Partie II : Farouk - Chapitre 1 : Expédition en plein cagnard

Il faisait une chaleur à crever. C'était un jeudi et j'avais accepté de troquer mon jour de repos contre une virée avec Hussein. En quatre mois de fréquentation, je n'avais jamais vu — en dehors de quelques démonstrations fantaisistes pour épater ses copains — quel usage il faisait de mon aria. Alors, quand il me proposa de l'accompagner en mission, j'acceptai sans réfléchir.

Et j'étais là, à crever de chaud aux portes de Shams e-Nara, qui donnaient droit sur l'immensité à couper le souffle du Fayeh, en attendant que l'expédition se prépare.

— T'as pensé à prendre de l'eau, j'espère ? me souffla Hussein avec malice.

— J'en ai déjà bu un tiers alors que le soleil est encore bas. Tu vas me faire décéder !

Il pouffa. Sa gorge se déploya vers les rayons perfides qui le dardaient en vain. Hussein était aussi insensible au chaud qu'au froid ; grâce à l'aria. Dans ces moments, j'enviais sa capacité à la manier quand de mon côté, je me contentai d'en subir les déferlantes sans le moindre contrôle.

Même sa tenue me donnait chaud. Il avait enfin revêtu l'uniforme noir des sahir, ce qui lui conférait une élégance peu coutumière. Une tunique à peine ample moulait son torse et descendait jusqu'à ses genoux, un sarouel habillait le reste de ses jambes et une étoffe couvrait ses épaules comme une cape courte. Ses collègues l'avaient remonté sur leurs crânes pour se protéger du soleil. Moi aussi, j'avais opté pour le chèche alors que je végétais dans le seul coin d'ombre disponible.

— Ôte-moi d'un doute... Tu as toujours pour projet professionnel de travailler sur les sites de fouilles archéologiques du Fayeh ? me demanda-t-il non sans ironie.

Je lui renvoyai un regard amer, ce qui le fit redoubler d'hilarité.

— Je suis un fils de la mer, pas du désert, grommelai-je en piètre excuse. Mais je m'y ferai.

Je m'y ferais, oui... Devant moi, l'erg tirait un tapis d'ocre et de rouille jusqu'à un horizon flou. C'est à peine si nous distinguions les pics écharpés des formations rocheuses du tassili n'Oura. Leurs aiguilles noirâtres tranchaient parfois le panorama quand les voiles de vents sablonneux s'épuisaient. Hussein m'avait dit que notre destination se trouverait quelque part au cœur de ce plateau gréseux, à une demi-journée de route en véhicule tout-terrain. Ma passion pour les pierres me rendait fébrile à cette perspective ; ma faible résistance à la chaleur me la faisait redouter.

— Je crois qu'on ne va pas tarder à décoller... Viens, je vais te présenter.

Je me tirai à regret de ma parcelle d'ombre et le soleil me cuisit comme un poulet à la broche. Un minibus aux roues m'arrivant à la taille nous attendait sur l'esplanade. Sahir et personnel de l'Esagil chargeaient ensemble des caisses de matériel scientifique que j'étais bien incapable d'identifier.

— Ce sont des spectromètres à rayonnement d'aria, m'apprit Hussein. Pour faire des mesures, sur place, de...

Une ombre coupa court à son explication. Je me retournai, dans l'idée d'adresser une bénédiction à cet auvent providentiel, et découvrit une femme.

— Monsieur Ashamet, vous dévoilez nos secrets d'initiés à des civils maintenant ?

Impossible de le prendre comme un reproche : la jovialité débordait de son visage. Qu'elle avait rond, très rond. Le reste de son corps aussi. Grande et forte, sa carrure dissuaderait même un lutteur chevronné comme Hussein de se mettre en travers de sa route.

Son nez bossu pointait, fier, vers nous. Les plis rieurs autour de ses yeux bruns chaleureux me renvoyaient l'image d'une femme assez sûre d'elle pour jouer d'humour dans un contexte professionnel. Une prestance que ses bras croisés sur sa poitrine asseyaient avec fermeté. Mais le détail qui m'affirmait qu'elle n'avait ni froid aux yeux ni cure des qu'en-dira-t-on : ses cheveux courts, rasés près des tempes. C'était la première fois que je voyais une femme oser ce genre de coupe, en dehors des actrices des films étrangers.

Elle m'intimidait autant qu'elle me fascinait.

— Bonjour Zineb. Tu vas encore nous faire trimer jusqu'à pas d'heure avec tout ce bazar.

Hussein adopta la même posture que son interlocutrice, quand bien même elle semblait être sa supérieure hiérarchique. Le bougre traitait tout le monde comme son égal ; au risque de se mettre en porte-à-faux avec les mauvaises personnes. Zineb n'avait heureusement pas l'air de celles-là puisqu'elle éclata de rire.

— Et tu seras le premier à qui j'ordonnerai des heures sup' si tu continues à te plaindre. Tu dois être Nafi, c'est ça ?

Je sursautai alors qu'elle venait d'enchaîner sans transition et que j'étais encore sous l'influence de son magnétisme.

Je me redressai comme un militaire au garde-à-vous.

— C'est cela, euh... Cheikha...

J'hésitai en réalisant que je ne connaissais pas son patronyme. Par chance, tout comme elle tolérait la désinvolture de Hussein, elle ne s'offusqua pas de ma maladresse et me sourit chaleureusement.

— Par pitié, ne me fais pas me sentir plus vieille que je ne le suis... Juste Zineb sera très bien. Je suis la cheffe de cette expédition. Ce qui veut dire que je suis responsable de la moindre bricole qui puisse survenir, que tu te fasses croquer une jambe ou que tu te foules le petit doigt. Donc, tâche de rester loin des ennuis, et tu auras ma reconnaissance.

Le ton de blague faisait son effet : mes muscles se décrispaient et je m'autorisai même à souffler du nez.

— Je te remercie d'avoir libéré ta journée pour nous accompagner, poursuivit-elle. Vous n'êtes que deux aria-sil pour dix sahir. Normalement, c'est amplement suffisant. Mon équipe prend ses précautions et vient chargée en aria. Néanmoins, si les circonstances l'imposent, accepterais-tu de subvenir aux besoins qui se présenteraient ?

Je dus bafouiller un « oui », pendant que toute une partie de mon cerveau s'interrogeait sur lesdites « circonstances ». Hussein ne me laissa pas l'occasion de creuser, puis qu'il renchérit :

— On remplira des canisters pendant le trajet. T'inquiète pas, Zineb.

— Parfait.

Puis, sans s'attarder davantage, elle frappa dans ses mains et somma ses troupes d'embarquer. Hussein eut tout juste le temps de me souffler sur le ton de la confidence :

— Zineb ne te le dira pas, car elle ne veut pas que les gens se formalisent... mais c'est une sahir de première classe.

Au bout de quatre mois, j'avais fini par m'intéresser à leur système de « classe ». Je ne trouvais pas moins ridicule cette façon de catégoriser la puissance magique des individus, cela ajoutait une pression vaine aux sahir. Je taquinai Hussein quand il lorgnait la deuxième classe, tâchant de le convaincre que cela ne le changerait pas en tant qu'individu.

Sauf que cette distinction me tombait froidement dessus devant la présence écrasante de Zineb. Je n'avais jamais rencontré de sahir de première classe avant elle.

— C'est quelqu'un de bien, ajouta-t-il. Stricte, mais juste. Tu n'as rien à craindre d'elle. Tant que tu ne la fais pas chier...

Je réussis à décrisper mes traits pour esquisser un sourire gêné, puis emboîtai le pas à Hussein vers notre moyen de transport.

Je me retrouvai mêlé à une faune tout à fait nouvelle pour moi. Des mines plus sérieuses, plus âgées aussi, me saluaient du menton. Loin de cette jeunesse décadente qui siffle l'alcool jusqu'au bout de la nuit, je découvrais enfin les sahir en protecteurs de notre monde.

Hussein m'entraîna au fond du bus, une distinction implicite s'opéra entre un premier rang studieux et un dernier rang... moins studieux. Je fis la connaissance d'Idriss — un type pince-sans-rire avec qui je peinais à saisir la différence entre le premier degré et les autres — et Golshifteh — une jeune femme qui concourrait au titre de benjamine du groupe avec Hussein. Elle affichait son ambition et vantait son talent dans la moindre de ses paroles. Ils m'étaient bizarrement sympathiques. Grâce à eux, j'en appris plus sur la mission.

Nous nous rendions à Tessir-Sabyl, oasis isolée au cœur du désert inhospitalier. Un sahir vivait néanmoins sur place, vigie guettant les forces occultes dans la région étendue. Depuis une semaine, il avait remarqué des cas de maladies étranges chez les mineurs : vomissements, douleurs abdominales et même de la démence. Bien qu'il n'ait constaté aucune fissure vers l'outre-monde, les signes d'infiltrations d'énergie chaotique ne trompaient pas. Le groupe d'enquête de Zineb Benhassem était donc dépêché pour mesurer ces perturbations et tâcher de les résoudre.

Fallait-il dix sahir pour cela ? Hussein, qui goûtait peu aux levers aux aurores, râlait contre ce déploiement surnuméraire. Idriss, plus expérimenté que son jeune collègue, expliqua que c'était un minimum pour une expédition en milieu isolé où des renforts ne seraient pas en mesure d'intervenir rapidement. D'autant que Zineb avait pour projet de tester quelques nouveautés qui n'étaient pas sans risques... Mais alors que je m'apprêtai à creuser, Golshifteh rabroua son collègue pour ses propos hors-sol et Hussein me détourna du duo :

— Il faut qu'on s'occupe des canisters.

Sur le papier, le procédé était simple : collecter de l'aria comme Hussein en avait l'habitude et le sceller dans des espèces de cylindres hermétiques au lieu de l'absorber pour son usage. L'aria devenait ainsi une denrée que les sahir pouvaient s'échanger. Simple ; néanmoins intimidant dans un bus rempli de ses collègues.

— Tu ne vas pas me faire chanter, hein ?

Je songeai à cette mélodie qui se frayait un chemin dans les émanations d'énergie. Si le phénomène ne me dérangeait pas en privé, je le redoutai en public, car je savais de quoi il était la manifestation : mon excitation.

Hussein éclata de rire.

— Ça, ça ne dépend que toi.

Je me renfrognai contre mon dossier et m'égarai dans les reliefs vaporeux du désert pour m'éviter de me confronter à son regard.

— Faux. Tu me touches toujours exprès là où tu sais que ça me fait partir. Tu es vicieux, Hussein.

C'était un reproche ; il le prit comme une invitation et souleva mon tee-shirt pour y aventurer une main baladeuse. Je me mordis la lèvre pour garder toute maîtrise, cela ne m'empêcha pas de sentir une vague de chaleur terrasser les efforts de la climatisation du bus. Quand il entreprit d'attaquer mon cou avec ses baisers, je l'interrompis.

— Pas devant tes collègues. Sois sérieux deux secondes, s'il te plaît.

Je m'attendais à une nouvelle boutade, une nouvelle main baladeuse ou les deux. Je m'étonnai de cette étrange accalmie et finis par me tourner vers lui. Les traces de farce avaient déserté son visage.

— Je suis sérieux, Nafi, dit-il en dévissant son tube réceptacle. C'est toi qui reste englué dans ta certitude qu'on doit forcément dissocier charnel et professionnel. J'espérais qu'au bout de quatre mois, tu aurais compris que ce n'est pas notre façon de faire. Nous sommes habitués à traiter avec les aria-sil, personne ne te jugera ici. Le seul frein, ce sont tes mœurs.

Je reportai mon air boudeur contre la vitre. Boudeur et amer, car au fond je savais qu'il avait raison. Entre moi qui avais grandi dans un hameau pétri de traditions et Hussein qui connaissait essentiellement la ville sans tabous, il y avait un fossé que chacun essayait de combler à force d'écoute et de compréhension.

Un soupir trancha les derniers fils de ma retenue. Je fis face à Hussein. Non pas avec résignation, mais avec une assurance nouvelle.

— Ok, vas-y. Je te fais confiance.

Un sourire sincère, un baiser sucré, il n'en fallait pas plus pour laisser l'aria s'effiler entre ses doigts. Le flux resta sage, bien plus serein dès lors que mes émotions étaient apaisées. C'est à peine si l'on entendit une mélodie étouffée entre le ronronnement du moteur et les cahots sur la piste sablonneuse.

Hussein referma quatre cylindres et le sommeil me prit en traître, calé contre son épaule.

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