Chapitre 12-1 : Là où meurent les légendes

Au matin, la neige recouvre le monde d'une épaisse pellicule blanche. Passé l'émerveillement, le manteau immaculé se transforme en un gruau de boue impraticable.

Zineb nous a enjoints à laisser les tentes et le matériel encombrant sur place, arguant que « nous repasserons par-là quand nous en aurons fini. » Je me sens comme ces pèlerins venus ici en sachant qu'il s'agirait de leur dernier voyage. À la différence que je suis perclus de froid plutôt que de foi. La neige est beaucoup moins jolie lorsqu'elle s'infiltre à travers les bottes et glace les orteils. Je prends sur moi. Pas question d'en parler à Hussein, il serait capable de gaspiller de la magie pour mon confort.

Or, les grondements alentour nous invitent à la prudence.

Un lourd brouillard s'est abattu, masquant la menace du Kur sous un voile pudique. Un brouillard rouge, qui donne à la terre tachée de neige sanguinolente l'impression qu'un massacre a été commis. Derrière la purée de pois, des sifflements vipérins, des respirations rauques et le crissement de nos pas. Je serre le poignet de Hussein. Manque de crier lorsqu'une gueule laiteuse et sans visage perce la brume. Me rassérène en constatant qu'ils n'attaquent pas.

Après la débâcle d'il y a deux jours, Zineb a renforcé le lien avec ses mas apprivoisés restants. Ils ont beau avoir l'air dociles, je n'apprécie quand même pas leur manière de me renifler comme un potentiel repas.

— Tu les as invoqués, Zineb ? s'écrie Golshifteh.

Ma partenaire de courte-durée ne semble partager ni notre anxiété ni notre silence. J'aimerais connaître son secret.

— Non, répond la scientifique depuis la tête de la file. S'ils sont là, c'est que l'haiwa a commencé à ronger notre monde autour du Kur, autour du noyau d'énergie originel. Nos mondes ne font qu'un ici, et c'est ce qui attend le reste de la terre si nous ne faisons rien.

— Tu veux dire que...

Rana essaye d'ajouter quelque chose, choquée, mais sa cheffe la devance.

— Nous sommes dans l'haiwa, oui.

Un frisson longe ma colonne à ces mots. Je peine à croire que la transition s'est effectuée. Je pensais assister à un déferlement grandiloquent de magie, sentir un changement brusque et hideux dans mon corps... Au lieu de ça, nous continuons à piétiner dans la neige, en rangs instinctivement plus resserrés alors que les menaces invisibles nous guettent.

Le brouillard finit par se clairsemer. La visibilité s'accroit, petit à petit, jusqu'à ce que le rideau rouge s'ouvre sur une scène spectaculaire.

— C'est impossible ! s'étrangle Rana.

Je ne peux que rejoindre sa stupéfaction. Devant nous s'étire la fameuse montagne maudite ; mur infini de pierre noire, au sein duquel se niche un temple. Un temple, gravé à même le grès, comme si une main divine l'avait disséqué pour en dénuder les os. Ses piliers saillants supportent un chapiteau buriné de symboles inconnus et à moitié effacés sous la poussière.

Pas aussi haut que la Ziggurat, il doit bien faire la taille d'un petit immeuble, ce qui est déjà impensable dans un endroit pareil. En nous rapprochant, je réalise que je me suis fourvoyé : le parvis s'enfonce encore plus bas, en une pente vertigineuse qui semble glisser tout droit vers les enfers. Et l'entrée barrée d'immenses battants forgés et enluminés de laiton.

Immobile sur la première marche de cet escalier improbable, Zineb demeure pensive. Ce qui n'est pas le cas de Rana qui s'agite et s'excite :

— Mais enfin, ça n'a aucun sens ! Personne n'aurait pu construire un temple ici, dans l'haiwa !

— Ce n'est pas un temple, intervient Marsha. Vous voyez ces gravures sur le chapiteau ? Ce sont des prières funéraires en émegir. C'est un tombeau.

Des glyphes émegir ? Cette langue était parlée dans toute la Péninsule lors de son union sous la bannière de l'Empire astréien. Cela signifierait que ce temple — pardon, ce tombeau — est vieux d'au moins mille cinq cents ans ! C'est impensable qu'il soit si bien conservé.

— Et qui a pu être enterré là-dedans ? frissonne Doumia.

— Les sculptures qui couronnent le fronton semblent armées, de lances, d'épées, d'arcs... Les Astréiens réservaient ces attributs à de grands guerriers, mais le plus souvent aux empereurs, comme on peut le voir sur le site archéologique de Qasr el-Bint.

Le cours d'histoire de Marsha décontenance plus qu'il n'informe l'assemblée.

— Tout ceci est passionnant, mais ça ne nous dit pas ce qu'un énorme temple fabrique au beau milieu de nulle part !

Layla pouffe. Voir Rana s'agacer contre ce qu'elle ne maîtrise pas l'amuse visiblement. Pour ma part, l'angoisse que ces vieilles pierres suscitent fait battre mon cœur plus que de raison. L'énergie malsaine percole de toute part entre les crevasses gréseuses et les jours des énormes portes. Celui ou celle qui a été enterré en ces lieux à l'abri du monde n'était pas voué à être célébré ni aimé.

— Du calme. Nous laisserons ce sujet aux archéologues. Nous avons une autre mission. Nous devons trouver la source.

Et sans plus de cérémonie, Zineb entame la descente des marches en sépales. Nous la suivons dans un silence digne d'une procession mortuaire. Plus nous progressons, plus l'aria se densifie. Ses bribes m'alourdissent la tête, chuchotent des chants sinistres. Loin des notes pures et élevées qui habitent les alcôves de l'Esagil, celles-ci ont l'allure d'un requiem.

— Reste avec moi.

La main de Hussein pressée sur mon bras m'insuffle un regain de combativité. C'est vrai, tant qu'on reste ensemble, je ne crains rien.

— Moi aussi, je reste avec vous ! — Golshifteh s'agrippe à mon autre bras. — Cet endroit me file la chair de poule...

À ma gauche, je m'enquiers de ce qu'il en est pour Layla et Jamila. Elles aussi se rassurent mutuellement. Les deux femmes gardent la tête droite et les oreilles attentives. Dans cette cuvette, une attaque d'en haut pourrait nous être fatale. De l'autre côté, Idriss et Medhi ont l'air inquiets. Marsha ancre un œil sur eux. S'ils se décidaient à agir en traître maintenant, ils ne passeraient pas outre sa vigilance accrue.

D'ailleurs, je me demande comment Marsha tient bon dans cette atmosphère viciée. N'est-elle pas une aria-sil elle aussi ? Son expérience lui permet sans doute de résister à ce débordement énergétique. Je me rappelle que j'en suis plus ou moins capable aussi. J'invoque le vide en moi, trie le bon grain de l'ivraie et tâche d'apaiser mon flux interne. Quand je pense être parvenu à un résultat acceptable, nous sommes arrivés sur le parvis.

La taille des pilastres me terrifie, même en tordant le cou, je n'en effleure pas le sommet du regard. Zineb est loin d'être aussi impressionnée.

D'un coup de magie, elle ouvre les portes colossales.

Un grincement odieux vrille dans mes oreilles, je crains qu'il n'attire les mas, ou que les effluves putrides de la mort nous saisissent alors que nous violons cette sépulture séculaire. Pas de squelettes ranimés ni de fantômes taquins ni même de créatures de l'haiwa. Juste un hall enténébré et empoussiéré.

Zineb lance une poignée de feux-follets pour illuminer la zone. Rien. Du moins, rien de particulier. La vaste salle tient bon grâce à des colonnes gravées et disposées à intervalles réguliers, les murs sont jonchés de bas-reliefs. Après la majesté de la façade, je m'imaginais quelque chose de plus grandiloquent. Le hall semble se poursuivre plus loin dans les ténèbres, mais Zineb s'arrête. Elle hésite, comme si elle s'attendait à trouver autre chose une fois à l'intérieur.

Quoi donc ? Un gros interrupteur estampillé « arrêt d'urgence de l'haiwa » ? Sans doute prend-elle conscience qu'elle ne sait pas comment opérer. Ou que l'intuition sur laquelle elle comptait lui manque à ce moment précis. Alors, elle s'intéresse aux frises qui bordent les murs. Des symboles qui rappellent les boteh de l'Esagil, tout en étant différents, mais certainement magiques.

— Marsha, vous savez déchiffrer l'émegir ?

L'aria-sil semble hésiter à abandonner la surveillance de ses cibles. Néanmoins, elle cède quand Idriss et Medhi s'intéressent aussi aux gravures.

— Probablement pas, je ne connais que quelques glyphes, mais je peux essayer d'en déduire un sens...

Tandis que Marsha se penche sous l'œil attentif de son public. Golshifteh me tire la manche.

— Où est-ce qu'elle va, Rana ?

En effet, la seconde de Zineb est partie explorer en solitaire. Sa silhouette a presque disparu derrière le halo des feu-follets. Une attitude que je n'attendais pas après le stress dont elle a fait montre plus tôt.

— Rana !

Le cri de Hussein rebondit en un vain écho.

— Qu'est-ce qu'elle fiche ? maugrée Zineb. Allez me la chercher !

L'ordre fuse vers Hussein. Sa sœur relève un regard anxieux ; Hussein la rassure de ce langage muet propre à eux. Golshifteh a déjà commencé à courir pour rattraper la sahir dissidente.

— Rana ! Attends ! T'aventures pas là-dedans toute seule ! Merde ! C'est quoi ça ?

Ça ? C'est une immense fissure qui lézarde le plafond et s'élargit. Juste au-dessus de ma tête. Le craquement résonne dans ma caboche, paralysée, alors qu'elle tente de calculer combien de tonnes de grès vont me tomber dessus.

Un violent plaquage et je m'étale lourdement ventre à terre, pendant que le plafond s'écroule.

La roche s'éclate par bloc entier, s'explose en poussière et cratérise le sol comme une pluie de météorites, avant de s'entomber en montagne de gravats. C'est comme ça que je vais mourir ? Pas des crocs d'un mas, mais bêtement enseveli dans un éboulement ? C'est comme ça que nous allons mourir, car le corps chaud de Hussein me recouvre.

Et me protège. L'effondrement cesse enfin son massacre. Hussein tousse un nuage de craie. Un nouveau bloc glisse et se fracasse à côté de moi quand il se relève.

— Huss ! Oh, merde, Huss, t'es vivant ?

Un rire se mêle à la toux.

— Oui, tout va bien. Mon bouclier a tenu le choc. Par contre, il va falloir que tu te guérisses de cette poisse. T'es un vrai aimant à catastrophes, Naf.

— Pardon !

Je me serre dans ses bras alors qu'il se laisse tomber contre un monticule pour récupérer. Je lui transmets autant d'aria que je peux, car sa protection a dû lui couter. Et je soupçonne que nous allons très vite avoir de nouveau besoin de magie.

Des cris stridents résonnent.

— Oh non, pas encore des mas...

— Ils sont de l'autre côté. Zineb et les autres vont gérer.

En effet, aux rugissements bestiaux qui traversent l'épaisse frontière de pierre se mêlent les éclats de voix de nos alliés.

— On peut les rejoindre ?

Dans l'obscurité, je peine à évaluer l'ampleur des dégâts. Hussein partage la même pensée, car il invoque quelques lumières pour éclairer l'éboulement.

Ce dernier vient de couper la salle en deux.

— Bordel... Ta magie peut dégager ça ?

— Je crains que non. Si je me contente de faire une percée, j'ai peur d'empirer l'effondrement.

Alors que Hussein se pince le menton et joue les architectes en herbe, un nouveau cri traverse les ténèbres. À la différence qu'il vient de l'autre côté du hall et qu'il est terriblement humain.

— Gol !

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