Partie 1 : Hussein - Chapitre 1 : Sous le tamaris

Un an avant la catastrophe, je ne connaissais rien du monde de la magie. Ni Farouk, ni Hussein, ni même Ourane.

Je veux dire : la capitale d'Ourane, du même nom. Si grande, si rayonnante, qu'on oublie vite qu'il existe une vie en dehors de la ville. La principauté n'est pourtant pas si petite que ça.

Bien sûr, elle fait pâle figure, coincée entre deux géants : les Émirats du Gyss et le Royaume d'Assyr. Néanmoins, elle a su tirer son épingle du jeu grâce à son territoire. Au nord-ouest, l'inhospitalier désert du Fayeh regorge de ressources minières ; à l'est, la mer ouvre le commerce avec les Émirats, les îles Abrestan et même le continent Fuligien. Ainsi, malgré une unique cité juchée à l'embouchure de l'Euphros, Ourane prospère grâce à ses pierres précieuses et ses ports éparpillés sur le littoral.

C'est là-bas que j'ai grandi, à Biwa, un hameau côtier à plus de cinq cents kilomètres au nord de la capitale. Papa est pêcheur ; maman vend les poissons au souk et s'occupe de mes petites sœurs. Ils ont été si fiers le jour où j'ai décroché une bourse d'études pour l'université des sciences de Sidih-Ur, renommée dans toute la péninsule du Gyss.

Ils n'avaient pas les moyens de subvenir à mes frais sur place. Je leur assurai que je me débrouillerais pour la nourriture ; quant au logement, nous partagerions un studio avec Hasna, ma petite amie depuis deux ans. Si l'idée de prendre notre envol nous enchantait, les parents de Hasna se montraient plus tièdes. Surtout son père, propriétaire d'un entrepôt et de bateaux de fret, qui escomptait pour sa fille unique meilleur parti qu'un vulgaire fils de pêcheur.

— Mais enfin, si Nafi a pu avoir une bourse, c'est qu'il est intelligent. Tu préférerais un gendre idiot ?

Sa mère avait l'art de me défendre et de me mettre mal à l'aise à la fois. J'adressai un appel à l'aide muet à Hasna, de l'autre côté de la table ; elle se contenta d'étouffer un rire dans la pâtisserie que sa mère avait préparée.

J'avais pris l'habitude de venir chez elle les jeudis après-midi, à l'heure où le soleil disparaissait derrière les falaises et où ses reflets cristallins perlaient la mer. Sa maison donnait sur le port. Perchée plus haut que la mienne, les barges et les gravelots en avaient fait leur terrain de jeu favori. C'était une lutte acharnée pour les tenir éloignés du panier de pêche fraîche que je portais à ses parents. Du poisson en échange de pâtisseries faites maison et des yeux envoûtants de Hasna.

Souvent la voix de son père s'immisçait dans la cuisine avec la fumée de son narguilé et se disputait avec sa femme à propos de nous deux. Nous ne le voyions jamais à travers le rideau de perles. Il parlait comme si nous n'étions pas là.

— Des jeunes hommes intelligents, elle ne trouvera que ça là-bas. C'est bien pour ça qu'on paye aussi cher pour l'y envoyer.

— Intelligents, peut-être, mais beaux... Des garçons bien faits dedans comme en dehors, ça ne se déniche pas sous le pied d'un chameau, rétorqua sa mère en découpant pensivement ses pâtons.

Hasna pouffait franchement et moi, je devais être aussi écarlate que son hijab. On louait souvent ma peau cuivrée, tout juste dorée par le reflet du soleil sur les vagues. Dans ma famille, tout le monde sentait le poisson ; d'après Hasna qui aimait enfouir son nez dans mon cou, j'avais l'odeur du désert et des cheveux ondulés de la douceur du sable. Elle aimait aussi mes lèvres trop larges et ma mâchoire saillante — raison pour laquelle je ne me laissais pas pousser la barbe. Mais c'étaient mes yeux noirs qu'elle préférait, ils me donnaient un charme ténébreux, soi-disant. On en riait parce qu'on savait tous deux que j'étais tout sauf « ténébreux ». De toute façon, c'est Hasna qui avait récupéré les plus beaux yeux, deux grandes amandes effilées qu'elle cachait derrière ses immenses lunettes. Ils me faisaient tant succomber que j'embrassais parfois les carreaux de ses binocles en guise de succédané ; et elle me répondait d'une pichenette sur le nez.

— Quelle importance qu'il soit beau ou qu'il réussisse de brillantes études, râla son père. Il n'est pas pour elle. Il finira à la botte d'un sahir. Les gens comme lui ne font pas partie de notre monde.

Cette fois, Hasna ne souriait plus, elle affichait une moue peinée ; sa mère cachait son nez dans sa vaisselle pour ne pas avoir à me regarder. Je pouvais encaisser la plupart des offenses de son père, pas celle-là. Alors, nous nous levions et sortions discrètement. Dans la tiédeur du soir et des embruns marins, Hasna ouvrait grand ses bras pour respirer un peu. On descendait quelques rues et on se faufilait sous le tamaris à l'abri des regards fureteurs. Elle s'excusait pour son père, puis on s'enlaçait et on se bécotait.

Quand j'y repense, il n'est pas surprenant que nous ayons rompu peu après notre rentrée à Sidih-Ur. Nos embrassades ressemblaient plus à deux amis qui se consolent qu'à de l'amour. Il n'y a jamais vraiment eu de passion, juste de la commodité : je sortais avec Hasna, car c'était la plus belle fille du village. Il aurait fallu être une pédale pour la rejeter, et t'es pas un attaï, hein, Nafi, me disaient mes potes.

L'arrivée à la capitale a tout changé.

Ourane était une ruche. L'activité y courait à travers les galeries qui perçaient ses sept collines. Tout le temps, sans discontinuer, nuit comme jour. La capitale battait comme le pouls brutal du désert. Ses bâtiments arrachaient des nuages au ciel et le toisaient avec arrogance. On gaspillait l'eau sans honte dans les innombrables bassins et fontaines qui enjolivaient chaque place, parmi les statues de grands hommes émaillées de joaillerie. Tout semblait si simple à Ourane. Il suffisait d'avoir de l'argent.

J'ai découvert un autre monde, une culture différente, plus ouverte, plus moderne. Aucune fille ne portait le hijab, et Hasna osa laisser tomber le sien quelque temps ; elle ne le remit que parce que la force de l'habitude était tenace. Je craignais les jugements si l'on apprenait que nous vivions en concubinage ; les autres étudiants se fichaient comme de leur dernière chemise que nous ne soyons pas mariés. Ils se caressaient entre les cours, à la cantine, en amphi, à deux, à plus, pas toujours les mêmes ensemble.

Nous nous sommes pris la vague de plein fouet et avons explosé en vol.

Trois mois après notre nouvelle vie, Hasna me donnait rendez-vous dans un café de la galerie commerciale. Des perles de sueur constellaient son front, si la chaleur était accablante à Ourane, la verrière du centre nous donnait l'impression de mijoter dans un four. Elle n'avait de cesse de réajuster son voile ou de remonter ses lunettes sur son tout petit nez ; du stress, donc, pas un coup de chaud.

Le couperet s'abattit sans tarder. « Je suis désolée, je suis désolée, je suis désolée », répétait-elle en endiguant vainement ses larmes à renfort de ridicules serviettes en papier. Elle ne se retrouvait plus dans notre relation, la flamme s'était éteinte, nos ébats devenaient mécaniques, elle se forçait, et moi aussi, diagnostiquait-elle.

— Je t'adore, Nafi. Tu es mon meilleur ami. Il n'y a qu'avec toi que je peux passer des heures à rire à cause d'un stylo qui fuit, à me dessécher dans le désert parce que t'as mal lu un plan, à faire les boutiques pour trouver un cadeau pour mon père... Il n'y a qu'à toi que je peux me confier et même te dire que je ne suis pas amoureuse.

La douche froide. Ses paroles me laissaient vide, anesthésié. Sur le moment, je ne trouvai que la colère comme alliée, aussi ai-je rétorqué-je d'une voix sèche :

— Tu vois quelqu'un d'autre ?

Elle a soupiré. Hasna avait toujours une longueur d'avance quand il s'agissait d'intelligence émotionnelle. Moi, je n'étais pas encore prêt à accepter l'évidence. La colère ne me seyant jamais très longtemps, j'ai passé les jours suivants à errer comme un spectre. Il a fallu que Hasna vienne m'enlacer — plus par réconfort que par désir — pour que je comprenne ce qu'elle voulait dire.

Il n'y avait plus de sentiments entre nous. Avaient-ils seulement existé ?

J'ai pleuré dans ses bras, c'était la première fois que ça m'arrivait. J'étais toujours celui qui la consolait. Cette fois, j'ai pleuré le deuil de mon avenir tracé, de la robe de mariée qu'elle ne porterait pas, du bébé dont elle avait déjà choisi le prénom et de tous ces plans sur la comète qui me filaient entre les doigts comme autant de grains de sable taquins. Je n'étais plus rien. Quand j'eus vidé tous mes pleurs, j'étais serein.

J'avais accepté.

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