Chapitre 11 : Linceul blanc
Cela fait cinq jours que nous voyageons. Cinq jours que j'ai quitté Hasna et Ashkan. Cinq jours que le périple se corse. Nous avons essuyé une attaque de mas la veille, à peine remis de celle mortifiante de l'avant-veille. Un essaim de guêpes de la taille d'un petit avion a dévalé la montagne, alors que nous avancions en file indienne sur une corniche plus étriquée que les relations entre Zineb et la Ziggurat. Un vrai carnage.
Trois nouveaux chevaux ont péri. Maher et Doumia ont été sévèrement blessés. Rim aurait perdu une jambe — et sans doute plus encore — sans la magie de Zineb pour la tirer de la crevasse où elle avait chuté.
Les dégâts auraient été moins graves si les harpies que la sahir avait soumises étaient venues en renfort. Seules deux ont répondu à l'appel. Les autres ont dédaigné le lien, se sont complues dans les limbes, au lieu de servir une allégeance à une humaine qui ne prend pas soin de les nourrir en aria.
Finalement, cette arme s'est bien révélée à double tranchant. Pas de la manière dont Layla l'avait craint.
Après l'incident, Zineb a levé l'interdiction sur la magie. Il n'était plus question de continuer à cheval et l'ascension devenait impossible pour des humains sans coup de pouce.
Nous avons bravé, nous en avons bavé. Les corniches se rétrécissaient, les passes se resserraient. J'ai expérimenté la lévitation pour franchir des crevasses ; et l'ai regretté aussitôt. Je me suis découvert sensible au vertige. Mais ce n'était qu'un désagrément passager. Contrairement au froid. Celui qui s'engloutit sous le moindre tissu, se rit des sorts de chaleurs et met à mal les enfants du désert que nous sommes.
Et pourtant, malgré les épreuves qui s'accumulent, je me sens d'un rare optimisme. La présence de Hussein agit comme un rayon de soleil au cœur d'une tempête. J'en oublie l'absence de mes amis, la plus que probable disparition de ma famille, de Farouk... J'aurai tout le temps de faire leur deuil après. Quand tout sera fini.
— Tu t'en sors ?
Ce grand dadais affiche un sourire triomphant du haut de l'escarpement. Il l'a grimpé d'une traite alors que je dois faire une pause à chaque rocher affleurant, malgré la corde pour me tracter. Hussein me tend sa main, une paume chaude et invitante. La magie opère dès que je la touche. Mon corps ne pèse pas plus qu'une plume, mon sac cesse de cisailler mes épaules et je me sens flotter jusqu'à lui.
Son étreinte m'accueille et je me niche dans cet espace rien que pour moi, le temps de retrouver mon souffle, un prétexte pour grappiller son précieux contact.
— Ce n'est pas en l'aidant à chaque fois qu'il va s'endurcir, fait mine de sermonner une Golshifteh badine.
— Dit celle qui ne s'est pas fait prier pour dématérialiser ses affaires dès que Zineb en a donné l'autorisation, rétorque Hussein avec le même amusement.
— En effet, je ne suis pas une bête de somme. On avance quand même mieux les mains libres.
La jeune fille poursuit le sentier, guillerette, mains en l'air pour prouver ses dires. Par souci de praticité, nous conservons l'indispensable à notre portée ; le reste — tentes, bois de chauffage, matériel scientifique ésotérique, provisions — a été dissolu dans un plan immatériel. Sa réinvocation nécessite de l'aria ; aria dont je suis lessivé ces derniers jours. Golshifteh en a bien plus à disposition en recevant les canisters de Hussein qu'en prélevant directement à la source.
Sans doute la raison pour laquelle elle a accepté sans mal que je rompe notre duo pour Hussein. « Ma foi, si c'est ton choix et que vous êtes rabibochés, tant mieux pour vous. Je te souhaite d'en profiter. » a-t-elle dit. En profiter ? Qu'insinuait-elle par-là ? Que cette idylle est trop belle pour durer ? Que tôt ou tard les évènements et le rappel à la réalité fracasseront notre douillet nid d'amour ? Probablement.
Nous sommes dans le Kur, la montagne maudite. Chaque pas me confronte à cette évidence. Je m'affaiblis avec l'attitude, mais pas seulement. L'énergie environnante est viciée. Mon corps peine à refaire ses réserves. Loin de la mélodie suave à laquelle j'étais habitué à Ourane, l'aria du Kur bat mes tempes comme un tambour arythmique. Puissant mais violent. Malsain.
Nul doute que depuis le franchissement de l'Hubur, ces miasmes s'accrochent à moi, comme après la virée dans les mines de Tessir-Sabyl. À la différence que les vibrations du Kur infiltrent et gangrènent toutes les parcelles de mon corps.
Hussein a beau faire de son mieux pour m'en purger ; le poids, le froid, le mal reviennent s'installer chaque fois. Je ne suis pas le seul. Layla, Marsha, Medhi et les autres aria-sil souffrent pareillement. Le Kur n'est pas un lieu où il fait bon vivre lorsqu'on attire les énergies.
Si nous ne parvenons pas bientôt à destination, nous allons dépérir à petit feu.
— Ne regardez pas à gauche ! tonne la voix de Zineb, en tête de cortège.
Une flopée de murmures serpente jusqu'à nous. J'entends des prières, des paroles douces et sinistres. Je peux m'empêcher de contrevenir ; mon regard glisse sur la gauche.
Là, dans un ravin vertigineux se tasse une vallée aux contours majestueux, piquée des épines sauvages du granit et d'une végétation rase aux nuances tangerine. Une beauté à rompre le souffle. Ruinée par le spectacle macabre qui git sous nos pieds.
Le Kur, la montagne maudite, un tombeau pour les pèlerins et les fous désireux d'achever leur vie aux portes du royaume des morts.
La crevasse est un charnier. Un tas d'ossements putrescents, antérieurs à la Faille. Le froid a conservé les corps les moins anciens. Leurs yeux exorbités dardent le ciel dans une expression hallucinée, à mi-chemin entre la douleur du saut final et l'exaltation devant les portes du paradis qui s'ouvrent. Leurs atours — tuniques sombres et brodées des flammes d'Ohrmazd — racontent leur histoire : ces gens sont montés jusque-là pour mourir, prier une dernière fois devant l'autel du feu sacré gravé dans la roche, pour une absolution avant le trépas.
L'autel tire d'ailleurs grise mine. Son entretien n'a plus cours depuis que l'accès a été prohibé. À moitié enseveli sous un éboulement, les lys qui ornent les moulures sont depuis longtemps fanés et l'âtre, dans sa coupelle de laiton, tassé en cendres froides.
Nous ne nous arrêtons pas. Mieux vaut ne pas s'attarder devant ce mauvais présage.
J'accueille habituellement la halte du soir avec soulagement. Cette fois, je réalise à peine que je me suis écroulé lorsque nous arrivons sur le nouveau lieu de campement. Je ne sens plus mes pieds ni mes mains engourdis, n'entends plus les conversations alentour. Je commence tout juste à ressusciter quand la chaleur du feu parvient jusqu'à mes os transis et que Hussein enveloppe ses bras autour de moi.
— T'en peux plus, hein ?
— Je suis pas taillé pour ce genre de trek, admets-je, la voix chevrotante.
— Tu n'es pas le seul. Tout le monde est épuisé.
Un coup d'œil autour de moi me révèle qu'il a raison. Les troupes sont dévitalisées. Hagardes, elles mâchonnent sans conviction les nan sabzi restants. Personne n'a la force de préparer un vrai repas. Des fantômes en devenir.
Seule Zineb se tient droite sur un rocher, rivée vers la cime imposante de Kur. Ombre noirâtre qui a guidé notre périple, elle reculait jusqu'alors comme un mirage inaccessible. Désormais, la montagne se découpe avec acuité sous nos yeux. Sa présence s'immisce en moi et me terrifie.
— Reposez-vous bien cette nuit, tonne Zineb. Demain, nous arriverons aux portes de l'haiwa, à la pulsation originelle de cette énergie maléfique. Et nous la conjurerons. — Elle se tourne. — Vous avez tous été braves jusqu'ici. Plus qu'un dernier effort et nous pourrons rentrer chez nous nous reposer.
Un sourire — rare ces derniers jours — éclaire son visage austère et redore le moral harassé. Quelques sahir approuvent, l'acclament ; la plupart ont peur. Moi aussi.
— Qu'est-ce qui nous attend demain ? chuchoté-je à Hussein.
Souleymane n'a eu de cesse de psalmodier des gathas depuis la chapelle. Il ne s'aventure jamais au-delà.
— Je ne sais pas. Certains parlent d'un temple creusé dans la montagne, du tombeau d'Ahriman après qu'Ohrmazd l'ait combattu et vaincu avant la genèse de l'humanité. C'est sans doute ce que cherchaient tous ces pèlerins. En vain. La petite chapelle abandonnée que nous avons croisée plus tôt était probablement le dernier vestige de civilisation.
Je hoche la tête, pensif. Je connais cette légende, celle-là même qui a fondé la réputation sacrée du Kur. Mais les mythes ne sont jamais rien que des mythes.
Et Zineb ? Sait-elle ce qui l'attend ? Elle nous guide vers une destination mystique et intangible. Pourtant, elle est habitée. Comme si elle devinait le sort funeste au bout du tunnel, ce rendez-vous d'une vie avec l'haiwa, ou l'accomplissement d'une destinée. Difficile d'imaginer la chercheuse abandonner la raison devant ces puissances qui outrepassent la rationalité. Si Zineb perd pied, nous tombons tous avec elle.
J'achève mon pain d'une bouchée et invoque mes dernières forces pour aller m'écrouler dans la tente. Une poussière blanche s'écrase sur mon genou. Puis deux. Puis trois. Puis toute une cascade.
Le ciel rouge s'est paré de moutons gris. Ces douillettes écharpes enroulent les sommets et éternuent leur cendre laiteuse dans un silence précieux. Je redeviens un enfant émerveillé, les paumes levées pour accueillir les cristaux froids qui fondent à mon contact.
— Tu n'as jamais vu de la neige ? s'amuse Hussein en avisant mon sourire béat.
— Bien sûr que non. T'en as déjà vu, toi ?
— Première fois aussi. C'est drôle. On dirait que quelqu'un a renversé une salière.
Un rire agite ma poitrine. Pas trop longtemps quand même. La chute s'intensifie, alors nous nous hâtons de monter la tente. La toile ouverte, blottis sous de chaudes couvertures, nous admirons ce ballet céleste dont peu d'habitants de la Péninsule ont la chance d'être témoins. La chape de la nuit finit par s'abattre. Ne restent plus que les flambeaux de torches pour faire danser les flocons dans leurs halos.
— J'ai peur, Huss.
La phrase a fusé toute seule.
— Moi aussi, Marmotte.
— Dis pas ça ! Faut que l'un de nous reste fort pour pouvoir tirer l'autre.
Il pose ses lèvres sur les miennes avec la douceur d'un flocon.
— J'ai peur parce que j'ai quelque chose de précieux à perdre, mais ça ne nous empêchera pas d'être forts.
L'émotion déborde d'un coup. Cette angoisse m'étouffe depuis des jours. Je me jette entre ses bras et le serre de toutes mes forces.
— Je refuse de te perdre encore, lâché-je dans un hoquet larmoyant. Plus jamais, jamais, jamais. Promets-moi que ça n'arrivera pas.
En réponse, ses mots doux ricochent sur mon dos, ses doigts glissent sur le gilet de laine et apaisent petit à petit mes nerfs. Il relève ma tête et me confronte à ses yeux, lacs profonds sans ridules, sereins.
— Ça n'arrivera pas.
Sa conviction est contagieuse. J'inspire une large bouffée d'air et roule sur lui.
Nous devrions probablement grappiller toutes les heures de sommeil à disposition pour les épreuves qui nous attendent. Je ne peux me résigner à ne pas savourer cette nuit. Ma peau se presse contre la sienne, le volcan qu'elle dissimule ignore la froidure extérieure. Ses soupirs m'embrasent à chaque fois qu'ils heurtent ma nuque. Cette passion se consume jusqu'à la dernière braise, jusqu'à défaillir, jusqu'à ce que l'épuisement m'emporte.
Et taise ce terrible sentiment que cette nuit est la dernière.
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