Chapitre 2 : Flammèche
Lorsque ses doigts se referment sur les miens, ils exhalent une chaleur familière. En oubliant ce qu'il s'est passé, l'illusion serait parfaite. Je retrouverais Hussein, m'allongerais à ses côtés et gémirais d'envie quand ses mains glisseraient le long de mes côtes pour soulever ma djellaba. Cela se passe presque ainsi. Sauf que je ne gémis pas. Je me concentre.
L'aria sature la pièce et ses notes graves m'emplissent les oreilles, la tête. En lieu et place d'une nymphe qui pincerait les cordes de sa cithare, une ombre vorace tambourine. Tapie dans son recoin, elle guette le moment idéal pour engloutir cette magie, et moi avec.
L'usurpateur de Hussein s'affaire sur mon torse. Ses lèvres soulèvent des frissons d'extase, sa paume presse ma hanche contre lui. Je voudrais m'enfoncer dans les eaux tièdes de ce lac et nager pour laisser inquiétudes et tracas sur la berge. Ma nuque ploie en arrière pour esquiver un baiser, et il se rabat sur mon cou qu'il dévore d'un suçon. Je me concentre.
L'aria sature la pièce. Un air pollué, empreint des miasmes de l'haiwa. Ahriman les traîne dans son sillage et brise la mélodie pure entre ses gestes pressants et dominateurs. Quand il s'empare de ma verge pour la branler, je me fais violence pour reprendre le contrôle et bascule sur lui.
Mon cœur rate un battement : sur la table de nuit, la jambiya sacrificielle ; la dague qui m'a tranché le cou. J'espère qu'il ne compte pas s'en servir. Je simule un frisson de plaisir pour cacher ma peur et poursuis les caresses pour garder sa méfiance endormie. Mon plan insensé doit fonctionner.
L'aria sature la pièce et je ressens chacune de ses notes dans mes veines. Je me concentre.
J'invoque des souvenirs heureux et forts. Ma rencontre avec Hussein, nos rires interminables, sa déclaration à demi-mot sur les marches de l'arène de lutte, ses éclaboussures à la piscine, sa volonté infaillible de me protéger. La dernière fois que nous avons fait l'amour sous les flocons de neige.
C'est comme une étincelle : elle jaillit et embrase l'aria. Les chants obscurs évoluent en mélopée scintillante. Une décharge intense et sidérante d'énergie positive foudroie Ahriman. Tous ses muscles se tendent, affolés par une menace intangible. Pendant une longue seconde, il ne réagit pas. Puis alors, il s'écarte ; et s'empare de la dague.
Pris d'effroi, je me recule. Ça n'a pas marché. Il va me tuer !
Un éclat meurt sur la lame d'acier ; il la retourne contre lui, contre la tendresse de son cou.
— Non !
Je m'agrippe au manche de toutes mes forces. Lutte acharnée contre un homme qui excelle pourtant dans ce domaine. Aucune réflexion. L'adrénaline agit comme un moteur. L'adrénaline et la peur. Qu'est-ce que je vais devenir si Hussein s'échoue dans une mare de sang à mes pieds ? Je ne suis pas un sahir. Le seul pouvoir qui me permet de le sauver est ma voix.
— Hussein, arrête ! Reprends-toi !
Car c'est indéniablement lui. Quelque chose a changé dans ses yeux : ils s'agitent comme ceux des otages libérés d'une longue captivité et qui s'alarment du moindre mouvement. Ses paupières finissent par cligner ; sa poitrine, par se soulager de son apnée.
— Nafi...
Son bras retombe mollement sur le lit, mais son regard ne lâche pas la dague. Je n'aime pas l'intérêt avec lequel il la fixe.
— Il le faut, Nafi... Il le faut. C'est la seule solution...
— C'est faux ! Tu es redevenu toi-même ! On peut lutter contre ce foutu dieu.
À la place de son fameux sourire malin, c'est une grimace douloureuse qui déchire ses joues.
— Combien de temps s'est écoulé ?
Je lui raconte tout ce que je sais. Dans les grandes lignes. Il n'a pas besoin de connaître tous les détails de ces dernières semaines avec Farouk. J'insiste sur le fait qu'il a parlé d'un possible exorcisme et que les Assyriens continuent à tenir tête aux mages noirs.
Cela n'a pas l'air de susciter un optimisme débordant.
— Je n'étais pas conscient de tout cela. Je ne sais pas ce que mon corps a fait pendant tout ce temps. J'ai l'impression d'être tombé dans un gouffre où seuls des échos de batailles lointaines me parvenaient, maugrée-t-il en enfouissant son crâne entre ses mains. Je sentais la chair putréfiée et le mal s'infiltrer par tous mes pores. Je ne connais pas les desseins d'Ahriman, mais j'ai éprouvé sa nature : il se nourrit de chaos et de destruction. Tu ne peux pas prendre le risque de me laisser en vie. Farouk n'hésiterait pas lui.
Il serre le manche de la jambiya et la lève à nouveau à lui. Par chance, son geste est las. Je le désarme rapidement et jette la dague maudite loin derrière moi.
— Arrête ! répété-je en le saisissant par les épaules. Retrouve ta combativité, par pitié ! Si tu meurs, qu'est-ce qui nous garantit qu'Ahriman retournera gentiment dans sa dimension ? Il risque surtout de hanter quelqu'un d'autre. Moi, par exemple ! Je ne suis pas aussi fort que toi, Huss...
Cet argument fait mouche. Il détache enfin ses yeux de l'objet funeste pour les plonger dans les miens.
— Je ne sais pas quoi faire.
Son aveu d'impuissance est déchirant. J'aimerais le serrer contre moi, m'enivrer de son odeur qui n'est plus empreinte de mort et profiter de nos retrouvailles. Pas maintenant. Nous avons tous deux conscience que cette trêve pourrait s'écourter à tout moment.
Et pas de la manière que je craignais.
Des coups frappent à la porte. Dans un sursaut, je balaye d'une œillade la pièce enténébrée, noyée dans un désordre de nourriture entamée, de draps froissés et de vêtements à l'abandon. Je me dépêche de saisir de quoi me couvrir pendant que je songe à un plan pour nous débarrasser de ces maudits mages noirs, sans attirer toute la garnison.
Hussein n'attend pas mes directives pour agir.
— Entrez.
Il m'impressionne. En un clin d'œil, il a retrouvé ses vêtements et sa prestance. Sa voix ne trahit aucune hésitation. Ahriman a-t-il déjà repris le contrôle ?
Le mage noir qu'il a envoyé quérir Hasna et Ashkan est de retour. Il s'incline bien bas. Derrière lui, mes amis se pressent l'un contre l'autre. Leurs visages nerveux s'illuminent cependant quand ils me voient.
— Merci. Laissez-nous, ordonne Hussein-Ahriman dans une imitation d'autorité trop parfaite.
Au moins, le sbire ne se doute de rien et referme la porte avec discrétion.
Je délivre ce soupir entre mes côtes et me rue dans les bras de mes amis.
— Je suis tellement soulagé que vous soyez en vie !
— Nous aussi, souffle Hasna au creux de mon oreille. Mais Nafi... Hussein n'est plus lui-même.
Une bonne nouvelle ne survit pas longtemps quand de plus mauvaises se pressent au portillon. Je me retourne dans l'appréhension de l'identité qui se tiendra dans mon dos.
Bien sûr, rien ne les distingue sur le plan physique. Il faut attendre qu'il reprenne la parole.
— Je suis toujours moi, affirme-t-il d'un ton hésitant.
— Vraiment ? attaque Ashkan. On t'a vu mener des troupes à Bormeh ! Elles ont rasé la ville sous tes ordres. Elles t'appelaient maître, seigneur ou...
— Ahriman, complète Hasna avec horreur.
Elle rabat son voile sur son front pour conjurer son angoisse et murmure des gâthas en guise de protection risible.
— Je sais, tranche Hussein. Sa présence me ronge, on dirait un chien affamé qui gratte à la porte. Il faut que vous partiez tous les trois avant que...
Il n'a pas besoin de terminer sa phrase et fouille déjà la pièce du regard, comme si une issue allait émerger du bazar ambiant. Moi, je ne redoute qu'une chose : qu'il profite d'un dernier répit de lucidité pour achever son œuvre avec la jambiya.
— Aide-nous à trouver une solution pour t'exorciser ! Quand ton esprit était mêlé au sien, est-ce que tu as vu quelque chose qu'on pourrait retourner contre Ahriman ? Une faiblesse ? Une peur ? N'importe quoi...
La ligne de ses sourcils s'affaisse et noie ses yeux dans l'obscurité. Je me rends bien compte que c'est une question stupide ; Hussein me le fait savoir.
— Ce n'est pas une entité humaine. Il n'a pas de désirs ou de craintes, plutôt des choses qui lui sont antagonistes... La lumière, le feu... Il réprouve les symboles liés à Ohrmazd, mais au-delà de ça...
— C'est logique, intervient Hasna. Comme dans l'Avesta, le seul à pouvoir vaincre Ahriman est son contraire : Ohrmazd.
Je lui coule un regard partagé entre l'admiration et l'inquiétude. J'ai vu ce qu'il en coûtait de ressusciter un dieu, alors un deuxième... Enfin, si c'est la seule solution pour libérer Hussein, je suis prêt à gravir un millier de montagnes similaires au Kur.
— Et alors, il existe un « tombeau » d'Ohrmazd quelque part ?
— Pas vraiment un tombeau, puisqu'Ohrmazd n'est pas considéré comme mort. Il s'est retiré du monde mortel après la défaite d'Ahriman. Mais selon le yasht d'Arda Viraf, il aurait scellé la lance avec laquelle il a pourfendu son ennemi sous l'une des dalles du phare de Larsa.
Le phare de Larsa... Si les grands érudits de notre siècle ont listé cette construction de l'époque astréienne parmi les merveilles de la Péninsule, ce n'est pas pour rien. Située tout au nord de l'Assyr, sur une presqu'île du détroit du Tiyaht, elle marque la frontière avec le continent fuligien. Non contente de guider les bateaux dans les eaux tumultueuses de la mer d'Al-Gyss, sa flamme éternelle attire les fidèles ahuristes ou les curieux des quatre coins du monde. On raconte que le feu sacré qui brûle à son sommet n'a jamais perdu en intensité depuis mille ans, et ce, sans aucune intervention humaine. Point qui me laisse sceptique, car tout le monde sait que les religieux comptent quelques sahir dans leurs rangs pour entretenir le mysticisme.
S'il n'y avait que ça, qui me dérangeait dans ce plan...
— Même si on trouve cette arme, qu'est-ce que ça change s'il faut la planter dans le corps de Hussein ? Je veux le sauver, pas l'achever !
Hasna soupire.
— Tu ne me laisses jamais terminer, Nafi. Tu penses bien que le temple de Larsa a été analysé de fond en comble avec la magie des sahir et les technologies les plus modernes : si une lance devait se trouver là-bas, on l'aurait déjà dénichée.
— À moins que, comme pour le tombeau d'Ahriman, elle soit dissimulée dans le plan de l'haiwa...
— Exactement. Tu ne dois pas imaginer cette lance comme un bout de bois affûté ordinaire, plutôt comme un afflux d'énergie empoisonné capable de cibler spécifiquement Ahriman.
— C'est de la théorie...
Je sonne si défaitiste que je me désespère moi-même.
— Et alors ? Tu as de meilleures idées ?
Hussein s'agite. Des mouvements erratiques s'emparent de son corps. Il finit par s'échoir sur le bord du lit, semblant lutter contre une douleur écrasante. Je m'agenouille près de lui et enfonce ma paume dans sa cuisse pour lui transmettre encore un peu d'énergie positive.
— Je tiendrai plus longtemps, Nafi.
Il presse sa main dans la mienne ; puis prend une large inspiration et invoque toute sa concentration pour se relever.
— Je n'ai pas assez de contrôle sur moi-même pour vous téléporter hors d'ici. Je vais rappeler le garde et trouver un prétexte pour vous faire sortir... Jouez le jeu.
Je comprends que l'heure de la séparation a sonné. J'en ai l'estomac retourné d'appréhension. J'aurais aimé me glisser entre ses bras et profiter de son étreinte encore et encore. Ce ne serait pas raisonnable ; il doit lutter contre des forces qui le dépassent et je dois l'aider. Pourtant, je ne résiste pas à l'impulsion de jeter quelques dernières pièces dans le puits à vœux.
— Je te promets qu'on va tout faire pour trouver une solution. Promets-moi de rester en vie en attendant.
Par précaution, je ramasse la jambiya et la glisse dans ma ceinture, cachée sous ma tunique. Je ne devrais pas m'inquiéter : Hussein sait tenir une promesse et Ahriman ne permettra pas à son hôte de rompre leur contrat.
— Je te le promets.
Ses mots ont une saveur acidulée : grisants et douloureux. Je m'y accroche quand il invoque un serviteur et lui ordonne de nous reconduire à la ligne de front avec l'Assyr.
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