Chapitre 15 - 1
Nicolas n'osait pas bouger. La chambre était silencieuse, aussi silencieuse qu'à une heure de fermeture, comme si la nuit n'était pas tombée. Pourtant, au-delà de la porte, il entendait le vacarme du salon, les rires et les cris rebondissant sur les moulures des couloirs, l'euphorie roulant le long des murs effrités. Mais lui, il n'osait pas bouger. Le tissu blanc était à terre, ramassé sur lui-même, comme un corps fauché en plein élan. Quelques minutes auparavant, il se tenait encore devant lui tel un linceul immaculé dissimulant un étrange fantôme cubique, une masse soyeuse qui semblait s'être perdue dans l'immensité du bordel, muette et dérangeante. Puis, Matthew l'avait empoigné pour le jeter sur le côté dans un geste de prestidigitation négligée, mélange désabusé de pathétique et de dramatique, toute la beauté du romantisme bohème dans un haussement d'épaule et une cigarette allumée. Puis, sans dire un mot, il s'était éclipsé alors même que la soierie n'avait pas fini sa chute magistrale, laissant Nicolas seul avec le silence, le vide et ce malheureux morceau de tissu qui agonisait sur le parquet. Seul avec ça.
Immobile, le monstre le fixait maintenant de son regard translucide. C'était un unique œil de verre brouillé par l'immense grisaille de la cataracte, un abîme sans fond aussi aveugle qu'alerte qui le surveillait sans trembler. Rien d'autre. Pas de couleur, pas de gestes nerveux, pas de dents acérées. Seulement cette pupille embrassant l'ensemble de la pièce de sa lentille terne. Nicolas n'avait jamais rien vu de tel auparavant. Impressionné et sur ses gardes, il dévisagea cette créature de rouages qui soutenait toujours son regard dans une contemplation mesquine, prête à attaquer. Rien de commun à un meuble ou à un objet de décoration, aucune ressemblance avec un appareil médical ou un instrument de musique. Nicolas avait beau observer cette bête, il n'y voyait rien. Rien de plus qu'une machination maléfique et insensée, une boite de pandore sadique ou bien une bombe à retardement au dispositif lumineux, un appareil de torture prêt à lui souffler des flammes au creux du torse dans le pire des cas.
Puis Matthew reparut avec une sacoche en main. Se concentrant d'abord sur l'appareil tel un vétérinaire sur une bête amorphe, appuyant sur diverses parties de son mécanisme dans l'espoir de le voir réagir, il adressa finalement à Nicolas un regard à la douceur lamentablement dissimulée derrière le miroir de la nonchalance. Il lui sourit tout de même, une main encore recroquevillée autour de la lentille réfléchissante, les doigts agrippés au cercle de métal comme pour retenir ce chien enragé contre sa poitrine. Statue de sel sur sable blanc, l'Ange se cambra.
« Matthew ? »
Le jeune homme se contenta de le regarder fixement et de cajoler ce diable mécanique de ses mains fortes d'artistes, une mèche de cheveux retombant sur son front en ressort dégonflé.
« Qu'est-ce que c'est ?
— Le futur. »
Le sourire de Matthew s'était élargi dans un enthousiasme inquiétant. Pris d'un soubresaut, le jeune homme se dirigea vers sa sacoche et en sortit une foule d'objets, les alignant avec vitesse mais délicatesse sur une commode.
« C'est d'une simplicité géniale... »
Les mains tremblantes, le regard indécis, il était empli d'une énergie sanguine. Rien de pareil à sa peinture hystérique. Il s'agissait ici d'une folie plus douce et angoissante, un liquide visqueux qui glissait lentement dans ses veines et endormait la passion pour la transformer en obsession. Il manipulait chaque outil avec une attention maniaque, observait les éléments se mettre en place avec la satisfaction d'une sage-femme sur le point d'assister à la naissance d'une créature inédite, tel un Victor Frankenstein aux joues rouges.
« Il suffit de placer cette plaque dans l'appareil... »
Clac.
« De mettre le feu à cette poudre pour produire une forte lumière... »
Dans un geste majestueux, il laissa pleuvoir une cascade de poudre noire entre ses doigts. Il observa l'averse nocturne s'écraser en montagne sur un guéridon isolé puis s'éloigna.
« Puis, en mettant le mécanisme en fonctionnement, ton corps se retrouvera sur la plaque. »
Nicolas eu un geste outré, les lèvres entrouvertes, les paupières écarquillées.
« Dessiné ?
— Non. Reproduit fidèlement, comme si des particules de ton être s'étaient déposées sur le verre. »
L'Ange se cambra davantage dans une contorsion de panique. Ses yeux voyagèrent du regard obscur de Matthew à la lentille réfléchissante de l'installation, y trouvant le même abîme d'incompréhension et d'inquiétude. Il n'y distinguait qu'un précipice infini donnant accès à une dimension sombre et vide, celle du rien, celle de la disparition. Alors, le visage grave, il demanda sans bouger :
« Est-ce que c'est dangereux ? »
Matthew fronça les sourcils.
« Cette chose... Est-ce qu'elle peut voler mon âme ? »
Son compagnon secoua la tête, comme si Nicolas avait perdu la raison ou ignorait tout simplement les règles pourtant évidentes de la physique.
« Non, non, tu ne comprends pas. Il ne s'agit que de ton image sur la plaque, seulement ton image, rien de plus.
— Es-tu sûr ? »
Nicolas se trouvait maintenant avachi, écrasé par l'angoisse d'être aspiré dans cette machine froide et statique, refusant de voir son existence s'effriter pour venir se figer sur une quelconque plaque de verre. Collé à ce lit comme un fusillé à son mur, il sentait déjà la balle de la réalité se loger dans son torse, expulsée du canon de cette arme à feu insolite qui ne cessait de le placer au centre de son viseur. Il rampa jusqu'au bord du lit pour supplier Matthew :
« Et la réalité ? Que fait-on de la réalité ? Tu ne pourras pas corriger mes courbes avec ton pinceau, tu ne pourras pas me rajouter du rouge ici et là... »
L'artiste lui adressa un regard presque aussi impitoyable que celui de l'instrument.
« Déshabille-toi. »
Nicolas, redressé, les bras tendus et les mains crispés sur le rebord du lit, afficha un regard grave. Son visage portait l'expression même de ces femmes légendaires, ensorcelées ou amoureuses, qui se retrouvent au bord du gouffre, le torse dans le vide et les pieds dans la boue, prêtes à se précipiter sur des rochers marins. Il ne dit rien, il resta immobile, intimidé par ces deux voyeurs indiscrets. Matthew poussa un soupir.
« Déshabille-toi Nicolas, tu ne risques rien. »
Sans quitter son ami des yeux de peur qu'il profite de son inattention pour actionner l'appareil, L'Ange fit glisser ses bretelles sur ses épaules, les mains alors caressés par la pointe de ses cheveux, puis commença à délier le corsage qui courait le long de son haut blanc, laissant apparaître une fine bande de peau rose pâle. Matthew, une main posée sur son complice en ferraille, laissa son regard se perdre dans cet entrelacs de fils noirs, un regard sans admiration ni perversité, deux miroirs recouverts de poussière qui ne seraient pas fichu de refléter quoi que ce soit. En revanche, lorsque ce morceau de tissu blanc s'écrasa enfin contre le sol, la machine ne détourna pas sa pupille dilatée de ce torse osseux, bien plus concentrée que son propre propriétaire, et sembla même encourager l'Ange à la nudité totale par l'indécence de son observation. Comme il plongeait dans un néant intellectuel, Matthew disparut. Il ne s'agissait plus que d'un tête à tête entre le monstre et le robot, une lutte féroce dans laquelle l'art et le corps s'apprêtaient à s'autodétruire dans une onde de choc phénoménale, une mêlée silencieuse. Enfin, Nicolas fut totalement nu, posé sur son lit blanc comme une Vénus à la peau léchée par l'écume, une amande douce dans un verre de lait. Son regard, en revanche, trahissait une crainte brûlante sur le point de se transformer en agacement, les paupières grandes ouvertes comme pour défier la machine qui n'avait toujours pas daigné cligner des yeux. L'Ange attendit.
Matthew, émergeant doucement de son observation léthargique, se sentit aussitôt ciblé par ces deux pupilles sévères. Il s'approcha alors vivement du lit, comme pour montrer qu'il avait encore de l'énergie, et s'accroupit.
« J'aimerai essayer quelque chose. »
Il se passa la langue sur sa lèvre inférieure et s'expliqua en bougeant nerveusement les mains.
« Je voudrais te photographier en plein envol, avoir le mouvement de tes ailes. Alors, tu ne les déploieras que lorsque j'aurais compté jusqu'à trois, d'accord ? »
Il insista dans un geste brut de l'index, aussi autoritaire qu'un berger, et développa distinctement entre deux souffles coupés.
« Toi tu ne bouges pas, hein ! Seulement tes ailes, rien d'autre ! Tu déploies tout à trois ! »
Après avoir hoché la tête pour être sûr de s'être bien fait comprendre, il se précipita derrière son appareil. L'Ange, concentré sur cette cathédrale de ferraille, avait la légère impression de suffoquer, étouffé par sa propre nudité. Il regarda Matthew saisir une allumette comme s'il s'agissait d'une baguette magique et la frotter contre un grattoir rouge dans un geste délicieux.
« Un. »
Une étincelle et un nuage de souffre plus tard, une flamme orange apparut pour creuser les orbites enthousiastes de l'artiste et plonger une partie de son visage dans l'ombre. Nicolas se recroquevilla sur son lit, ressentant la brûlure de ce microscopique incendie à la surface même de sa peau chrysalide. Une main durement recroquevillée sur l'appareil et une autre portant l'allumette en relique, Matthew ne le quittait plus des yeux, se trouvant en équilibre sur le fil périlleux de la création, l'instant fécond où chaque geste semble crucial et inestimable, l'éclair de génie.
« Deux. »
Le cou de l'Ange se creusa dans un spasme d'angoisse alors que le trou noir qui lui faisait face ne cessait de grandir, prêt à tout avaler, à tout faire disparaître. Dans la ronde des miroirs, les clones de Matthew se courbèrent avec précaution au-dessus du petit tas de poudre, le chao entre les doigts. Nicolas tressaillit, son cœur frappant si fort sa poitrine qu'il en avait la nausée. L'allumette fit une dernière révérence.
« Trois. »
Un éclair frappa la maison. Nicolas hurla mais son cri sembla aussitôt étouffé par cette apocalypse de lumière et de plumes, ce grand tsunami qui effaça soudainement tout ce qui avait un jour existé, plongeant le monde entier dans une obscurité blanche. Le jeune homme sentait ses yeux se consumer à travers ses paupières closes comme sa peau tombait en lambeaux pour venir se coller à la surface de cette maudite pupille. Il se désintégrait.
Puis, plus rien. La poudre disparut dans une vive flamme bleue et le silence reprit lourdement sa place, laissant une plume chuter lentement au pied du lit. Seule une légère sensation d'aveuglement persistait de cette formidable explosion enneigée, percée par l'ombre menaçante des ailes déployées qui s'étendait sur Matthew. Ce dernier, retirant négligemment la plaque de la boite noire, sourit à l'Ange d'un air amusé.
« Tu vois, ce n'était rien. »
Nicolas ne répondit pas, mais il sentait bien, au fond de lui, qu'il avait perdu quelque chose. Seulement, comme il ne savait pas encore quoi, il se contenta de s'allonger sur le lit et de s'allumer une cigarette.
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