Chapitre 5-1 : Sortir de là

Farouk ne me lâche plus la main. Et réciproquement. Il est devenu mon amarre indispensable pour m'éviter de couler. Alors, je m'accroche fermement à lui, même si les menottes m'obligent à me contorsionner.

Bien sûr, Farouk a usé de sa magie sur le moment. L'espace de cinq secondes, mes poignets malmenés ont de nouveau senti la fraîcheur de la liberté.

Puis les gardiens sont arrivés, le ton est monté et je n'aurais su dire qui de Farouk ou du sale type qui m'a mis entre les mains de l'agresseur a crié le plus fort. Je n'ai pas cherché à suivre la joute verbale en assyrien ; ma tête alourdie chutait d'elle-même contre son dos.

La réalité s'est rappelée à moi quand les menottes et la poigne impitoyable des matons ont resurgi. J'ai eu si peur qu'ils me ramènent en cellule et qu'ils m'arrachent à Farouk. J'ai dû m'agripper à lui comme si ma vie en dépendait — ce qui n'était pas loin d'être le cas. Il a fini par décrocheter lui-même mes doigts et me répétant que tout irait bien.

Je l'ai cru. Les gardes nous ont escortés jusqu'à un bureau à l'étage et nous voilà, chacun sur une chaise, face à un homme dont la mine agacée n'a rien à envier à celle de Jarir. Il attaque la conversation par des remontrances si sèches que j'en tremble sans en saisir le sens.

— Monsieur le directeur, pourrait-on parler en gyssien afin qu'il puisse comprendre ?

Quand Farouk pose une question, cela a rarement le ton d'une question, plutôt celui d'un ordre. Or, l'homme semble peu enclin à courber l'échine devant un fauteur de troubles, dans sa propre prison.

— Yel temēth kleb ab-syssar ishnā.

Je reconnais un mot sur deux. Notamment « chien ou esclave », similaire au gyssien. Encore un qui voue aux aria-sil autant de déférence qu'à un paillasson. Maintenant que Farouk est là pour juguler la peur, c'est la colère que je sens bouillir en moi.

— C'est un être humain, je vous saurais gré de le considérer comme tel. À moins que vous teniez à ce que je parle de ce que j'ai vu tout à l'heure au préfet d'Abyssinie, histoire que quelques inspecteurs viennent vous rendre visite.

Farouk joue gros. Je n'ai pas la moindre idée de la part de vérité ou de bluff dans ce qu'il dit. Son visage reste de marbre, un vrai joueur de poker. En revanche, un froncement subtil de sourcils agite le directeur, et ses sbires, en arrière-plan, se tendent. Il ne faudrait pas grand-chose pour que cela dégénère.

— Voyez-vous ça... Un expatrié, tout juste de retour, qui se mêle de ce qu'il ne connait pas. Vous vous croyez encore à Ourane, c'est ça ?

— Non, je sais très bien où je suis. Même en Assyr, il y a des lois et des droits pour les aria-sil.

— Cela tombe bien que vous évoquiez la loi. Vous avez certainement entendu parler des nouvelles mesures liées à l'état d'urgence, et notamment celle qui stipule qu'un sahir ne peut pas posséder plus d'un aria-sil.

— Je suis au courant.

Le directeur fait mine de consulter le dossier sur son bureau, puis s'engonce dans son fauteuil, un sourire vipérin plaqué sur sa face.

— C'est fort dommage. Je vois que vous avez déjà demandé un acte de propriété pour un aria-sil il y a dix jours. Il me sera donc impossible de vous laisser repartir avec... — il cherche un mot convenable — votre ami.

Un coup de massue s'abat en plein dans mon ventre. Il y a trop de choses à digérer dans ce qu'il vient de dire : il ne va pas me laisser sortir, Farouk va devoir m'abandonner et il s'est déjà lié avec quelqu'un d'autre.

La main n'est plus efficace ; je coule. Farouk me presse les doigts avec une telle fermeté que les tremblements se calment. Respire, la partie n'est pas terminée.

— C'est un faux problème. Juste un changement de nom à effectuer. Ce sera réglé demain. Laissez-nous partir ce soir.

— Et pourquoi je vous faciliterais la tâche ?

— Parce que vous n'avez aucun intérêt à le garder une nuit de plus. Et parce que vous n'avez pas envie de me revoir débouler ici le lendemain. Avec de la compagnie.

Le directeur tapote un moment ses ongles contre le bois. Sa moue saluant le plancher n'augure rien de bon. Pourtant, il finit par éclater d'un rire des plus sordides.

— Je reconnais que vous ne manquez pas d'aplomb...

Il sort un nouveau feuillet, griffonne quelques traits de stylo et le tamponne.

— Je vous laisse partir. On oublie votre petit esclandre de tout à l'heure et de votre côté, vous allez oublier ce que vous avez vu, d'accord ?

Farouk coule un regard vers moi, comme s'il attendait que je lui donne mon accord. Je m'empresse de hocher la tête. Sur le moment, l'égoïsme parle de lui-même. Je n'ai pas le loisir de me soucier du sort de ceux qui restent, ni de la personne que Farouk compte laisser sur la touche à cause de leurs lois rigides. Je dois sortir de là.

Mais alors que le directeur glisse le document signé vers le sahir, ses doigts refusent de le lâcher.

— Vous avez vingt-quatre heures pour ramener l'autre aria-sil ici, car vous n'avez pas envie de nous revoir débouler le lendemain chez vous, n'est-ce pas ? nous nargue-t-il avec ses menaces en miroir.

— Le ramener ou l'enregistrer auprès d'un autre sahir. Et j'habite à Kemeth, alors nous irons au centre local.

Une grimace peu amène froisse ses moustaches.

— Tant que vous respectez la loi... conclut-il sur un ton d'avertissement.

Sans attendre la moindre formule de politesse, Farouk se lève, le précieux sésame en sa possession. J'hésite une seconde à lui embrayer le pas, mais puisque mes mains enlacent toujours la sienne, le choix s'opère tout seul. D'un sortilège, il me libère — encore — de ces maudites entraves de fer, et les déleste sur le bureau dans un claquement inconvenant.

Le directeur lui jette un dernier regard noir.

— Vingt-quatre heures. Pas une minute de plus. Je veillerai à ce que mes collègues de Kemeth me tiennent personnellement informé.

Puis il nous chasse comme deux mouches agaçantes avant de faire mine de replonger dans sa paperasse. On m'envoie rapidement me délester de mon uniforme de bagnard. Je ne récupère pas les haillons avec lesquels j'ai traversé le désert ; il n'y avait rien à sauver dedans. Farouk m'habille donc avec une illusion. Les vêtements ne tiennent ni au chaud ni au frais, mais je n'ai au moins pas à exposer ma nudité devant ces matons dont la lubricité n'est plus à prouver.

Je retiens une respiration tassée dans ma poitrine tout le temps que les gardes nous escortent jusqu'à la sortie. Quand la brise nocturne s'écrase enfin sur mes joues, j'expire ce vilain poids et hume cet air absous des remugles de l'incarcération. Libre ! Je suis vraiment libre ? Cela paraît presque soudain, presque irréel.

Je n'ose pas relâcher ma vigilance, pas tout à fait. Il est possible que je n'arrive plus jamais à me débarrasser de ce stress.

Même une fois dans la voiture de Farouk, des spasmes me traversent encore, comme si ma peau ne savait pas si elle avait trop froid ou trop chaud. Le sorcier extirpe un manteau de la banquette arrière — un vrai, cette fois — et l'enfile sur mes épaules.

— Hey... ça va ? s'enquiert-il avec une sollicitude qui m'inquiète plus qu'elle ne me rassure.

— Démarre. Ça ira mieux quand on sera loin d'ici.

Ma voix est si éraillée qu'on dirait qu'elle émerge d'un tombeau millénaire prisonnier dans la roche du Kur. Farouk ne se fait pas prier : la voiture passe la grille sans difficulté après un coup d'œil au papier du directeur, puis gagne la route.


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