Chapitre 12 : La termitière

Yrdu n'est ni une ville, ni même un lieu, plutôt une vaste étendue de sable au cœur du Fayeh, à la frontière entre le Gyss et l'Assyr. Du sable ? Pas seulement. Quand on y regarde de plus près, Yrdu est parsemé de cratères et de grottes. Un réseau souterrain, immense, et jamais cartographié : l'érosion en remodèle sans cesse les tunnels. Et de toute façon, personne ne s'aventure à Yrdu : cela serait considéré comme une nouvelle provocation de guerre entre les deux puissances militaires de la Péninsule.

Bien sûr, les mages noirs se rient de la diplomatie. Les espions assyriens ont confirmé leur présence à Yrdu — pas encore la mine d'obsidiennes dont a parlé Zineb. Quoi qu'il en soit, c'est là-bas que l'Assyr a décidé de concentrer ses forces.

Farouk, Jarir, Hakim et les autres sahir ont été mobilisés, alors nous n'avons eu d'autres choix que de suivre — Lamia, Isham et moi. Deux jours de voyage pour escorter les convois militaires qui ne seraient pas passés dans les portails de téléportation. Deux jours de voyage dans des conditions plutôt princières en comparaison de ce que j'ai connu dans le Kur. Deux jours de voyage à ignorer Farouk.

C'est presque triste. Nous ne reviendrons peut-être pas vivants de cette bataille et j'aurais passé mes derniers instants à ses côtés à lui faire la tête.

L'armée assyrienne marque son arrêt final à Eshunn.

Autrefois joyau de l'empire astréien, d'antiques minarets s'effritent par-dessus les murailles ocre de la ville. Dans la phase d'industrialisation de la Péninsule, Eshunn s'est transformée en cité minière, exploitant les sols riches du Fayeh et particulièrement de la termitière souterraine d'Yrdu. Puis les ressources se sont épuisées ; les guerres avec les Émirats se sont succédé. Désormais l'ombre d'elle-même, Eshunn est une immense base militaire, où le commerce avec son voisin rival renaît parfois pendant les trêves.

Aujourd'hui, il n'y demeure qu'une bribe de civils, essentiellement les courageux qui endossent la logistique ou le ravitaillement de l'armée. L'Assyr a aussi usé d'une propagande infatigable pour enrôler un maximum de recrues dans cette guerre contre les enfers. Du peu de militaires croisés, beaucoup ont un visage poupon, tiré du berceau. Ils gardent la tête haute et récitent des chants patriotes à la moindre occasion. En tant qu'Ouranien, je m'applique à faire profil bas et à ne surtout pas ouvrir la bouche. Ces types endoctrinés ne me rassurent pas.

Je suis resté dans la voiture pendant la majeure partie du voyage. Même maintenant que nous sommes arrivés et que Farouk a marqué un arrêt sur le Hada — une crête offrant un panorama sur les Émirats, à quelques kilomètres au sud d'Eshunn — je préfère dégouliner sur la banquette que risquer l'ascension du relief en plein cagnard. Comme Hakim qui fume à la fenêtre ouverte et Isham, le nez plongé dans un livre.

Quant à Farouk, il observe la vaste étendue de l'Yrdu depuis son promontoire. Concentré qu'il est sur sa magie télescopique, j'ai peur du projectile qui profiterait de son manque d'attention pour le faucher. Quand bien même la ville ennemie est à une centaine de kilomètres au sud et que les soldats surveillent déjà nuit et jour les mouvements suspects sur la termitière.

— Va lui parler, enfin ! soupire Isham à côté de moi sur la banquette.

C'est comme ça depuis deux jours : Hakim et Farouk discutent stratégie à l'avant ; Isham et moi prétendons sommeiller à l'arrière.

— De quoi tu te mêles ? bougonné-je.

— Je m'en mêle parce que vous nous imposez une ambiance insupportable. Alors est-ce que tu veux bien aller te réconcilier avec lui qu'on puisse se concentrer sur des choses importantes ? Comme le fait de devoir se battre contre des foutues forces démoniaques...

Je serre les dents. Bien sûr qu'il s'imagine que cette trahison est un sujet futile. Pas pour moi. Il n'a cependant pas tort. Je peux quand même faire l'effort d'une trêve. Les jours à venir promettent de nouvelles épreuves, et nous devons être unis pour y faire face.

Mon aria aura un goût amer.

Je serre mon chèche autour de mon front et quitte la voiture. La chaleur accablante me fait vaciller, mais le Hada étend son ombre de notre côté. Les pierres roulent sous mes pas sur le sentier inexistant qui mène au sommet. J'ai l'impression d'avoir déjà perdu un litre d'eau en arrivant dans la zone ensoleillée, au niveau de Farouk.

Par-dessus son épaule : une immensité de rien. Le Fayeh se décline dans son habituelle palette de rouges, à la différence d'un sol brossé par un peintre fou. Ses coups de pinceau abrupts ont dessiné des cratères et des crevasses. On dirait une zone cabossée par une pluie de météorites.

Farouk s'est assis en tailleur. Sous ses yeux flotte un écran de sable animé. Je plisse les miens ; sans parvenir à distinguer autre chose que du sable qui bouge.

— C'est un genre de zoom ? parié-je.

— Oui, mais tout est calme pour l'instant. Tu vois ces crêtes au loin ? Ils ont établi un campement derrière, mais je ne discerne aucun mouvement vers l'Yrdu. Sauf s'ils passent par les tunnels... C'est ce que j'essaye de déterminer...

Je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il réussit à distinguer, mais je veux bien le croire sur parole. Je m'installe à ses côtés et il prend le temps de me détailler ses observations, de débriefer la situation. La Constellation restant aveugle à ce qu'il se passe là où les Wahidites passent, l'état-major assyrien recourt aux bonnes vieilles stratégies d'espionnage. Il espère localiser cette fameuse mine d'obsidienne avant que les troupes ennemies n'investissent complètement la zone. Hélas, il commence à douter de son existence.

— Mine ou pas mine, ils lanceront l'assaut demain... déclare Farouk. Il n'y a plus de raison de retarder maintenant que toutes les troupes sont arrivées. Lorsque ce sera le cas...

— Je sais. Je ne te laisserai pas à court d'aria.

Nos regards se croisent, se perdent l'un dans l'autre, un moment suspendu au-dessus de l'immense et du rien. Et pourtant, dans ce néant, une note vibre. La résonance nous attire comme deux astres soumis à la gravitation. Je n'ai aucune envie de lui pardonner ; je n'ai aucune envie de lutter contre cette attraction surnaturelle.

Ses doigts remontent sur le dos de ma main. L'aria soulève un tsunami de sensations et ma tête tourne comme après avoir ingéré l'arak d'Hussein. J'aimerais tant m'emparer de ces lèvres, les faire miennes, qu'elles ne parlent plus jamais pour dire de mauvaises choses...

— Farouuuuk !

Le cri de Hakim nous fait redescendre sur terre. Je ne sais pas si je dois me sentir soulagé ou dépité. Farouk se relève et s'éloigne en contrebas.

— Quoi ?

— Une communication du QG. On doit rentrer à la base. Ils lancent l'assaut ce soir.

*

Dire que j'avais trouvé le trajet jusqu'au Kur cahoteux... Le moi du présent se rit de ce moi passé. Le camion militaire qui joue à saute-mouton sur les bosses de la termitière est d'un tout autre niveau. Même les plus têtes-brûlés des soldats étalent une pâleur cadavérique sur leurs joues ; à deux doigts de rendre leur dernier repas.

Instinctivement, je me presse contre Farouk. Sans y réfléchir, sans penser à la retenue que m'impose ma rancœur. Autour de nous, Isham, Hakim, Jarir et Lamia tirent les mêmes mines de condamnés à mort, et l'angoisse me monte à la gorge lorsqu'à travers le vacarme du moteur s'imposent des cris familiers.

Les Assyriens ont finalement localisé la mine. C'est du moins ce qu'a prétendu un groupe d'éclaireurs avant de se taire ; soufflés par une attaque subite. « Détruire cette mine, par tous les moyens. » Voilà la consigne. « Par tous les moyens », pour qui est envoyé au front, sonne le glas. Cependant, nous n'avons pas le choix : si les Wahidites continuent à extraire ces gemmes terrifiantes, leur pouvoir dépassera toute limite. À condition qu'elle ne soit pas déjà atteinte.

Le convoi militaire vomit ses troupes. Casques vissés, gilets tactiques ajustés et fusils au clair, ils vident leurs chargeurs sans interruption sur les mas qui assombrissent le ciel. Je me sens particulièrement nu, en m'engouffrant derrière eux muni de ma seule tunique, bien que la proximité de Farouk m'assure une protection plus efficace que n'importe quelle armure.

— Il-arztēsi mēgeh ! Al-krita besheghe falōum neī !

Les lignes de soldats s'allongeant devant la crête. J'ai eu mon lot de scènes d'apocalypse. La violence et la dévastation parviennent encore à me prendre de court. Les mas sont si nombreux, si agglutinés qu'ils me font l'effet d'une tempête de sable. De sable blanc et de sang coagulé. Elle déferle entre les dunes et les dépressions, joue à cache-cache dans les ombres du crépuscule avant de fondre dans les rais du couchant rouge.

La stratégie est simple. Même un civil candide tel que moi la comprend : une rangée de militaires pour arroser, une rangée de sahir pour dresser une barrière et foudroyer dans le tas. Aussi longtemps que les réserves d'aria le permettent.

L'aria, le nerf de la guerre. D'une main, Farouk en pioche un flot affolant ; de l'autre, il endosse cette épreuve d'endurance sans broncher. Je n'ai jamais aimé cette sensation de transfert dans l'urgence. Comme les carpes d'un bassin qu'on siphonne, je finis par suffoquer. Alors, Isham prend le relai. Les autres sahir n'ont pas le luxe d'avoir deux catalyseurs à disposition. Les canisters tombent, vides, les uns après les autres. Les aria-sil s'effondrent comme des mouches. En face, les ennemis affluent sans fin.

Une évidence me frappe : les tuer ici est aussi vain que balayer le sable du Fayeh. C'est la source de leur intrusion qu'il faut tarir. L'officier en charge en arrive à la même conclusion : il demande deux sahir supplémentaires pour couvrir l'escouade souterraine.

Son cri surpasse à peine les crécelles des mas. Ils émergent des crevasses de l'Yrdu, probablement menés par les Wahidites terrés dans leur mine. Des lueurs de panique allument les yeux des sahir épuisés. Ceux qui vont se risquer dans les tunnels de la termitière ont peut-être une chance d'échapper aux assauts du ciel, mais se ruent aussi dans la gueule d'une menace inconnue et certainement plus redoutable.

Farouk et Jarir se portent volontaires, sans hésiter.

— Non, pas Bekrit, réplique un envoyé de la Ziggurat, qui a étonnamment intégré que notre groupe s'exprimait en gyssien. On a besoin de ses pouvoirs pour garder le rempart intact.

Un fait hélas difficile à contredire : Farouk est l'atout de cette unité. Ils ne peuvent pas se permettre de le sacrifier dans une percée périlleuse.

— Que Messaoud y aille, plutôt, ajoute le décisionnaire.

Hakim écarquille les yeux d'horreur ; des yeux en proie à une vision de mort imminente.

— Il va me falloir un aria-sil, abdique-t-il entre ses dents serrés, un regard en biais à l'attention de Farouk.

Cette seconde dure une éternité. Je les dévisage tour à tour. Isham, l'air étrangement absent de quelqu'un qui a déjà encaissé bien plus d'horreur que quelques harpies ; Hakim, que nous ne pouvons pas laisser tomber après avoir insisté pour qu'il joue les prête-noms ; et Farouk. Farouk que je répugne de lâcher.

Il se tourne vers moi et je suis soudain prêt à tout lui pardonner. Ses mensonges envers Zineb me paraissent lointains et futiles. J'entends ses yeux me dire de rester, qu'il ne supporterait qu'il m'arrive quelque chose, que nous soyons séparés, encore.

Mais Isham ne peut pas courir. Ce n'est pas lui qui va crapahuter dans les tunnels avec ses béquilles. Je soupire et plonge dans les bras de mon amant. La résonance nous étreint dans sa vigueur violente et gonfle les vagues d'aria. Elles nous engloutissent. Pendant un bref moment, il n'existe rien d'autre que ce monde au creux de nos poitrines.

— Ne lâche pas Jarir et Lamia d'une semelle, me supplie-t-il.

— Je ferai attention.

Je l'embrasse. D'un baiser furtif, volatil, mais qui a plus de cœur que n'importe quel échange mécanique dans les alcôves de l'Agora.

— Je t'aime.

J'ai esquissé ces mots brouillons d'instinct, sans y réfléchir. C'est juste venu comme ça. Il apparaît sonné. La seconde d'après, il fait volte-face pour repousser une créature dentelée et plus tuméfiée qu'un crapaud. Je lutte contre l'envie de m'attarder davantage et cours pour rattraper Hakim. 

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