Chapitre 3 : Impératrice dans l'apocalypse

Accoudé au bastingage, je laisse mon esprit dériver sur l'écume frisée des vagues. L'eau se pare de reflets rouges. Une mer de sang. La teinte s'est intensifiée. La Faille nous rattrape. Cette certitude m'anime d'une fébrilité étrange ; j'ai l'impression de sentir l'aria en moi résonner avec les énergies néfastes qui imbibent l'air. Une plante envahissante qui enfoncerait ses racines jusque dans ma chair.

Je me demande si j'ai été contaminé comme à Tessir-Sabyl, si cela a encore de l'importance... Les mas nous pourchasseront quoiqu'il advienne, avides de mon aria. Sans sahir, je ne donne pas cher de ma peau.

Et Farouk qui n'est pas là.

— T'as le mal de mer, toi aussi ?

L'irruption de Golshifteh à mes côtés me contraint à délaisser la compagnie de la houle morbide. Je réalise qu'il fait soudain frais sur le pont, avec le soleil en rase-motte.

Après l'entrevue avec Zineb, Layla et Ashkan sont retournés voir Jamila ; Hasna m'a accompagné quelque temps pour un tour du bateau. Nous avons parcouru les coursives non familières et décrypté un nom à la peinture écaillée sur renforts du premier niveau : Tayir Albahr — l'oiseau des mers. Un nom trop poétique au vu des circonstances et de la carcasse rouillée du rafiot. Je ne comprenais pas où nous étions, dans quoi nous étions embarqués — ou plutôt, je peinais à l'intégrer — alors je ne pipais mot. Lassée de mon silence, Hasna a pris congé et est allée à la pêche aux renseignements auprès de l'équipage.

J'étais perturbé, par l'absence de Farouk, la réapparition trop brusque de Hussein, les projets délirants ou salvateurs de Zineb. L'air frais ne m'a pas soulagé. Tandis que les marins s'agitaient sur le pont, je sentais que je n'avais rien à faire ici...

— Non, je ne suis pas sujet au mal de mer.

Ce serait un comble pour un fils de pêcheur.

— T'as de la chance. Moi, sans la magie pour me tenir debout, je serais la tête dans une bassine au fond de mon lit.

Golshifteh s'étira contre la rambarde, comme pour démêler des crampes provoquées par un état nauséeux.

— Qu'est-ce que tu fais tout seul sur le pont, si c'est pas pour vomir tes tripes ?

Un sourire contagieux tira presque mes joues.

— Je suis juste... un peu chamboulé.

— Comme nous tous. Même si Zineb a anticipé la catastrophe, on s'est retrouvés dépassés à Ourane. Tout le monde a perdu quelque chose là-bas...

Je hoche la tête, sans oser la regarder. Je sais qu'elle a raison. Me morfondre alors que la situation est précaire pour tout le monde... ce n'est pas honorable. Je devrais m'estimer heureux d'avoir survécu.

Une profonde inspiration gonfle mes poumons.

— Qu'est-ce qui s'est passé avec Hussein tout à l'heure ? lâche-t-elle comme une bombe.

Le regain de confiance dégonfle aussitôt.

— Je... Euh... Qu'est-ce qu'il t'a dit ?

— Rien. J'ai pas demandé. Il était juste furax en sortant de votre cabine.

Notre cabine ? Première nouvelle...

— J'ai pas trop suivi ce qui s'est passé entre vous, poursuit-elle. Hussein est pas du genre expansif sur le sujet... Mais t'es avec ce sahir de la Ziggurat maintenant, c'est ça ?

— Ouais.

Mes mains se crispent sur les bouts qui ceignent le bastingage. D'une certaine façon, je sais gré à Golshifteh de ne pas prononcer son nom.

— Désolée. Ça doit te mettre dans une situation délicate.

— Je ne suis pas fidèle à la Ziggurat.

Juste à Farouk...

— Tant mieux. Et du coup... T'as pas envie de donner ton aria à Huss ?

— Ce n'est pas que j'ai pas envie, c'est...

C'est que le toucher reviendrait à secouer une pleine cargaison de nitroglycérine. Trop de non-dits, trop de zones grises, trop de distance entre nous...

— Je vois, dit-elle sans que je sache si elle comprend vraiment ou s'il s'agit d'une transition. Dans ce cas, est-ce que tu voudrais faire équipe avec moi ?

Je redresse brusquement et la regarde vraiment, cette fois. Aucune trace de malice sur son visage rude, marqué par la fatigue ; et par quelque chose que je n'ai plus la sensation d'avoir en moi : de l'espoir.

— Je n'ai pas encore accepté de participer à votre mission.

— Mais tu vas le faire, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que tu veux faire d'autre de toute façon ? Te planquer et attendre que les mas te trouvent pour te picorer un orteil ou deux ? On a besoin d'aria, Nafi !

Je me force à inspirer, jusqu'à ce que les effluves iodés me fassent tourner la tête. Je n'en suis clairement pas au même niveau de résilience.

— Qu'est-ce qui te pousse à suivre Zineb ?

Golshifteh ouvre la bouche... Une embardée brusque du navire coupe ses mots et l'envoie fesses contre le caillebotis. Elle saisit ma main pour se relever, mais une nouvelle secousse nous fait chavirer. Les marins fuient le pont à grand renfort de cris paniqués. Je me tracte au bastingage pour nous redresser. C'est là que je les vois.

Ce n'est pas une vague scélérate qui s'en prend au bateau, mais des anguilles bien trop longues, à l'épine dorsale laiteuse et aux squames disjointes, craquelées, traversées de failles douloureuses. Par chance, la mer cache le reste de leur corps. Pendant qu'elles s'attaquent voracement à la coque.

Des mas aquatiques ? Il ne manquait plus que ça...

Golshifteh concentre l'aria, et les molécules d'eau dans le processus. Les vagues se figent et durcissent en une lame qui tranche les anguilles abominables. Insuffisant. D'autres s'enroulent dans les flots et se joignent à l'assaut. Pire que des mouches sur un fruit trop mûr. Ces saloperies vont finir par percer la carène !

Des stridulations aiguës surgissent derrière nous, du ciel. Un frisson d'horreur me traverse alors que je reconnais les harpies qui n'ont eu de cesse de nous harceler la veille. Celles-là ne nous agressent pas. Elles fondent entre les vagues et plantent leurs serres entre les écailles crevassées, arrachant et amputant leurs pairs.

Ce ne sont pas des animaux, mais des outils, disait Zineb. Ces choses n'ont pas de sentiments ; les voir s'entre-déchirer ainsi ne devrait pas m'émouvoir. Pourtant, ces lambeaux de chair blanchie tachant la mare putride de l'océan me soulèvent le cœur d'une gêne bizarre.

Des applaudissements retentissent sur le pont. Les marins ont levé la tête vers celle qui rappelle ses bêtes d'un ample mouvement de main. Les mas volants se posent tranquillement sur la vigie, le toit de la passerelle ou encore la cheminée du bateau comme autant de perchoirs à disposition. Sages, soumis à leur maîtresse. Depuis le pont supérieur, Zineb accueille sans émotion les louanges de l'équipage. Elle a l'air souveraine, sahir au-dessus des sahir ; la future sauveuse du monde embrasse son rôle avec un peu trop de solennité. Les mas disparaissent, comme des acteurs tirant leur révérence derrière un rideau invisible. Puis les marins reprennent leurs activités et l'héroïne du jour retourne à l'intérieur du bateau.

— Tu veux toujours que je t'explique pourquoi je la suis ? s'amuse Golshifteh avec une question qui sonne rhétorique.

Pour elle seulement.

— Tu lui fais confiance ?

Sa frange se soulève dans un soupir. Ma réticence a déjà épuisé sa patience.

— Elle t'a sauvé la vie deux fois, quand même.

Et Farouk, quatre fois ; si elle tient à faire les comptes. Je serais de mauvaise foi de ne pas comprendre son point. Dans l'absolu, Zineb ne m'a donné aucune raison de douter de ses bonnes intentions. C'est juste... ses méthodes...

— Qu'est-ce qu'il se passera si elle est à court d'aria et que ces... choses... lui échappent ?

— Quelqu'un d'autre prendra le relais. Elle n'est pas le genre de chef qui concentre tout le pouvoir sur elle ; elle partage quasiment tout avec nous.

— L'aria aussi ?

— En l'occurrence, c'est plutôt nous qui partageons notre aria avec elle. Elle n'a pas d'aria-sil.

Je m'en doutais. De la même manière que cela m'avait étonné avec Farouk, je me demande comment ces sorciers, que leurs pairs s'accordent à trouver talentueux, n'ont pas trouvé un aria-sil qui accepte de les suivre. La réponse m'apparaît aussitôt : ils ne veulent pas d'aria-sil.

— Pourquoi ?

— Pourquoi tu veux savoir ? C'est personnel ce genre de choses...

— Parce qu'elle nous a embarqués de force dans ses plans et nous demande de risquer notre vie ? J'ai le droit d'en savoir plus sur elle si je dois lui fournir de l'aria.

Un sourire aiguise ses lèvres, Golshifteh se met à tourner autour de moi comme un requin jaugeant sa proie.

— Tu as l'air si timide et tendre au premier abord... Je n'aurais pas imaginé que tu cachais un caractère retors là-dessous.

Elle pointe un doigt sur ma poitrine, mes poings se crispent. Sa pique m'irrite d'autant plus que je n'ai pas l'impression d'exagérer.

— Très bien, je vais te dire, lâche finalement Golshifteh. Je n'étais pas encore là à l'époque, c'est Idriss qui m'a raconté : Zineb était avec une aria-sil autrefois, elles étaient en résonance toutes les deux et très, très soudées... Enfin, tu vois le genre.

— Et qu'est-ce qu'elle est devenue ?

Tout en posant la question, je devine déjà la réponse.

— Morte, dit-elle en haussant les épaules avec une indifférence qui me surprend. Je ne sais pas comment. En tout cas, je ne l'ai jamais vue prendre de l'aria d'une personne. Elle ne compte plus que sur les canisters. Il paraît que lorsqu'on a connu une résonance, c'est impossible d'échanger avec quelqu'un d'autre après.

Le fait-elle exprès ? J'ignore si elle est au fait des raisons qui ont ruiné ma liaison avec Hussein. Je l'imagine mal en parler avec ses collègues. Sans doute s'est-il calfeutré dans une morosité de plomb.

Comme moi à l'instant.

Alors que je songe à Farouk, à l'idée que nous soyons séparés à jamais, je me recroqueville comme une tortue à l'intérieur de sa carapace. Je ne me sens plus de discuter, plus de continuer à avancer. Je me figure parfaitement l'épreuve que Zineb a dû surmonter, car la douleur me terrasse. Plus impitoyable que jamais. Qu'est-ce que la chercheuse fera de moi si je me retrouve incapable de donner de l'aria à quelqu'un d'autre ?

— Ça va ?

Sa question me sort à peine de ma léthargie, juste assez pour hocher vaguement la tête. Sans conviction.

— Il va être l'heure du dîner, enchaîne-t-elle. Tu ferais mieux de ne pas louper le créneau. Ça doit faire un moment que t'as pas mangé, non ?

Ses mots suffisent à réveiller un estomac oublié depuis la veille. Il gronde et se contracte sans pitié. Pourtant, je n'arrive pas à la suivre ; pas tout de suite.

— Vas-y. J'irai un peu plus tard.

Elle hausse les épaules.

— Comme tu veux, mais traîne pas. On reparlera de ces histoires d'aria après le repas.

De nouveau rivé sur le large, je ne la regarde plus. J'acquiesce, tout au plus. Le soleil fond derrière l'horizon sanglant, marquant la fin d'un nouveau jour dans ce monde perdu. Un compte à rebours funeste.

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