Chapitre 10 : La tour du silence

Farouk n'est pas resté pour la nuit. Comment aurait-il pu en être autrement ? Il lui a fallu appeler Hakim, puis négocier, car il partageait déjà un aria-sil avec un autre sahir. Il a même accepté de me montrer qu'il ne portait aucune obsidienne. Je n'aurais pas imaginé que ce petit homme à lunettes — mutique sous la fumée de ses cigarettes roulées et planqué derrière sa montagne de dossiers à la cellule de Veille — soit aussi conciliant.

Puis des agents de police un peu trop zélés ont débarqué pour les escorter au commissariat. Dans ce pays, la question des aria-sil relève d'une importance absurde pour qu'ils soient incapables d'attendre le lendemain matin. La situation d'Isham s'est régularisée dans l'urgence. Il était deux heures passé quand ils sont rentrés. Farouk et Isham sont allés se coucher à côté, et j'ai pu profiter de la bande sonore des ébats.

Je n'en tire pas d'aigreur. Je suis même soulagé que Farouk ne le délaisse pas ; autrement la cohabitation aurait été infernale.

Je mets cependant du temps avant de me rendormir. Mon esprit divague vers Hussein, quand je tombe enfin dans le royaume des rêves, ce n'est que pour être mieux happé par le cauchemar de sa silhouette qui s'éloigne sans cesse dans les ténèbres.

Je suis le premier à me réveiller. Du moins, le croyais-je. Le soleil point à peine pour déposer un tapis d'ombre dans le patio, pourtant, la théière est encore chaude. Un mot de Lamia prévient Farouk qu'ils sont partis à la Ziggurat et le prie de les rejoindre dès qu'il sera levé. Je laisse le mot en évidence, tout en me demandant ce qui les occupe à ce point à la Ziggurat.

En comparaison d'Ourane et du Kur, l'Assyr semble étonnamment épargné par les maléfices de l'haiwa, comme si les sables du Fayeh avaient embourbé leur progression.

Puisqu'Isham s'y est collé hier matin, je me retrousse les manches pour préparer du café. Une manière d'excuser mon attitude égocentrique de la veille, peut-être. Les épices marinent et exhalent un délicieux fumet qui hante encore mes narines quand je m'installe dans le patio pour profiter d'un coin de ciel bleu. Il est fou qu'une couleur si familière ait pu me manquer.

— Merci pour le café... bâille une voix mal réveillée.

Un sourire attendri m'échappe à la vue d'un Farouk qui titube encore entre les brumes du sommeil. La pulsion de me lever pour l'étreindre me saisit ; je me ravise lorsqu'Isham apparaît dans son dos.

— Il est infect, ce café, commente-t-il en retroussant le nez.

— Commence pas... soupire Farouk.

Isham s'échoue sur le fauteuil le plus éloigné de moi. Il l'aurait sans doute reculé davantage s'il n'avait pas été encombré avec ses béquilles. Farouk tâche d'occuper une place de médiateur, assis sur un ottoman à mi-chemin. Il vide son café d'une traite, le boire ainsi s'est transformé en routine.

— Tu as deux options pour aujourd'hui, me dit-il. J'ai laissé dans l'entrée le papier qui te permettra de sortir légalement — il appuie un regard entendu vers l'Erythranais, qui fait mine de n'y voir aucune allusion — chose qu'Isham a vraisemblablement oublié de te donner hier. Tu es libre de faire ce que tu veux de ta journée, ou bien tu peux venir avec moi à la Ziggurat.

La proposition éveille un intérêt spontané en moi. Je ne cesse de me torturer depuis la séparation avec Hussein à propos de ce qu'il passe dans le Gyss. Les indices de Zineb l'autre jour étaient insuffisants. Mon petit doigt me dit qu'il va me falloir plonger une tête dans la fourmilière des sahir assyriens pour espérer plus informations.

Cela me permettra aussi d'ouvrir l'œil et dresser une liste de suspects pour les mages noirs. Bien que mon flair ait prouvé son inefficacité avec Golshifteh.

— Je viens avec toi.

— Parfait, on passera déposer Isham chez le kiné en chemin.

À ces mots, il étire une grimace.

— Je suis vraiment obligé d'y aller ?

— Après tes acrobaties déraisonnables de la veille, je veillerai personnellement à ce que tu ne sèches pas le rendez-vous.

Isham lève les yeux au ciel.

— Tu me traites comme un enfant, Farouk...

— Parce que tu m'y obliges les trois quarts du temps.

Je m'attendais à une nouvelle grimace ou à un soupir grognon ; Isham sourit sous sa tasse.

— Dois-je te rappeler que je suis plus âgé que toi ?

Farouk sourit à son tour.

— Si la vieillesse était synonyme de sagesse, ça se saurait.

J'ai l'impression d'assister aux chamailleries d'un vieux couple dont les codes m'échappent.

Je monte plutôt me préparer en vitesse pour ne pas les retarder — et aussi parce que je me sens de trop. Dix minutes plus tard, Farouk est déjà au volant de sa voiture. Je m'installe sur la banquette arrière, puisqu'Isham s'est emparé du siège passager.

Le trajet s'effectue dans un silence que je n'essaye pas de briser. Après de longues minutes, nous nous arrêtons dans un quartier plus propret et plus moderne que ce qu'il m'a été donné de voir hier en allant au marché.

Farouk m'invite à rester dans la voiture pendant qu'il accompagne Isham. Ce dernier proteste d'ailleurs quand le sahir essaye de l'aider en lui tendant un bras, répliquant qu'il n'est pas « un foutu impotent ». Farouk n'insiste pas, et j'admire même sa patience alors qu'Isham semble traîner exprès de la patte — après avoir assisté à ses compétences en sprint hier, j'ai du mal à gober.

L'attente devient vite interminable dans cette marmite qui cuit au soleil. Farouk finit par revenir, seul ; ou plutôt, accompagné d'un soupir lancinant, qui expire avec le couinement du siège imitation cuir.

— Viens devant. Je vais avoir l'impression de jouer les taxis, sinon.

Je m'exécute, et ai ainsi tout le loisir d'admirer ses yeux cernés lutter pour rester ouverts sur la route. Il est à bout. J'aurais probablement un milliard de choses à lui demander ; je n'ose pas. Finalement, c'est Farouk qui cède.

— Pose tes questions.

Je sursaute.

— Arrête de lire dans mes pensées !

— Je le lis sur ton visage, ça ; pas dans tes pensées.

Désabusé, je me renfonce dans mon siège.

— Qu'est-ce qu'il s'est fait aux pieds ?

J'avais bien compris qu'il s'agissait d'un sujet tabou, mais puisqu'il va nous falloir cohabiter, il me semble légitime d'en savoir plus sur Isham. Les mains de Farouk se serrent sur le volant.

— Tu lui as demandé ?

— Oui, mais je n'ai pas vraiment eu de réponse...

— Et il ne t'en donnera pas. Il est trop fier pour en parler. À tous les coups, il s'attend à ce que je te le dise.

Mes yeux roulent dans leurs orbites. Tout ceci m'a l'air bien tortueux. Autant ne pas m'en mêler, tout compte fait.

— Tu n'es pas obligé, si c'est à ce point indiscret...

— En effet, je trouvais inutile de t'en parler, sauf qu'entre les risques qu'il t'a fait courir hier et ton ca... enfin, tes réticences, face à Aya, j'ai l'impression que tu ne prends pas toute la mesure des dangers auxquels ta nature t'expose dans ce pays...

Je rêve. Je me redresse pour mieux le darder d'un regard vénéneux et outré.

— Isham a raison : tu nous prends pour des enfants, en fait ! Qu'est-ce que tu t'imagines ? Que c'était l'hôtel quatre étoiles, cette prison ? Et que ce type avec qui tu m'as retrouvé était en train de me faire un massage ?

Ma voix se brise sur le chemin et je m'empresse de retourner la tête vers la vitre pour étouffer la colère.

— Pardon.

Ses excuses sonnent sincères.

— Ce n'était pas mon intention de passer pour paternaliste, complète-t-il. Je suis à cran, je suis sous l'eau et je suis surtout mort de trouille pour vous deux. Je ne me sens pas rassuré dans mon propre pays, comme s'il me fallait être sur le qui-vive à chaque instant. Je sais que vous êtes adultes et libres, mais s'il devait encore vous arriver quelque chose par ma faute, je ne le supporterais pas...

— Par ta faute ? Qu'est-ce qu'il est arrivé à ses jambes ?

Est-ce un tremblement que je vois agiter ses épaules ? Il n'exagère pas. Il a vraiment les nerfs à vif.

— Je t'avais dit qu'on avait essayé de s'enfuir ensemble... Moi, j'ai été en prison ; lui, on lui a coupé les tendons d'Achille.

Ses mots n'imprègnent pas mon esprit. Le dégoût érige une barrière d'incompréhension. J'hésite entre la cruauté et la stupidité pour ce qui motive à recourir à des punitions si archaïques.

— Il a été incapable de marcher pendant six ans. Six ans pendant lesquels aucun de ses maîtres à qui il donnait de l'aria n'a eu la présence d'esprit de le soigner. Ils se sont même assurés du contraire. Ça m'a pris un quart d'heure de le guérir. Un quart d'heure ! Ça me met tellement hors de moi qu'on puisse accorder aussi peu de considération à un être humain ! Je les haïs tous autant qu'ils sont.

Je conserve un silence troublé, mais solidaire. Moi non plus je ne comprends pas.

La voiture file entre des rues qui m'oppressent, comme si l'hostilité animait le regard de tous les passants qui s'attardent sur nous. Ce pays me rend paranoïaque. Farouk garde les lèvres scellées ; le sujet est clos pour lui. Pourtant, il a encore besoin d'entendre :

— Tu n'es pas coupable de ce qu'il lui est arrivé.

Il baisse la tête, lâche un grognement.

— Lamia dit la même chose.

Lamia dit décidément beaucoup de choses justes.

— Tu as conscience qu'entretenir cette culpabilité ne lui rend pas service ? Il est amoureux de toi, tu sais ?

— Je sais.

— Et toi ?

— On arrive.

Sa manière d'esquiver la question... Je n'insiste pas. Farouk a bien le droit d'avoir son jardin secret, lui aussi.

Avant que je ne puisse m'extirper de la voiture, Farouk attrape mon bras dans un élan possessif ou protecteur.

— Nafi, je n'ai pas besoin de te redire à quel point il faut se montrer prudent avec les sahir d'ici. Reste près de moi, ne leur adresse pas la parole, ne les regarde pas. Si l'un d'eux insiste, répond que tu es avec moi.

En temps normal, ces ordres secs m'auraient agacé. Je me contente de hocher la tête ; docile. Il a raison. J'ai eu assez de mésaventures avec les sahir.

À ma grande surprise, il profite de ce rapprochement pour me voler un baiser. Un genre de larcin loin de me déplaire. Le geste est doux, savoureux et je m'y attarde plus de raison. Ses lèvres s'unissent aux miennes dans une danse sensuelle et laissent un vide amer en reculant trop vite.

— Allons-y.

Je le suis hors de la voiture presque à contrecœur. Une tour monumentale me saute aux yeux. Elle envahit tout le paysage et assombrit le parking déjà bien rempli. Elle diffère peu de la Ziggurat d'Ourane avec son architecture en terrasses concentriques ; à la différence que le bâtiment a sacrifié l'esthétisme au profit d'une efficacité brutale, avec ces murs de crépis gris aux fenêtres rares. Je lui trouve un côté repoussoir ; sans doute est-ce ce qui était voulu : renvoyer aux manants l'image d'un sérieux inébranlable.

Passé l'enceinte, un froid terrible me tombe sur les os. Pourtant, l'agitation règne au-dedans. Ce n'est pas la fourmilière chaotique d'Ourane, plutôt un défilé militaire organisé où lambiner n'est pas permis. Je suis Farouk, car je n'ai de toute façon pas le loisir de me montrer curieux. Il salue pléthore de personnages qui se contentent de m'ignorer la plupart du temps, jusqu'à retrouver Jarir et Lamia.

Là, commence les choses intéressantes.

Dans une salle circulaire et sans lumière naturelle, une trentaine de sahir s'agglutinent autour d'un large et impressionnant bassin central. En son sein, ce n'est pas de l'eau qui circule, mais du sable ; animé d'une vie propre, il coule avec la langueur de son homologue liquide. Un sahir s'avance sur une plateforme en surplomb de la bassine. À la façon qu'ont les autres sorciers de s'écarter, je subodore ses fonctions de dirigeant. Il redresse d'ailleurs le menton avec manières, malgré le turban trop lourd qui tasse les nombreuses rides de son visage. D'un lever de mains squelettiques et tremblotantes émane pourtant un afflux époustouflant d'aria.

Le sable s'agite dans la cuvette et se fige dans les airs pour dessiner une carte où s'affronte du quartz blanc et des grains d'oxyde de fer. À certains points, cette frontière entre les couleurs se brouille, entrechoquée dans une bataille de particules.

Le sahir commence ses explications. Malheureusement, les détails m'échappent à cause de mes lacunes en assyriens.

Je déduis néanmoins qu'il vient de modéliser une carte de la frontière sud de l'Assyr et que les points de mélange symbolisent les conflits en cours contre l'haiwa. Je devine comment ce pays a su se préserver de la contamination jusqu'à présent : le pouvoir autoritaire du roi Abdul Safi al Qhazayr a établi une défense robuste, s'appuyant sur une coordination entre militaires et sahir sur les zones sensibles de la frontière. Mais à quel prix ?

Un murmure inquiet, presque outré, traverse l'assemblée. Farouk croise mon regard interrogateur et éclaire ma lanterne :

— Le recrutement des sahir envoyés au front se faisait jusqu'à présent sur la base du volontariat. Il vient d'annoncer que le bureau devra mettre en place un enrôlement dans les prochains jours si on ne veut pas se laisser submerger par les mas.

J'acquiesce avec gravité. Ainsi, même parmi les agents disciplinés de la Ziggurat, l'idée de se retrouver au front fait grincer des dents. C'est pourtant inévitable.

Une porte qu'on essaye d'ouvrir avec discrétion attire les regards. Un garde apparemment non mage et serré dans son uniforme strict glisse quelques confidentialités à l'oreille du président de cette réunion. Ce dernier hoche la tête avec gravité et annonce quelque chose que je ne comprends pas.

Aussitôt, les sahir se dispersent et Jarir lâche un « c'est pas trop tôt ! »

— Qu'est-ce qu'il se passe ? questionné-je.

Lamia me répond la première. Elle s'efforce de rester formelle, mais je sens des vibrations d'inquiétudes dans sa voix.

— Ils ont reçu une demande de contact par constellation de la part de Zineb Benhassem. Elle a des nouvelles urgentes du Gyss à transmettre, alors Cheikh Abdelkhefir ajourne la séance et exige que les sahir d'Ourane qui l'ont connue le retrouvent dans la salle des étoiles.

Farouk montre un visage tendu. Le mien est plus sombre ; il n'est pas bien difficile de deviner que les nouvelles en question ne figureraient pas sur une carte de postale de vacances.


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