Chapitre 4 : Soleil mort
Quand on me détache enfin, je suis incapable de me lever. Cela m'évoque une prouesse lointaine et irréalisable. Je n'ai pas la moindre notion du temps écoulé, de l'heure qu'il peut bien être. Il n'existe plus rien au-delà de la fatigue épouvantable. Mon esprit flotte dans un nuage confus alors qu'une poigne invisible me tire, me lève et m'entraîne ailleurs.
La lumière m'agresse quand on m'ôte la cagoule. La précieuse béquille qui me tenait jusque-là m'abandonne. Un mur salvateur me réceptionne. Un temps infini s'écoule avant que je reprenne conscience de mes muscles, de l'environnement. Une masse me bouscule et je réalise enfin que je me trouve dans une file d'attente.
Une file d'attente ?
Autour de moi, des zombies. Affublés des mêmes haillons grisâtres que moi, ils avancent pour se saisir un plateau. De la nourriture.
C'est la cantine la plus silencieuse, et par extension, la plus sinistre, qu'il m'a été donné de voir. Je me rappelle celle de Sidih-Ur, bourdonnante des bavardages des étudiants, ensoleillée lorsque les rayons de l'après-midi cognaient les immenses baies vitrées. Avec ses plantes grimpantes qui enlaçaient les piliers et ses longues frises de glyphes, c'était un havre de paix.
Ici, je ne ressens que tristesse et dénuement. Une salle aveugle, haute de plafond. Impossible de voir à travers les fenêtres perchées, tout juste diffusent-elles une lumière intemporelle. Dans la cuve de béton, les tables et les bancs s'alignent dans un salut militaire.
Une main sans visage s'extrait d'un passe-plat pour jeter une assiette de bouillie informe sur mon plateau. Comme un robot, je me contente de suivre le mouvement et de me poser à une table.
La bouillie exhale un fumet tiédasse, un truc sans odeur ni saveur. Je meurs de faim. Mon dernier repas remonte à cette barre énergétique grignotée à l'arrière d'un camion. C'était il y a combien de temps ?
Je meurs de faim, pourtant ma main n'arrive pas à saisir ma cuillère. Même quand elle s'arrête, la torture ne s'efface pas complètement. Elle laisse son empreinte sur mes muscles affaiblis et endoloris.
Je ne suis pas le seul dans cet état de catatonie. Nombre sont ceux qui luttent pour tenir simplement assis ou dévisagent leur bol avec un regard absent. Certains dévorent voracement, ceux qui sont là depuis plus longtemps. Ou qui n'ont pas encore été brisés.
Il doit bien y avoir une soixantaine d'hommes, tous âges confondus. Aucune femme. Sans doute les parque-t-on ailleurs. Mes souvenirs se ravivent un temps, pour songer à Layla, si elle aurait... Le chemin d'idées s'efface aussitôt ; je ne sais plus pourquoi je pensais à Layla.
À deux mains, je m'en sors pour béqueter laborieusement. À défaut d'être appétissante, la pitance tapisse mon estomac et m'accordera peut-être un jour de sursis dans ce cloaque.
Personne n'essaye de me parler, ce qui n'est pas plus mal, car le bloc de plâtre dans ma gorge ne m'aurait pas laissé articuler un mot.
Une fois les plateaux vides, les gardes nous hèlent quelque chose et les prisonniers se lèvent en automates désaccordés et usés. Je suis le mouvement en remarquant que les matons tiennent leur matraque serrée et prête à l'usage.
Je me sens dissocié alors que mon corps avance tout seul à travers des couloirs grillagés, je suis là sans être là, et ne reprends qu'une vague conscience lorsque la silhouette que je suivais bifurque. Je me retrouve hagard, au milieu d'une succession de cellules. Où suis-je censé aller ?
Un garde s'approche et me saisit par la chemise. Dans un réflexe de défense aussi primitif qu'inefficace, mes muscles se paralysent. Comme si jouer les morts allait le retenir de me frapper. Par chance, il se contente de lire le numéro cousu sur le vêtement et que je n'avais même pas remarqué. Après un reniflement que je ne cherche pas à interpréter, il me pousse dans l'une des geôles et referme la grille dans un grincement à réveiller les morts.
La cellule est rudimentaire. Un lit superposé aux montants métalliques fatigués, un évier, un toilette. Aucune intimité. Une étagère rouillée, vide. Qu'aurait-on eu besoin de ranger ici ? Les deux lits sont déjà occupés, silhouettes habillées de pénombre et tournées vers le mur. Elles ne semblent pas enclines à m'offrir le thé pour me souhaiter la bienvenue, alors je ne cherche pas non plus à initier la discussion. De toute façon, la fatigue me tombe sur les épaules.
Je tire le matelas — si tant est qu'on puisse appeler ainsi la fine natte gonflée par l'humidité — qui dépasse de sous le lit. Pas de draps et il en exhale une odeur charmante. Heureusement qu'après une semaine de camping sauvage en pleine montagne, je ne suis plus regardant sur le confort.
Quoique ces dernières nuits avec Hussein étaient divines.
Je secoue la tête et m'effondre comme une masse, comme si le marionnettiste sadique qui se jouait de ma carcasse venait enfin de couper les fils. Une voix me tire des limbes doucereux :
— Il y a des draps, si tu veux. On les a mis de côté pour les protéger des souris.
Je rouvre un œil lourd vers mon voisin de cellule, un garçon de mon âge, aux traits plutôt banals et défigurés par un large coquard.
Si les rongeurs ont salopé le matelas, il serait sans doute plus hygiénique de sombrer sur une literie propre. Je m'arrache la gorge pour articuler un : « Où ça ? » Puis le garçon se tourne vers son voisin du dessus, celui que je n'ai pas du tout vu, perché là-haut. Il déblatère des mots assyriens à toute vitesse ; son codétenu grogne, puis attrape un paquet de linge sur l'étagère, qui finit par arriver entre mes bras.
— Merci. Tu parles vachement bien les deux langues... Tu viens d'où ? demandé-je à ce nouveau camarade, finalement pas si inhospitalier.
— D'Ourane. Mais mes parents sont assyriens. Ils ont quitté le royaume peu après ma naissance. Dès qu'ils ont compris que j'étais un aria-sil. Ils voulaient m'éviter de finir dans ce genre d'endroit. Plutôt ironique...
Il dit cela avec un tel détachement... Je devine que ce n'est pas sa première nuit ici.
— Et comment tu t'es retrouvé là, du coup ?
Il hausse un sourcil et me dévisage comme si j'avais posé la question la plus stupide du siècle.
— T'es pas au courant de ce qui s'est passé à Ourane ? T'es pas ouranien ?
— Si, si, j'étais là-bas, c'est juste que... C'est un épisode confus pour moi. Je ne sais pas trop ce qu'il s'est passé après l'attaque.
Il observe un moment de silence avant de lâcher un soupir.
— Il s'est passé que tous ceux qui ont survécu ont fui. Au début, mes parents voulaient partir par la mer, mais les côtes ont très vite été décimées. On avait le choix entre le sud ou le nord. Le Gyss ou l'Assyr. Vu l'origine de mes parents, on craignait de ne pas être super bien accueillis dans le Gyss, et c'est vrai que l'Assyr s'est montré plutôt généreux avec les réfugiés. Ils ont monté des camps, fourni tentes, nourriture, soins... Sauf qu'au bout de deux jours, l'armée est venue rafler tous les aria-sil et les sahir. Enfin, surtout les aria-sil. Voilà pourquoi cette prison est surchargée et qu'ils ont été obligés de foutre des matelas par terre. Mais bon, la plupart restent pas longtemps.
— Comment ça ?
Pas de réponse. Le type dont je ne connais même pas le nom se retourne contre le mur.
— Essaye de dormir. Les heures de sommeil sont rares ici, alors grappilles-en autant que tu peux.
Je n'aime pas ses paroles qui sonnent comme une prophétie funeste, néanmoins, je ne me sens pas d'insister. Mes paupières tombent toutes seules et sur leur écran noir, des images de massacres et débandades — vécus ou imaginés — défilent. Je vois Ourane à feu et à sang. Je vois Farouk lutter à contre-courant des flots incessants de citoyens terrifiés ; hurler quelque chose. Puis sa silhouette s'effiloche comme la fumée d'une bougie soufflée. Un dieu sans yeux apparaît, son faciès maléfique grandit et conquiert tout l'espace. Il s'égosille d'un rire aussi fracassant que le tonnerre et mugit des ouragans. Un sourire malicieux tranche son visage gangrené par les horreurs de l'haiwa. Le sourire de Hussein.
Le grincement abominable de la grille m'arrache à mes cauchemars dans un sursaut. Je n'ai même pas l'impression d'avoir dormi quand une poigne de fer me tire de mon nid douillet. Les menottes retrouvent leur place sur mes poignets. À nouveau, je les laisse me téléguider en bon pantin encore somnolent.
Jusqu'à ce qu'on me lâche dans une nouvelle pièce. Je me réveille instantanément. L'endroit n'a rien à voir avec le reste de la prison, il est chaleureux avec ses murs peints, ses sofas en tissus veloutés et ses lampes ciselées où sommeille une lueur orange. Devant moi s'étale un petit parterre, une dizaine de personnes : hommes, femmes, âgés ou à peine adultes. Le seul point commun que je leur trouve : leurs vêtements de bonne facture, soignés et distingués. Ainsi que cette connivence familière avec les énergies que j'ai appris à deviner.
Ce sont tous des sahir.
Sauf le gardien de prison resté en retrait et qui détaille le contenu d'un papier comme s'il s'agissait d'une liste de course. J'entends mon nom au milieu du monologue, et me glace en réalisant qu'on essaye de me fourguer entre les mains d'un de ces inconnus.
Peut-être que c'était cela que voulait signifier mon codétenu, en parlant d'un séjour bref. Entre collaborer avec un sahir et rester dans cet enfer, le choix est vite fait. Pourtant, mon cœur se serre de désespoir.
Ils n'ont pas trouvé Farouk. Il est vraiment mort. Ont-ils seulement essayé de le chercher ?
Le gardien pose une question que je ne comprends pas et plusieurs mains se lèvent. Quasiment toutes, en fait. Si on doit m'apparier avec un sahir, il est évident que le choix ne me reviendra pas.
Une pression se fait sentir dans mon dos et un garde me pousse dans une pièce adjacente. Elle est meublée chichement : une table, deux fauteuils et un seddari dans l'angle. J'ai l'impression de retrouver les alcôves de l'Esagil, en version plus froide et malsaine.
— C'est mon jour de chance, on dirait.
Je sursaute en découvrant qu'un des sahir est entré derrière moi. Pas de garde à l'horizon. Un cliquetis singulier m'indique qu'on a verrouillé la porte dans son dos. Un mauvais pressentiment m'agite. Ils ne m'ont pas retiré mes menottes. Dois-je craindre davantage d'un sahir que des matons ?
Je frissonne alors que l'épisode de la douche me rappelle son empreinte poisseuse.
Au moins, ce type-là n'a pas de matraque. Il a l'air presque avenant dans son costume aux fines broderies et avec sa barbe sculptée. De plus, il fait l'effort de parler ma langue, ce qui est un progrès.
— J'ai dû sortir un petit billet pour passer en premier, mais je ne regrette pas, ça aurait été dommage de rater une perle rare. Les beaux garçons sont déjà tous pris, on ne les voit jamais ici, poursuit-il sans se soucier que je réponde. Ce n'est pas tout, mais on a que dix minutes, alors mets-toi sur le divan.
Je cligne des yeux, pas certain de saisir où il veut en venir. Alors que je n'obtempère pas immédiat, son visage s'assombrit. Ses traits compassés semblent n'avoir été qu'un leurre très éphémère maintenant que l'orage guette dans ses yeux.
— Tu comprends ce que je dis au moins ? Toi, canapé. Là-bas.
Un silence passe ; je ne réagis toujours pas.
— Oh, tant pis pour toi si tu m'y obliges...
Je sens une force me broyer les os, elle s'empare de mon corps et le traverse de douleur, alors que je me dirige dans le fond de la pièce contre mon gré. J'aurais aimé résister, mais l'aria — qu'on m'a siphonné pendant des heures — vivote trop faiblement. Je n'ai pas la moindre emprise dessus. Je suis si sidéré que je n'arrive même pas à crier lorsqu'il presse mon ventre contre un traversin. D'une main, il me plaque le dos, de l'autre, il baisse mon pantalon, puis laisse traîner ses doigts calleux dans ce qui se veut une caresse sur mon fessier.
— Quel joli cul... Montre-moi que tu peux être docile et peut-être que je te pardonnerai ta réticence.
Le feu me monte aux joues. Pas le feu de l'excitation, celui de la peur. Je me réveille enfin. Hors de question que je le laisse faire comme ce garde.
— Lâche-moi, sale porc ! Me touche pas !
Je me débats comme un diable, mais il raffermit sa prise. Avec la magie dont use ce fourbe, j'ai l'impression de lutter contre un mur. Je ne peux pas baisser les armes, je ne peux pas. Et lui s'esclaffe.
— Vous êtes pareils, vous, les Ouraniens ! De vraies petites princesses qui s'imaginent qu'on va les supplier pour de l'aria. Sauf que je n'ai qu'à me servir, en faisant ça :
Sa paume s'enroule sur ma nuque et la serre d'une poigne beaucoup trop fort. Impossible de me soustraire à ce contact, ni d'empêcher l'aria de fuir entre ses doigts. Des larmes de rage filtrent sous mes yeux. Jamais je ne m'étais senti si impuissant.
Son office maléfique effectué, il ne me laisse respirer que pour mieux préparer sa prochaine attaque.
— Ou ça :
Dans un geste sec et insensé, il écarte mes fesses et crache entre les lobes. Je lâche un cri furieux. Qui se transforme en supplique quand un gland dur tente de percer l'entrée.
La porte valse.
Mon agresseur se rétracte.
— Hey ! C'est mon tour ! Attends le tien.
Le nouvel arrivant n'a pas l'air décidé à attendre. Une violente bourrasque magique arrache mon assaillant à sa prise et l'envoie contre le mur dans un craquement satisfaisant.
Aussitôt libéré, je me hâte de remonter mon pantalon, mécanisme de protection aussi futile que nécessaire. Mon cœur menace d'exploser, comme les sanglots qui gonflent ma poitrine. Je tremble, en état de choc, tant et si bien que je peine à lever les yeux vers l'opportun.
Je me fige et articule bêtement :
— C'est vraiment toi ?
— Nafi...
Finalement, c'est lui qui s'agenouille et m'enlace dans une étreinte, douce après l'enfer traversé. Les sanglots crèvent les nuages et coulent contre sa tunique. Une pluie diluvienne de soulagement lave mes joues et je me fonds un peu plus dans son torse, respire à grandes bouffées de détresse son odeur. Comme pour m'assurer que c'est bien lui, qu'il est bien là.
— Farouk...
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