Chapitre 12-2 : Là où meurent les légendes
Hussein et moi nous élançons à la faible lueur des feux-follets. Golshifteh a suivi Rana et maintenant, Golshifteh est en danger ! Et merde... Se peut-il que cette débâcle ne soit pas étrangère à l'attitude anormale de la sahir ?
Les lumières éclairent une silhouette à terre. Immobile. Je me pétrifie en redoutant qu'il s'agisse de Golshifteh, mais elle se tient recroquevillée dans un coin. Elle sanglote.
— Gol ! Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
— Elle m'a... J'ai...
Hussein s'approche à pas prudents de Rana pour prendre son pouls et secoue la tête d'un air navré. Les pleurs de Golshifteh redoublent d'intensité. La lumière magique balaye la zone du crime et je remarque alors une dague au sol. Une jambiya à la lame incurvée et à la garde incrustée de pierres luisant de noir. Quelque chose est gravé sur le métal. Je la saisis délicatement pour observer de plus près, et la lâche aussitôt. Les doigts comme brûlés.
Non, pas tout à fait une brûlure. La jambiya est imprégnée d'énergie sombre et mon aria a réagi vivement contre cette intrusion. Hussein utilise la lévitation pour porter l'objet à hauteur d'yeux et en déchiffrer les mystères.
— C'est une incantation adressée à Ahriman, constate-t-il avec gravité.
— Elle a tenté me poignarder avec ! s'exclame soudain Golshifteh. Je la suivais quand j'ai entendu l'éboulement. J'ai voulu courir pour vous retrouver, mais Rana m'a attrapé le bras et... ce n'était plus vraiment elle. Quelque chose avait changé dans son regard : il était fou ! La lame a ripé sur mon bouclier. C'est sûr qu'elle m'aurait tuée si je n'avais pas eu de protection. Après, on s'est battues. Je n'arrivais pas à la raisonner, alors... alors j'ai utilisé le sort interdit. J'avais pas le choix ! Elle l'aurait utilisé contre moi !
La nausée me prend la gorge. Le sort interdit... celui qui consiste à presser le cœur d'un être vivant pour en interrompre les battements. Avec les portails, il fait partie des magies prohibées par la Ziggurat. Ce sort-là, en particulier, peut valoir la peine de mort au contrevenant.
Je ne sais pas ce qui me choque le plus : le fait que Golshifteh y ait eu recours ou que Rana était la traître que nous cherchions depuis le début.
— Ce n'est pas logique, réfléchit Hussein en relais de mes doutes. Pourquoi dérailler soudainement alors qu'elle s'est parfaitement mêlée à nous depuis des années ? Pourquoi s'en prendre à toi ?
Golshifteh blêmit et ravale un nouveau sanglot.
— Qu'est-ce que j'en sais ? Peut-être que ça vient de l'énergie maléfique qui sature cet endroit ? Ça lui est monté à la tête et elle a entendu son dieu l'appeler ? Vous aussi vous le sentez, non ? Cette atmosphère viciée me donne envie de vomir. Il faut qu'on sorte de là !
Malgré sa panique, Golshifteh n'a pas tort. L'air de ce tombeau est oppressant, je le sens se resserrer sur moi comme les mailles d'un filet. Sortir de là... Je ne demande que ça, mais comment faire alors que l'éboulement barre la voie et que le reste du groupe est attaqué !
Était attaqué ? En tendant l'oreille, je réalise qu'il n'y a plus aucun bruit. Ni cris de mas ni protestations de nos alliés. Ce fichu mauvais pressentiment n'a jamais été si pesant.
— Huss... On n'entend plus rien.
Mon amant lève la tête comme un fennec à l'affut, puis se précipite vers l'éboulement.
— Zineb ! Marsha !
Il hurle si fort que je ne peux m'empêcher de scruter nerveusement le plafond en quête de nouvelles fissures fatales. Il s'excite un moment, enchaîne les noms, en revient toujours à celui de sa sœur. Moi aussi j'ai peur pour Layla. J'ai promis à Ashkan de veiller sur elle.
— Fait chier !
Entre deux jurons, il finit par tirer un fil invisible, celui d'une constellation pour contacter le groupe par la magie. Ses sourcils se froncent, ses doigts triturent le fil. Il abdique dans un éclat de colère.
— C'est trop interféré. Je n'arrive pas à les joindre ! Où est-ce qu'ils sont passés ?
— On ne devrait pas rester là.
Les murmures pessimistes de Golshifteh se glissent dans mes oreilles et me rappellent à quel point l'endroit n'est pas sûr. Elle se cramponne sur mon bras, comme si elle s'attendait à ce que je la protège du prochain danger.
— Vous ne pouvez pas juste nous téléporter à l'extérieur ? hasardé-je.
Farouk aurait réglé ça en quelques secondes. Ce n'est pas le moment de penser à lui. Penser aux morts va nous porter la poisse. Golshifteh et Hussein se jettent un regard désemparé comme si l'un et l'autre tentaient de se rejeter le fardeau.
— Je ne sais pas faire, admet Golshifteh. Hussein sait.
— Je ne maîtrise pas assez. Avec les interférences magiques qu'il y a ici, je risque de nous envoyer dans un mur.
Un soupir lamentable m'échappe. Dans ce cas, nos options sont restreintes, et Golshifteh choisit pour nous.
— Essayons de chercher une autre sortie.
— Une autre sortie ? Où tu veux trouver ça dans un tombeau enterré dans une foutue montagne ? râle Hussein.
— J'en sais rien, mais ce qui est sûr, c'est que je reste pas ici avec un plafond qui menace de s'effondrer complètement et un cadavre encore chaud !
Comme pour approuver ses dires, la pierre au-dessus émet un nouveau ronflement. On court. Ce n'était qu'une fausse alerte, mais je rejoins l'avis de Golshifteh : moi non plus, je ne reste pas sans bouger dans cette obscurité malsaine à attendre des secours hypothétiques.
Si ça se trouve, les mas les ont tous tués.
Stop, stop, arrête avec ces idées saugrenues. Zineb ne se serait pas laissée terrassée par quelques créatures hideuses. Ils ont dû se replier ailleurs, et le brouillage magique qui grésille en ces lieux empêche Hussein de les contacter. Oui, ce n'est probablement que ça...
Golshifteh s'aventure dans les entrailles de l'enfer avec un empressement nerveux. À quelques pas d'elle, je ne peux me retenir de souffler à Hussein :
— Je n'arrive pas à croire que ça s'est vraiment passé comme elle a dit avec Rana. C'est de la folie.
— Je sais, je sais... J'ai regardé son esprit : j'ai vu Rana l'attaquer. Mais ça me dépasse... entre ça, l'éboulement, le reste du groupe qui disparaît... Ce n'est clairement pas ce qui était prévu.
Oui, tout cela ressemble à un piège. Un piège qui referme ses mâchoires putrides à mesure que nous descendons un nouvel escalier.
— As-tu la moindre idée d'où tu vas, Gol ?
— J'ai lancé un sort de détection, il va nous trouver un chemin.
— Je sais comment ça marche, mais ça ne nous dit pas s'il y a bien une sortie au bout...
— Tu veux bien être un peu moins sinistre, s'il te plaît ? Si on commence à désespérer, on sortira jamais d'ici !
La sahir se retourne pour s'engouffrer dans une salle aux remugles humides. Je m'apprête à lui emboîter le pas ; les bras de Hussein m'enlacent. Je le sens aspirer toute l'aria dont il a besoin et je l'y aide de mon mieux. L'étreinte m'offre un répit bienvenu, une pâtisserie à la douceur du miel, un réconfort nécessaire avant de nouvelles épreuves.
— On va s'en sortir, lui soufflé-je.
J'arrive à percevoir la tension dans ses muscles. Il lâche un sourire et me caresse les cheveux.
— Bien sûr...
— Bon, vous venez ? Me laissez pas toute seule !
Nous la rejoignons enfin, et découvrons une mauvaise surprise.
— Il serait pas un peu détraqué, ton sort, Gol ? C'est un cul-de-sac !
Et quel cul-de-sac ! Une chambre funéraire. Des statues armées dressent une haie d'honneur jusqu'à un piédestal surmonté d'un sarcophage sur lequel tombe un rideau de lumière. De la lumière ? Peut-être pas tant un cul-de-sac, finalement ?
Prudemment, je m'avance.
La pièce est haute, d'un plafond soutenu par une multitude d'arches entrecroisées. Un plafond immaculé, à vrai dire. Cette lumière semble émaner de nulle part.
— Regarde-moi ça, siffle Hussein entre ses dents. Cette pierre tombale est bardée des symboles d'Ahriman... Où est-ce qu'on est tombés ?
Avant même de se tourner vers Golshifteh, un éclair surgit et frappe la poitrine de Hussein. Son corps est projeté contre le mur et soulève une gerbe de poussière.
— Huss...
Mon cri reste inachevé. Une poigne à la force surhumaine me plaque sauvagement contre la pierre tombale, coupant tout l'air dans mes poumons. Puis une dague s'immisce devant ma gorge. La jambiya qui appartenait soi-disant à Rana... Quelle garce !
— Gol, non ! Arrête !
Hussein vocifère, la poitrine tout aussi sciée par le coup en traître. Hélas, ses bras s'agitent dans le vide, son corps reste prisonnier d'entraves magiques.
Golshifteh ne se donne pas la peine de répondre, elle ne perd pas non plus son temps en causette. La lame se lève. Elle compte vraiment me trancher la gorge sur cet autel maudit ! Sa prise, combinée à la magie, ne me laisse aucune chance de me débattre. Alors, dans un instinct désespéré, je fais confiance à l'aria.
L'énergie maléfique crépite tout du long de la lame. Si je peux la tenir à distance, la repousser suffisamment loin de moi. Comme deux aimants de même polarité refuseraient de s'embrasser, pas question que cette lame tranche mon cou !
D'une façon improbable, cela fonctionne. Golshifteh grogne et s'acharne sur son couteau coincé dans un beurre invisible.
— Allez Nafi, laisse-toi faire, dicte-elle d'une voix si vicieuse qu'elle m'en hérisse les poils. Le monde n'en sera que meilleur grâce à ton sacrifice.
Elle m'enfonce la tête sur la pierre. Le coup violent me sonne, je me sens perdre le contrôle. Comment peut-elle avoir autant de force ? Comment peut-elle maîtriser Hussein alors qu'il est plus puissant qu'elle ? Comment a-t-elle seulement pu tuer Rana ? Passer la vigilance de Zineb ?
La réponse m'apparaît. Elle a la forme d'une pierre lisse qui pend de son cou. Son obsidienne. Elle irradie d'une énergie si condensée, telle une étoile se consumant d'un feu démesuré. Puissant, maléfique.
Je relâche tout. La résistance de l'aria tombe en poussière. Dans un élan jubilatoire, la lame file à travers ma peau. Je n'y pense pas. La sensation est secondaire. Ma main libérée se referme sur la pierre et tire d'un coup sec.
— Non !
L'effet est immédiat. Un sort la frappe en pleine poitrine et Hussein bondit près de moi. La pierre glisse de mes doigts, alors qu'un fleuve sanguinolent s'attiédit en dégoulinant sur ma poitrine ; sur la stèle. Une paume chaude se referme aussitôt sur mon cou et sa magie bienfaitrice agit. L'entaille est presque plus désagréable à rebours. Je suis rassuré de retrouver mon souffle, et même la peur. Si j'ai peur, c'est que je suis encore en vie.
Pendant ce temps-là, Hussein tient Golshifteh en joue.
— Espèce de malade ! Qu'est-ce que tu essayais de faire ? Le monde est pas déjà assez foutu pour ta secte de tarés ait besoin d'empirer les choses ?
Golshifteh réplique d'un rictus las que je n'aurais jamais cru voir sur ses lèvres. Ses lèvres maculées des éclaboussures de mon sang. Je n'arrive pas à croire qu'elle ait failli me tuer. Elle m'aurait tué si Hussein n'avait pas été là !
— Tu ne comprends rien, Hussein. Le monde tel que tu l'as connu était une hérésie, une erreur. L'haiwa n'aurait jamais eu besoin d'exister si Ohrmazd n'avait pas banni l'anti-aria. En tuant Ahriman, il a imposé au monde cet équilibre précaire. Mais son retour rétablira l'ordre. Un monde qui n'aura plus besoin des sahir, cette caste corrompue jusqu'à la moelle. Il nous offrira un nouveau départ.
— Tu cherchais à ressusciter un dieu ? s'étrangle Hussein.
Golshifteh s'égaye dans un rire sombre.
— C'est sur sa tombe que vous vous tenez. Il me fallait un sacrifice riche en aria et un réceptacle. Et j'ai réussi, en partie. Peu importe que tu me tues ! Le sang a déjà coulé jusqu'à Lui. Tu sens comme il s'éveille ?
Difficile de ne pas le remarquer. Autour de nous, les piliers séculaires tremblent, déchargent des trombes de poussière menaçante, mais le pire, c'est cette faille qui craquèle la stèle. Partout où mon sang a ruisselé, la pierre fond comme de la neige.
— Il a eu son sacrifice, mais il a encore besoin d'un vaisseau, n'est-ce pas ? remarque Hussein avec une lucidité qui m'épate.
Il tend la main et contracte ses doigts. Je comprends ce qu'il veut faire et mon cœur se serre de douleur comme si le sort interdit me ciblait. Golshifteh ploie, lâche un râle de souffrance, mais résiste.
— Même si je n'ai plus l'obsidienne, l'anti-aria est mon élément, siffle-t-elle avec saccades. Tu ne m'auras pas comme ça.
Et elle s'en est gorgée en me tenant contre cette fichue pierre !
Ses doigts se resserrent sur sa dague à s'en blanchir les jointures. Et elle avance. Ses pas sont lents, affaiblis, mais sa détermination nous dépasse. Derrière nous, le tombeau continue à s'émietter.
— Hussein, il faut qu'on fuie.
C'est sans doute l'option la plus lâche, mais aussi la plus raisonnable. Si Golshifteh dit vrai, alors nous ne faisons pas le poids contre un dieu — dont j'ai refusé d'admettre l'existence jusque-là.
Son sort toujours dirigé contre Golshifteh, il hoche la tête et tend l'autre main. Elle dessine des gestes circulaires et précis dans l'air. Je le vois se déformer en des ondulations caractéristiques. Un portail. Il le fait vraiment. Peut-il y arriver dans pareilles conditions ? Je presse mes doigts contre sa tunique, dans une tentative de lui transmettre tout l'aria qu'il me reste.
L'ovale à taille humaine se dessine, il a l'air presque prêt.
— Huss ?
Gol n'est plus qu'à deux pas de nous, aux aguets, la dague encore assoiffée, tendue. Elle n'attend qu'un relâchement.
— Va-t'en, Marmotte.
Son souffle trahit une fatigue intense. Déjà le sort qui retient Golshifteh flétrit en quelques turbulences agitant l'air.
— Jamais ! On y va ensemble. À trois : un, deux, trois...
Je le tire à moi dans le portail. Le temps d'un battement, je nous crois sortis d'affaire. Je le tiens dans mon étreinte, soulage son effort... Un râle rauque s'échappe de sa gorge. Je baisse les yeux. La dague transperce sa poitrine, en plein cœur. Des filaments noirs s'y enroulent, cherchent à me l'arracher.
— Non ! Reste avec moi !
Mais le portail me tire vers sa destination. Derrière Hussein, Golshifteh affiche sa victoire macabre. Je m'accroche à lui, je m'y accroche désespérément ; une force odieuse s'échine à nous séparer.
La dernière chose que jevois avant que le tourbillon de la téléportation m'emporte : ses yeuxnavrés et aimants.
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