Chapitre 2 : Une hospitalité qui laisse à désirer

Ma tête dodeline contre l'habitacle cahotant du camion. Après ces heures interminables dans le désert, cet oreiller improvisé reste quand même plus appréciable qu'une sieste éternelle en plein cagnard. De toute manière, je n'aurais pas pu trouver une position plus confortable dans ce fourgon encombré de caisses ; attaché à la paroi.

J'en aurais presque ri quand ils ont sorti les menottes après les mots de leur sahir. De quoi ont-ils peur au juste ? Que je saute d'un camion en marche pour m'enfuir dans le désert qui a failli me tuer ?

Je lâche un soupir et étire mes bras endoloris dans un tintement métallique. Je n'ai pas la moindre idée de ce qu'ils comptent faire de moi, mais ils m'ont laissé une bouteille d'eau et une barre de céréales. J'aurais pu tomber sur pires geôliers.

T'es un vrai aimant à catastrophes, Naf.

Tais-toi, Hussein.

Le camion freine pour de bon. Je me tends en entendant les portières et les bottes claquer. L'arrière coulisse d'un coup sec et deux bras me hissent de part et d'autre. Je ne fais aucun effort pour leur simplifier la tâche ; je ne suis pas assez remis.

Néanmoins, je ne peux retenir la curiosité qui me pousse à lever les yeux. C'est la première fois que je pose le pied en Assyr. Farouk m'a toujours parlé d'un beau pays — si l'on omet les mœurs et les lois très rigides du royaume. La « beauté » n'est pas la première impression qui me vient devant le ciel barré de tours couleur béton. Je suis néanmoins soulagé de constater une prédominance du gris sur le rouge. L'haiwa ne s'est pas étiré jusque-là.

Ce regain de moral est de courte durée : les militaires me traînent vers un bâtiment qui se rapproche plus du bunker que du palais. Une casemate aux façades aveugles et aux angles sévères. Les rares fenêtres se parent de barreaux. Les prisons d'Ourane ont l'air de maisons d'hôte en comparaison.

Tel un cheval rétif devant l'abattoir, mes pieds s'ancrent dans le sol et refusent d'avancer. Mais la force des militaires se soucie peu de ma piètre résistance. Ils me font passer une grille immense, hérissée de barbelée, puis une porte blindée et un dernier sas. Quel que soit cet endroit, il n'est pas conçu pour que l'on puisse en sortir en sifflotant l'air de rien.

Nous atterrissons dans un hall où des hommes en uniforme s'activent comme des fourmis pressées. Je distingue quelques hijabs, et les visages qu'ils dissimulent, penchés sur des bureaux, mais c'est un homme à l'air éreinté qui nous accueille derrière un comptoir.

Le sahir de mon escorte expose la situation et je décroche alors que les mots étrangers défilent à toute vitesse, étouffés dans le brouhaha ambiant. Le type du guichet finit par m'accorder un regard vague et hoche la tête.

L'un des militaires m'ôte mes menottes. Un parfum de liberté qui meurt avant d'avoir existé : deux policiers s'extraient de derrière une porte et prennent le relais. Et de nouvelles menottes accablent mes poignets déjà meurtris.

— Hayāt !

« Avance », disent-ils. Leurs airs peu amènes et leurs sourires enterrés sous des barbes étouffent toute velléité de révolte. Je les suis — ou plutôt, je me laisse tirer — derrière les portes closes de ce qui semble être un commissariat. Une minuscule part de moi caresse l'espoir que tout ceci n'est qu'un malentendu ou une procédure un peu trop zélée pour un réfugié arrivé sur le territoire assyrien par accident. « Par accident... » Comme s'ils allaient gober mon histoire.

Je me retrouve assis sur une chaise qui, après deux semaines de randonnée intensive, me paraît le trône le plus moelleux de l'univers. Pour autant, mes muscles refusent de s'y alanguir. Je dois rester alerte.

Les deux policiers m'abandonnent sur place et j'entends la porte se verrouiller dans mon dos. Évidemment. Il y en a une autre en face, mais je n'ai pas la force de me lever pour la tester. Elle est sûrement tout aussi fermée. La pièce est petite et désuète. Rien qu'une table fixée au sol et ses deux chaises de part et d'autre. Une salle d'interrogatoire comme je n'en ai vu que dans les films policiers. Jamais je n'ai eu d'ennui avec la justice, et je ne pense pas avoir commis un quelconque crime justifiant ce traitement.

À part ta responsabilité dans la résurrection d'un dieu maléfique.

Je chasse cette pensée. Je ne crois pas aux dieux, Golshifteh était folle. Quiconque gisait dans ce tombeau y gît encore. Hussein lui tiendra compagnie désormais. Les larmes me montent aux yeux. Non, non, ce n'est pas le moment de craquer. Je reprends une longue inspiration au moment où la porte s'ouvre dans un claquement qui me fait sursauter.

Un nouveau policier s'empare de la chaise et abat un dossier vierge sur la table. Il me jette à peine un regard et fronce le nez de dégoût. Après avoir autant crapahuté, je peux concevoir que je ne parais pas sous mon meilleur jour.

— Ceznēh, hidash, essār ?

« Nom, âge, nationalité ». Plus stérile comme introduction, on ne fait pas. Je secoue la tête.

— Je ne parle pas assyrien.

Il doit bien y avoir une personne dans ce commissariat capable de jouer les interprètes. Je ne me vois pas démêler le sac de nœuds qui m'a happé depuis mon départ d'Ourane dans un dialecte étranger.

Mon interrogateur émet un claquement de langue qui sonne comme du mépris. Mais Jarir avait tendance à faire la même chose, alors je peux encore croire à une manie locale. L'homme se relève et hèle un collègue dans le couloir.

Quelques minutes plus tard, un autre policier au nez chaussé de lunettes et au sourire timide substitue sa place.

— Bonjour, je me nomme Aziz Melelfrir. J'enregistrerai votre dossier. Comment vous prénommez-vous ?

Un intense soulagement me ravive. Il parle un gyssien haché et rigide, néanmoins soutenu — le genre qu'on apprend à l'école. Son ton poli sonne comme une invitation.

— Nafi Sabati.

— Êtes-vous Gyssien ? Ouranien ? Que venez-vous faire en Assyr ?

— Ouranien, mais je ne voulais pas venir en Assyr — sans offense — j'étais dans le Gyss avec... d'autres sahir.

Je m'interromps en songeant qu'il est sans doute trop tôt pour dévoiler les plans de Zineb et l'aggravation de la catastrophe que son intervention a potentiellement provoquée.

— Je ne compte pas rester ici. Il faut que je reparte à Bormeh. J'ai des amis là-bas.

Je pense à Ashkan et Hasna hébergés dans la capitale de l'Aska, selon l'accord de Zineb avec l'émir local. Avec un peu de chance, c'est là-bas que la chercheuse et le reste du groupe se seront repliés. S'ils ont survécu...

Le gentil policier fronce des sourcils perplexes.

— Bormeh dans le Gyss ? Mais vous êtes Ouranien ?

— Oui, mais après la Faille, on a fui vers le Gyss.

— Vous avez vos papiers ?

La question — bien que logique — me prend de cours. Mon sac à dos a fini sous les décombres de l'éboulement du temple. Pense-t-il vraiment que je cache mes papiers soigneusement rangés sous mes vêtements en lambeaux, imbibés de sang et abrasés par la poussière ?

— Non.

— D'accord, j'ai besoin d'informations pour compléter votre dossier. Votre date de naissance ?

Le gentil policier a l'air de s'être changé en robot. A-t-il compris ce que j'ai dit ou se contente-t-il de suivre la procédure de la manière la plus bornée qui soit ?

— Attendez, avant ça, est-ce que ce serait possible de contacter quelqu'un ? Avec une constellation ? Ou peut-être que le téléphone marche chez vous ? Je dois prévenir mes amis que je suis ici.

Un long silence s'étire dans la petite pièce vide. Le gentil policier tire une moue navrée. Il pose son stylo et me dévisage par-dessus ses lunettes.

— Vous êtes un aria-sil.

Ce n'est pas une question cette fois.

— Oui, et ?

— L'état d'urgence a été décrété en Assyr après l'apparition de la Faille. Les nouvelles lois stipulent que tous les sahir et tous les aria-sil doivent contribuer à l'effort de guerre.

Mon cœur accélère sa cadence.

— Mais je ne suis pas assyrien !

— Cela ne change rien. Nos lois s'appliquent pour tout individu présent sur le territoire assyrien.

J'ai l'impression de trébucher sur une pente de gravier, la chute m'entraîne et je ne trouve aucune branche à laquelle me raccrocher.

— Ça veut dire quoi « contribuer à l'effort de guerre » ?

— Cela veut dire que vous allez soit collaborer avec un sahir soit donner votre aria dans un centre du Royaume. Je suppose que vous ne connaissez aucun sahir en Assyr...

— Si !

À défaut d'une branche, mes doigts se referment sur une racine. Une racine chétive qui menace de céder d'un instant à l'autre. Je m'y accroche quand même.

— Farouk Bekrit. Il travaillait pour la Ziggurat d'Ourane, mais il est assyrien à l'origine. On a été séparés lors de l'attaque. Ou peut-être Jarir Melchawi ou Hakim Jamal ?

— Doucement, doucement... Épelez, s'il vous plaît.

Je m'efforce d'aligner les lettres une par une alors qu'une course frénétique tambourine dans ma poitrine, tiraillée entre deux émotions. L'espoir de retrouver Farouk. La peur qu'on me confirme sa mort.

— Bien, est-ce qu'on peut compléter votre dossier maintenant ?

Je lui donne tout : ma date de naissance, mon lieu de naissance, la composition de ma famille, les noms des sahir avec qui j'ai déjà été en contact, mes éventuels problèmes de santé, mon occupation, le lieu où j'étudie — où j'étudiais. Qu'il siphonne toute ma vie si ça lui chante, tant qu'il se renseigne pour Farouk.

Quand le vampire a fini son œuvre, il referme le dossier dans un chuintement de feuillets et se lève.

— Parfait, on va vous conduire au centre, à présent.

— Mais... et les noms que je vous ai donnés ?

Ma voix se perd en trémolos alors que, déjà, les policiers de tout à l'heure resurgissent dans mon dos.

— Je vais vérifier s'ils apparaissent dans nos dossiers, mais cela peut prendre du temps, car nos systèmes informatiques sont en panne à cause de la Faille. Je vous demanderai un peu de patience.

Il m'adresse un dernier sourire crispé et mes protestations se bloquent dans ma gorge. Je comprends que c'est le mieux qu'il puisse faire. Une avalanche de larmes frustrées menace de dévaler mes yeux ; je les ravale de justesse. Il a raison, je dois prendre mon mal en patience.


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