Chapitre 5-2 : Sortir de là

De nuit, l'Assyr n'évoque rien ; rien d'autre que cette route peuplée des halos de lampadaires et des ombres des arbres. L'angoisse s'éloigne avec la prison et quand elle n'est plus là pour me tenir éveillé, la fatigue reprend ses droits. Mes paupières sont lourdes...

— Je te croyais mort, Nafi, lâche-t-il d'une voix brisée.

Son aplomb devant le directeur ? Du chiqué. Face à moi, Farouk redevient un être sensible, chamboulé par ces semaines sans nouvelles.

— Quand le portail nous a séparés à Ourane, j'ai cru devenir fou. Ma magie ne te trouvait pas, j'étais prêt à retourner la ville sens dessus dessous... Lamia m'a convaincu qu'il fallait que je pense aux vivants. Des milliers de réfugiés attendaient qu'on les protège, alors j'ai rempli mon devoir, on les a amenés en Assyr. Mais il ne s'est pas passé une nuit sans que je consulte la Constellation. En vain. Il n'y avait pas la moindre trace de toi, de Hasna, ni d'aucun de tes amis... J'étais... — une respiration laborieuse — au fond du gouffre.

Les mains crispées sur le volant, Farouk lutte contre l'envie de délaisser la route au profit d'œillades sur moi. Craint-il que je me volatilise comme les poussières d'un rêve ?

Même dans la pénombre de la nuit, je devine son visage tiré, épuisé, « au fond du gouffre ». Il n'a pas plus entretenu sa barbe que moi et son chignon se montre trop laxiste sur sa chevelure sauvageonne.

— Comment... Enfin... Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ?

Il peine à prononcer ses mots ; craint les mauvaises nouvelles qu'ils peuvent colporter.

Sous mes paupières vaincues, un cortège de souvenirs rejaillit, pour le meilleur comme pour le pire. Nos rires complices avec Layla ; la tendresse et les remords de Hussein pour sa sœur ; les repas au coin du feu et la solidarité du groupe ; nos heurts et les mas chargeant sans pitié. Les baisers suaves de Hussein, la dague transperçant son cœur... Tout se confond. Tout se dissout dans la mélasse de ma mémoire. Est-ce que tout cela est vraiment arrivé ?

Une main caresse mes cheveux et me fait sursauter. Me ramène au présent.

— Ce n'est pas grave. Tu dois être épuisé. Dors. On parlera demain.

Ce simple ordre m'ensorcelle et je sombre sans en avoir conscience.

Dans des songes peuplés de rouge. Le rouge du ciel, le rouge du sang, des flammes, des cris, de l'horreur. Quelque part Golshifteh pleure. Ses sanglots résonnent dans un long couloir. Plus je m'approche, plus sa silhouette recroquevillée se ratatine, jusqu'à disparaître. Les larmes se métamorphosent, entrecoupées de rires saccadés. Les rires grandissent et enflent comme une plaie infectée, deviennent un son sournois et abominable. Je me bouche les oreilles et je hurle.

— Chut, tout va bien, c'était juste un cauchemar.

Il fait toujours nuit, je suis toujours dans la voiture et Farouk me secoue l'épaule pour m'arracher aux griffes des mauvais rêves. Un cauchemar ; encore ; comme à chaque fois que je fermerai les yeux désormais.

— J'ai dormi longtemps ?

— Environ deux heures.

— Et on est encore loin ?

— Kemeth est à trois heures de route de Narbina.

— J'étais à Narbina ?

Une ville connue pour être une étape importante des caravanes transitant par le Fayeh. Vigie sur l'impitoyable désert, joyau de la région des sables rouges, je n'en ai vu que le plus laid. Kemeth, en revanche, est un port à l'est, qui vit du commerce par les voies maritimes du détroit d'Al-Gyss.

— Tu ne savais même pas où tu étais ?

Je secoue lentement la tête.

Farouk égare un œil peiné vers moi. Je me tourne vers la vitre. Nous sommes désormais dans une ville aux bâtiments modernes et illuminés, mais qui ne m'évoquent rien de familier.

— Je suis désolé de ne pas être arrivé plus tôt... lâche-t-il dans un soupir douloureux.

— Je pensais que tu n'arriverais pas du tout, alors c'est déjà incroyable que tu sois là.

— Les flics ont envoyé un fax au service où je bosse pour dire qu'ils t'avaient retrouvé. Ils ont mis tout l'après-midi avant de se décider à me le transférer. J'étais prêt à me téléporter sur place, mais Lamia m'en a empêché, arguant que cela vous apporterait plus d'ennuis qu'autre chose, à toi comme à Isham.

Un léger sourire fleurit sur mes lèvres. Je suis soulagé d'apprendre que Lamia — et probablement Jarir aussi — ont survécu. Soulagé, et jaloux. Ils ont pu rester ensemble, ils ont pu s'en sortir, ils n'ont pas eu à crapahuter jusque dans des montagnes maléfiques pour s'y faire décimer.

Un autre nom attire mon attention.

— Isham... ça me dit quelque chose.

— Je ne t'en ai parlé qu'une fois. C'est l'aria-sil avec qui j'ai eu une résonance il y a huit ans.

Il est fou de constater comme quelques mots suffisent à vous glacer. Je me souviens de cette histoire terrible qui a mené la femme de Farouk au suicide, de la séparation déchirante que cela a dû être quand les autorités sans âme de ce pays ont tranché leur lien.

— Avec l'arrivée imminente de l'haiwa, le roi a déclaré l'état d'urgence. Un sahir n'a plus le droit de disposer de plus d'un aria-sil. Ceux qui n'en avaient pas étaient invités à venir se servir dans leurs centres. C'est comme ça que j'ai pu retrouver Isham : son ancien maître a été contraint de dissoudre son harem, il s'est débarrassé de lui et je l'ai tiré d'une prison semblable.

Je resserre les pans du manteau de Farouk. Même si la température n'a pas chuté, un froid nouveau me fait frissonner. J'avais espéré que l'Assyr soit en réalité moins sordide que tout ce qu'on a pu m'en dire. Ce pays s'avère pire.

— C'est une chance qu'il soit tombé sur toi. Tu dois être heureux de l'avoir retrouvé, après toutes ces années...

Je suis sincère. Je ne souhaiterais pas à mon meilleur ennemi de séjourner dans un de ces « centres » pour aria-sil. Pourtant, je ne peux empêcher quelques accents dissonants de troubler ma voix.

— Après toutes ces années, comme tu dis. De l'eau a coulé sous les ponts. Je suis très heureux de l'avoir retrouvé, de le savoir enfin en sécurité, mais les choses ont changé.

— Comment ça ?

Farouk hésite, je vois sa lèvre se pincer sous sa barbe.

— Il n'y a plus de résonance entre nous. Ça a juste... disparu.

— Quoi ?

— Je ne savais non plus que c'était possible. Je croyais que lorsque deux êtres entraient en résonance, c'était pour la vie. Malgré tout, cela ne nous a pas empêcher de... enfin...

— C'est-à-dire ?

— Je... Je pensais que tu étais mort, Nafi.

Le sous-entendu me frappe.

— Vous êtes ensemble.

— C'est compliqué, se défend-il. J'en sais rien, en fait. Il faut que je parle de tout ça avec lui.

Je ferme les yeux pour y dissimuler cette rancœur mal placée. Après tout, moi aussi je le croyais mort. Moi aussi, j'ai fauté. Si tromper ce qui n'a jamais vraiment été une relation claire s'apparente à une faute.

— Et avec moi ? Est-ce qu'elle existe encore cette résonance ?

Arrêté à un feu rouge, Farouk en profite pour se tourner vers moi, avec son air chargé de nuages troubles et confus. Je le sens poser une main sur ma mâchoire, son pouce glisse sur ma lèvre et soulève un cortège d'intenses vibrations. L'aria s'affole, elle s'était terrée pour échapper aux tortionnaires de la prison, et se réveille à présent en force comme les phénoménaux torrents du printemps.

— Tu en doutes ?

Sa voix est un filet de contrastes, instillant promesses merveilleuses et peurs primales, un gouffre dans lequel je plongerais si la raison ne me retenait pas de faire le saut de l'ange. Non, je n'en doute pas. Bien sûr que ce lien est toujours là, mèche de bougie qui n'attend qu'une flammèche pour s'embraser. La résonance irrigue encore ses notes de musique en moi, et je ne sais si je dois m'en sentir accablé ou soulagé.

La pulpe de son pouce se frotte à ma bouche. Il ne me faudrait qu'un petit ordre de mon cortex pour l'entrouvrir, happer cet appel au vice et le laisser emporter toute mon aria dans un tourbillon aussi délicieux que fulgurant.

Une voiture klaxonne derrière.

— C'est vert, lui dis-je.

La main de Farouk se repose sagement sur le volant et il redémarre. Est-ce que je déplore cette interruption ? C'est surtout mon laisser-aller qui m'effare. Le monde est en train de sombrer. Une secte dégénérée sème le chaos. Quelque part, des mas déciment un village et engloutissent des vies. Et Hussein est...

Une petite voix en moi me souffle que je n'ai pas le droit de m'octroyer ce plaisir désormais. Mais le blocage adopte un autre visage ; celui d'un garde un peu trop zélé, d'un sahir un peu trop pressé. Je frissonne et noue le manteau jusqu'à mon cou.

— Farouk...

Je dois lui dire tout ce qu'il s'est passé.

— On est arrivés.

La voiture passe un portail et navigue sur une voie pavée et cernée de jungle. Plutôt un jardin artificiel — probablement entretenu par la magie — qui grandit entre les palmiers et les énormes paulownias. Les éclairages plantés à même le terreau donnent des allures d'épopée sauvage à notre cheminement. Entre les îlots de verdure, se découpent des riads au crépi rêche et aux toits coiffées d'auvents. Pour la première fois depuis mon passage accidentel de la frontière, je me surprends à apprécier les trésors de l'Assyr.

La voiture se gare, une silhouette familière apparaît dans l'éclairage des phares.

J'ai à peine le temps de chanceler hors du véhicule que Lamia se jette dans mes bras.

— Nafi ! J'arrive pas à y croire ! T'es vraiment là ! Comment t'as fait pour venir jusqu'ici ? Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ?

Farouk l'écarte d'une traction sur l'épaule avant que ses questions m'inondent.

— Doucement. Laisse-le respirer.

— Oui, oui, bien sûr, pardon, c'est juste tellement... incroyable.

Nous avançons vers l'entrée, une porte massive devant laquelle Jarir s'adosse, bras croisés. Le sahir peu amène arrache quand même un sourire complice à ses lèvres crispées, et — comble du surréalisme — m'accorde même une accolade.

— Je suis soulagé que tu aies survécu, me glisse-t-il. Je n'en pouvais plus de voir Farouk se morfondre et culpabiliser à la moindre occasion.

J'essaye de couler un regard à l'intéressé, mais il s'élance déjà à l'intérieur sur les talons de Lamia. C'est une demeure étonnamment belle pour des réfugiés. L'entrée donne sur un patio typique des maisons riches de la médina d'Ourane. Un escalier carrelé de zellige s'enfuit vers l'étage et le sol se pare d'un tapis mashhad dont le moelleux caresse mes pieds — nus sous l'illusion de chaussures de Farouk.

— Bienvenue dans les quartiers des Symphonies, m'informe Lamia. C'est un refuge dédié aux sahir qui travaillent pour la Ziggurat assyrienne. Mais que dirais-tu de prendre un thé sur la terrasse et de nous raconter ce qui s'est passé de ton côté ?

Je pèse le pour et le contre. Avec les heures de sommeil glanées dans la voiture, je me sens d'une forme suffisante. De toute façon, je crains les nouveaux cauchemars qui viendront me hanter si je me retrouve seul dans une pièce close. La terrasse m'apparaît comme une meilleure alternative.

Je m'apprêtais à acquiescer quand une silhouette se détache des ombres.

Je ne m'étais pas figuré d'image d'Isham — car je sens que c'est lui sans qu'on me le présente, sa nature d'aria-sil le trahit — l'homme qui nous fait face me surprend quand même. Peut-être m'attendais-je à quelqu'un de mon âge, de mon gabarit.

Avec les rides précoces qui s'invitent au coin de ses yeux charbonneux, je l'estime plus vieux que Farouk. Puis je songe que des années de maltraitances ne laissent pas indemne. Il a la peau sombre qui rappelle les rares voyageurs de Fuligie plutôt qu'un natif de la Péninsule, et des favoris qui glissent jusqu'à la naissance de sa mâchoire. Je m'étonne de ce corps robuste — pour un ancien esclave — et qui tient pourtant sur des béquilles. Ses bras ont l'air aussi épais que ses jambes. Ces dernières n'ont pas l'habitude de porter son poids ; cela se voit à sa façon d'avancer, ou plutôt de traîner ses pieds.

— Il se passe quoi ici ? Et c'est qui lui ?

Sa voix revêt une tessiture grave, néanmoins calme. Elle prend tout de même les accents d'une animosité pareille à celle de Jarir. Un frisson subtil me traverse. Farouk lui jette un regard impénétrable, puis le dévie sur moi comme s'il attendait un quelconque assentiment de ma part. Un assentiment pour quoi ?

— Lamia, je te laisse lui donner à manger. Je vais discuter avec Isham.

L'intéressé fronce les sourcils alors que Farouk le pousse dans le dos avec délicatesse. Au jeu de l'incompréhension, nous sommes deux.


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