Chapitre 3 : Brasier
Mes souliers s'enfoncent dans une substance spongieuse lorsque je descends de la voiture. Il n'a pas plu depuis des mois dans cette zone du Fayeh, pourtant, le sol est maculé de boue après les violents affrontements de la journée. L'obscurité me garde de savoir ce qui a pu à ce point l'imbiber.
Les portières claquent et les soldats redémarrent en trombe une fois que nous sommes tous les trois dehors. Craignent-ils des tirs de snipers ou des sorts à cette distance des lignes ennemies ? Probablement.
Hussein leur a ordonné de nous ramener à la frontière au prétexte de délivrer un message à l'ennemi. Si les gardes ont pu s'étonner du choix des émissaires, ils n'ont pas contredit leur maître. Même quand il a exigé qu'ils ne traînent pas et qu'ils ne dérangent aucun sahir pour cette mission, ils se sont exécutés. Pour une fois, je ne me plains pas de ce mélange de foi bornée et de terreur soumise envers ce qu'ils considèrent comme l'incarnation de leur dieu. Des mages auraient vu clair à travers notre subterfuge.
Et moi, je ne vois pas très clair dans la nuit avancée. Sans les larmes rouges de l'haiwa qui courent à travers la voie lactée, il ne faudrait qu'une pincée de malchance pour mettre le pied dans un trou de la termitière.
Une pincée de malchance ou une attaque.
Un éclair jaillit derrière moi. C'est Ashkan qui crie en premier. Il fermait la marche. Un glissement de terre, puis le cri s'éloigne. Alors, je sens le sol s'effriter sous mes pieds. Je m'accroche à Hasna et nous tombons ensemble.
Heureusement, l'éboulis forme une rampe ; la descente est courte. Je tousse et époussète mes cheveux maculés.
— Ashkan ! Hasna ! Vous allez bien ?
Hasna maugrée et crache de la terre. Pas de réponse d'Ashkan, en revanche. Je m'inquiète. J'essaye de me relever, mais ma cheville flanche. Je serre les dents et avance : Ashkan d'abord. Dans ce trou, les rares guides célestes nous ont abandonnés ; je regrette de ne pas avoir songé à emporter une lampe.
Comme pour répondre à ce manque, un soleil illumine soudain la cavité. Un soleil ? Plutôt la magie d'un sahir. Accompagné d'une voix pesante que je déteste reconnaître.
— Comment as-tu fait, Nafi ?
Golshifteh a pris ses précautions : elle tient Ashkan et une lame appuyée contre sa gorge. Le visage de mon ami luit de souffrance ; son bras gauche est tordu dans un angle improbable ; cassé.
— Fait quoi ? Ton dieu nous a renvoyé pour délivrer un message à ses ennemis. Tu interfères avec ses ordres.
J'invoque tout le calme dont je dispose. Avec la vie d'Ashkan en jeu, il faut que la duperie fonctionne. Raté. Golshifteh s'esclaffe, la lame tressaute et entame la chair de son otage.
— Bien sûr... C'est pour cela qu'il vient de me convoquer pour m'envoyer vous traquer. Il ne l'a pas admis — Ahriman est trop fier pour cela — mais Hussein a repris le dessus, n'est-ce pas ? Alors, comment as-tu fait ?
— Comment veux-tu que j'aie fait quoi que ce soit ? Tu sais bien que je n'ai aucun pouvoir.
Le halo s'abaisse et couvre son sourire d'ombres malines. Elle me dévore avec la même convoitise que sur le bateau ; sauf que cette fois elle ne cache plus son intention meurtrière.
— Et pourtant, tu es sorti vivant du Kur, déclare-t-elle avec défiance.
Je prends appui sur ma cheville valide et tente un rapprochement. Hasna m'imite, mais la sahir s'éloigne aussitôt. C'est peine perdue. Même en se jetant à deux sur elle, elle riposterait avec sa magie. Le couteau confisqué à Ahriman ne ferait pas le poids. Et Ashkan pourrait bien y passer.
Il ne reste que les paroles.
— Oui, grâce à Hussein. C'est lui que tu sous-estimes, Gol. Il t'a tenu tête dans le tombeau et maintenant il tient tête contre ton dieu. Comment va-t-il retrouver le pouvoir temporel que vous convoitez tant s'il n'est même capable de dominer son hôte ?
Une grimace déforme son visage. Pour la première fois, je la sens vaciller. Douter.
Hasna avance d'un pas. Sa voix envahit la caverne et y répand un baume apaisant.
— Le pouvoir est une tentation forte, mais ce n'est pas auprès des dieux qu'il faut le cueillir. Ils ne sont pas au service des humains. Quoi que tu cherches, ce n'est pas Ahriman qui te l'offrira. C'est un être capricieux qui ne ressent aucune obligation à remercier ceux qui l'ont servi.
Ses paroles sont pleines de bon sens. Golshifteh se contente de rire, un rire sinistre qui emplit notre trou d'échos.
— C'est bien des élucubrations d'ahuristes, ça. J'ai toujours détesté les petites dévotes dans ton genre : vous vous croyez pures, au-dessus des autres, avec vos grands principes et votre pudeur à la noix. De l'hypocrisie, tout ça ! Les esclaves d'Ohrmazd sont réfractaires au moindre changement, à la moindre différence...
— C'est faux, nous-
— Vous détruisez tout ce qui ne va pas dans votre sens. Il y a cinquante ans, vous avez assassiné mes aïeuls pour avoir soutenu les Wahidites et exploré le pouvoir interdit des yeux célestes. Ma mère a honoré son héritage et repris les études de ma grand-mère dans le secret. Et tu sais quoi ? L'anti-aria offre un éventail de possibilités tellement plus vaste que l'aria ! Elle est certes plus rare, plus difficile à façonner aussi, mais bien plus vive et puissante. Pourtant, ton culte interdit son usage ; parce qu'ils en ont peur ! Ma mère s'en servait pour confectionner les meilleurs philtres d'illusion au sein des Émirats, et des poisons capables d'assouvir n'importe quel dessein. Malheureusement, leur efficacité a attiré l'attention. Les autorités ne se sont pas contentées de l'arrêter, elle. Ils ont aussi pris mon père et ma sœur. J'ai été la seule épargnée, car ils me pensaient trop jeune pour avoir appris de ma mère. Ils avaient tort. Je me souviens de tout. Je me souviens parfaitement de ce qu'ils ont fait à ma famille. Tu veux que je te montre ?
La peur me scie les entrailles. Je sens l'aria obscure se déployer, saturée d'une haine ruminée depuis trop d'années. Je guette l'attaque, sans pour autant la voir venir. Une odeur de roussi parvient à mes narines. Une flamme grignote le voile de Hasna.
Elle crie et se dépêtre de son hijab en panique. Je bondis pour l'aider ; un coup invisible me frappe l'estomac et me projette en arrière. Impossible de me redresser, la magie me plaque contre la roche comme un chameau qui se serait assoupi sur moi. Golshifteh tient à faire la démonstration de sa supériorité.
— Alors ? Qu'est-ce que ça fait de subir le sort de tous les sorciers « déviants » que vous avez envoyés au bûcher ?
Golshifteh brandit une main furieuse et contracte ses doigts. Hasna suit le mouvement. Son corps se soulève dans les airs et la magie l'étrangle, étreins ses membres pour l'empêcher d'éteindre l'incendie.
Horrifié, je subis ses pleurs et ses suppliques. Impuissant, je ne trouve aucune prise sur l'anti-aria que Golshifteh contrôle d'une main de fer. Le brasier grignote son épaule et l'arrière de son crâne. Vision insupportable.
— Arrête ! Lâche-la ! Ce n'est pas elle qui a tué tes parents !
La sahir s'en moque. Elle exulte. Le reflet des flammes caresse un sourire beaucoup trop ravi sur ses lèvres.
Puis cela cesse.
Hasna retombe par terre et se roule dans la poussière pour étouffer le feu. L'anti-aria a faibli. Il s'éteint en quelques crépitements moribond. Golshifteh a vidé ses réserves.
— Soit, je n'ai qu'à refaire le plein, déclare-t-elle en rongeant sa contrariété.
Elle tourne un regard sinistre sur moi. L'anti-aria, sa puissance, sa supériorité... Il faut toujours des aria-sil chez qui la prélever. Je bande mes muscles. Je pourrais me redresser, maintenant que son sort s'est affaibli. Je pourrais lutter, mais je veux qu'elle s'approche. Je veux qu'elle me touche.
Sa grande silhouette noire me surplombe. Elle essaye de m'impressionner. Ce n'est pas le cas. Elle a franchi la ligne en s'en prenant à Hasna. Je n'éprouve plus de peur ou d'incompréhension : juste de la haine. Je vais lui faire payer.
Ses doigts se referment ma mâchoire comme un étau.
Un jour, Farouk m'a dit que les aria-sil n'ont pas à être soumis au bon vouloir des sahir. Nous choisissons de donner notre aria. Ou de bloquer le flux. Et pourquoi pas de l'inverser ? Je visualise avec acuité le courant d'un fleuve énervé. Sa fureur tire sur les flots noirs, tente de les attirer à elle. C'est un duel de volonté qui se joue.
Ses doigts se pressent plus fort et leur contact imprime tous ses méfaits dans ma chair. Hasna qui souffre, Hussein poignardé...
Quelque chose se déchire en moi, un fil trop tendu. Un cri de rage échappe à mon contrôle. Tout échappe à mon contrôle. Le fleuve bout et me gifle d'une vague puissante ; de l'anti-aria. L'énergie nauséabonde déferle en moi et me gonfle d'une nausée. J'encaisse.
En face, Golshifteh apparaît pour la première fois démunie. Elle observe sa main sans comprendre. Alors, je la pousse de toutes mes forces. Nous basculons à terre et je la chevauche. La jambiya avec laquelle elle a tenté de me tuer déverse des petites étincelles d'impatience dans ma paume.
— Ça, c'est pour nous avoir trahis.
J'abats la dague sur son sternum.
— Et pour avoir blessé Hasna !
Je la relève pour mieux la plonger entre ses côtes. Son visage se tord d'une succulente souffrance.
— Pour avoir tenté de me tuer.
Elle se débat, mais n'est plus qu'une humaine sans pouvoirs, aussi démunie que je l'ai été. Je la plante encore.
— Et ça, c'est pour Hussein !
Le dernier coup vise le cœur. Sa bouche s'arrondit et expulse un râle muet. Sa poitrine se soulève, puis retombe mollement dans la poussière. Comme la fièvre qui s'est emparée de moi. La lutte finie, la joie grisante laisse place à un froid terrifiant. Mes mains sont imbibées de sang. Le corps figé semble flasque entre mes cuisses. Je me relève en titubant. Gol me darde de ses yeux exorbités qui ne se refermeront jamais.
C'est moi qui ai fait ça.
Ce n'est ni du dégoût ni des remords, juste une sordide constatation. Je détourne le regard. À quelques mètres, Hasna gémit. Des pleurs l'agitent. Je n'arrive pas à savoir si c'est de souffrance ou de chagrin. De souffrance, j'espère. Ça voudrait dire que ses nerfs ne sont pas touchés.
Ashkan a sacrifié sa chemise pour étouffer les dernières flammes. Il n'a pas pu sauver ses cheveux : le côté droit ne tient plus qu'à quelques mèches frisées par la chaleur, la peau à vif de son épaule pèle en des squames effrayantes, son oreille semble avoir fusionné avec son cou et ses mains sont couvertes de cloques.
J'aimerais l'éteindre et la réconforter ; ce ne serait pas la bonne méthode.
— Je vais chercher des secours. Les sahir vont te soigner, ne t'inquiète pas.
J'essaye de ne pas avoir l'air paniqué, sauf que ma cheville me rappelle que je ne vais pas pouvoir courir un cent mètres. Ashkan me retient pour y aller à ma place, mais la pente par laquelle nous avons glissé s'érige en obstacle devant son bras cassé. C'est finalement un faisceau lumineux, en plein dans nos yeux, qui coupe court au problème.
— Neh jay ! Iddit bashanja !
Ce n'est pas une lumière de sahir, mais une bête lampe torche. Et l'uniforme de l'armée assyrienne qui nous surplombe. Pour une fois, je suis soulagé d'entendre les accents rugueux de leur langue.
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