouciante et ensoleillée. Ils s'étiolent au fil des mots, fanent entre nos lèvres et meurent dans les silences qui entrecoupent les anecdotes.

Cette vie-là est finie.

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