Le jour où la fin a commencé (2/2)

Je me réveille, le poids d'un immeuble sur le dos. Tout compte fait, je pense vraiment avoir heurté un immeuble de plein fouet. Mais comment ? La place de la Ziggurat est parfaitement dégagée.

Sur ma droite, des sanglots déchirants. Je me fais violence pour m'arracher à une gangue de béton fracassé, mon corps m'a l'air d'être aussi en miettes que ces débris. Où sommes-nous ? Un cercle de bâtiments entoure le ciel rouge. Nous ne sommes plus sur la colline de l'Esagil.

Les sanglots redoublent, traduisent un désespoir inconsolable. Je regrette d'avoir tourné la tête pour m'enquérir de la raison. Kader... Kader git dans un linceul de décombres, le corps arraché au niveau du sternum et le visage livide, à jamais figé.

Je ravale aussitôt un haut-le-cœur. Dans un glissement sur les débris, Hasna se traîne jusqu'à moi. Je la découvre mal en point, l'épaule ensanglantée. Quant à Ashkan, il serre les dents et contient à grand-peine des gémissements de souffrance : sa jambe est tordue dans un angle improbable.

La disruption brutale des portails a brisé l'espace et nous a vraisemblablement transportés ailleurs ; sans la moindre délicatesse.

Celle qui souffre le plus de cette téléportation cavalière est Jamila. Agenouillée devant son mari, ses pleurs me crèvent le cœur. Layla se montre forte pour deux, les yeux embués, elle berce Jamila et tente de la soustraire à la vue du corps mutilé.

— Je suis désolée, on ne peut plus rien faire pour lui. Il faut pas qu'on reste ici, ce n'est pas sûr.

Layla, la voix de la raison. Nous nous trouvons dans ce qui ressemble à une rue souterraine dont le couvert a été soufflé par les assauts des mas — ou l'artillerie militaire. D'ailleurs, où sont-ils ceux-là ? Ont-ils déjà abdiqué, jugeant la capitale perdue ?

Dans notre malheur, nous avons eu la chance de tomber dans une impasse jonchant la rue d'un souk saccagé. Les Creux, déduis-je sans reconnaître ces quartiers d'Ourane, réputés malfamés, où j'évite de me promener. Bien sûr, il ne reste plus personne pour risquer de nous détrousser, si survivants il y a, j'espère qu'ils se sont calfeutrés dans les maisons pas encore ensevelies sous les immeubles effondrés.

La menace qui pèse, on l'entend aux cris et aux bruissements d'ailes qui claquent non loin. Ce n'est qu'une question de temps avant que des mas repèrent cinq proies goûtues et sans défense. Je tâte mes poches : les sigils sont toujours là, à portée de main. Étant le seul valide entre Hasna et Ashkan, je me lève et monte la garde à l'embouchure de notre recoin, la tête à peine relevée derrière un étal renversé.

Jamila répond entre ses hoquets hachés qu'elle ne peut pas abandonner son mari ici, mais elle finit par s'apaiser aux murmures de réconfort de Layla. Les deux femmes s'enlacent, puis Jamila dénoue son shayla et en recouvre le corps de Kader. Elle embrasse deux doigts qu'elle appose une dernière fois sur le front de son mari.

Layla l'aide à se relever. J'ai l'impression que Jamila reprend contenance. Il le faut, nous en avons besoin. Mon amie pense de même, car elle lui demande :

— Tu penses pouvoir les soigner ? dit-elle en désignant la jambe cassée d'Ashkan et l'épaule déchirée de Hasna.

Jamila hoche la tête, ravale un sanglot.

— Je vais avoir besoin d'aria.

Et Layla fait de son mieux pour lui en donner, mais je sens que l'énergie circule mal. Elles sont toutes deux épuisées. De mon côté, à la vigie, je repère un mas en approche. Seul, pour l'instant, il serait catastrophique qu'il nous déniche et appelle ses congénères.

La bête fouille entre les caisses et les tréteaux renversés du souk

La créature ressemble à celle qui nous a chargés à Marfa : un taureau aux cornes d'os. Je frissonne en repensant à la facilité avec laquelle il a encaissé le faisceau enflammé de Farouk. S'il nous attaque, Jamila n'aura aucune chance d'en venir à bout.

La chose se rapproche. Son museau se redresse, hume nos énergies.

Et merde. Je me résigne à sacrifier le sigil vert, celui censé altérer les perceptions. D'un jet maladroit, le cristal se brise tout de même à ses pattes. Un fumet verdâtre s'élève et imprègne ses naseaux. Le taureau fait demi-tour.

Saufs. Pour le moment. En me retournant, je constate que Jamila s'échine toujours sur la jambe d'Ashkan, sans succès. Ce dernier serre le bras de sa copine comme une ancre à laquelle s'arrimer pour rester conscient. Je reviens vers eux et presse l'épaule de Jamila, les doigts déliés pour maximiser le contact. La sahir m'adresse d'abord un regard interloqué, puis se relaxe quand elle saisit mon intention. Sa propre main sur la mienne, elle tire l'aria comme elle peut.

Le procédé est lent, si inefficace... Rien à voir avec la fluidité de mes échanges avec Farouk. Farouk... J'espère qu'il a survécu. L'angoisse me perce aussitôt l'estomac, et fait surgir l'aria par torrents. Au moins, Jamila parvient à renouveler ses réserves.

Elle saisit la jambe fracturée. Une impulsion magique la dresse dans un craquement sonore. Pas aussi sonore que les cris de douleur qu'Ashkan ne retient pas. Layla est obligée de lui plaquer une main contre la bouche pour les étouffer. En comparaison, la guérison de Hasna se passe beaucoup mieux.

Ashkan réussit, sous les empressements de sa petite-amie, à se relever. Il titube, mais il peut avancer tant que Layla le soutient.

— Je connais le quartier, déclare l'étudiante.

Je me rappelle qu'elle a grandi dans une famille d'équarrisseurs, dans les Creux, donc. Je me demande si sa famille y vivait encore au moment de la catastrophe, si elle s'inquiète pour elle. Sachant la force de caractère de Layla, elle ne nous imposera pas de détours pour les chercher.

— Si on traverse le souk, on va arriver sur un canal de l'Euphros, poursuit-elle. Il suffira de suivre le courant pour quitter Ourane. On doit être à deux kilomètres de la périphérie. On aurait pu tomber pire.

Jamila renifle bruyamment, ses yeux n'ont de cesse de revenir vers le châle qui couvre son mari. Je devine qu'elle ne sera sûrement pas en mesure de nous protéger en cas d'attaque.

— Tu as toujours les sigils avec toi, Hasna ? questionné-je.

Mon amie hoche la tête avec solennité et tâte la poche contre sa poitrine.

— Bon, ça nous laisse sept cristaux. Avec un peu de chance, Jamila n'aura pas à recourir à sa magie. Tâchons quand même d'avancer prudemment.

J'essaye de me montrer rassurant. Personne n'est dupe. Est-ce seulement une bonne idée de bouger avec tous ces monstres aux alentours ? Nous n'avons pas le choix. Tôt ou tard, les mas nous trouveront, et aucune cavalerie ne viendra à notre secours dans les Creux.

Je pars en tête, un quartz serré dans ma paume. Layla, encombrée d'Ashkan, m'indique où tourner dans le souk. Bénie soit sa connaissance, car je n'aurais jamais su comment m'orienter dans ce dédale parsemé de fruits écrasés et toiles échues comme des drapeaux en berne. Quand ce ne sont pas tout simplement des corps éventrés. J'évite d'y attarder le regard. La nuit les camoufle dans ces artères basses d'Ourane, mais mes chaussures pataugeant dans le sang ne me permettent pas de les ignorer. Un silence étonnant règne dans les lieux, comme si les mas s'étaient enfin assagis.

Bien sûr, l'accalmie ne dure pas. Un raclement de sabots attire mon attention derrière nous : le taureau de tout à l'heure revient à la charge. Heureusement, Hasna réagit vite. Un de ses cristaux bleus s'éclate sur la créature et la fige sous une couche de gel instantané.

— Courez ! chuchoté-je.

Difficile avec Ashkan. Je l'épaule de l'autre côté et à nous trois, nous parvenons à trotter jusqu'à la sortie. Une bouffée de soulagement me submerge quand j'entends enfin l'Euphros couler.

Soulagement de courte durée.

Face à nous, sur toutes les rives, de tous les côtés ; des mas. Certains se baignent, voire s'abreuvent par leurs bouches multiples de l'eau sablonneuse, mais la plupart s'amassent et se bagarrent autour de cadavres à bouloter.

Cette vision à peine embrassée, je tente de faire demi-tour. D'autres mas ont afflué par les venelles du souk ; la retraite est barrée. Je sacrifie un cristal bleu pour bloquer les monstres de la ruelle, tandis que Hasna jette un vert pour détourner ceux du canal.

Puis nous courons le long du fleuve. Même Ashkan réussit à clopiner tout seul sous l'injonction de l'adrénaline. Les créatures sont trop nombreuses pour que nos quatre malheureux sigils restants puissent les contenir. J'en sacrifie un autre pour dégager par les flammes un groupe de sauterelles du chemin, puis mon dernier contre une harpie qui manque de harponner Layla. Hasna fait de même pour retarder nos poursuivants. La fuite est notre seule option. Hélas, un obstacle réduit mes espoirs en peau de chagrin.

Un pont ! Un fichu pont qui a eu le malheur de s'effondrer et de barrer la route. Nous n'aurons jamais le temps d'escalader le talus de pierres.

C'est fini.

Je me retourne vers les bêtes affamées qui se pourlèchent leurs multiples babines. Tout un bestiaire de l'haiwa. Zineb aurait sauté de joie, songé-je dans un sinistre élan d'ironie. Cette fois, pas de Jarir pour nous sauver. J'espère que Farouk a pu s'en sortir. Que Hussein est vivant, quelque part...

Hasna serre ma main, tandis que Jamila s'avance, bras tendus et crépitant de magie.

— Escaladez.

Son ordre glaçant siffle comme un requiem.

— Jamila, non !

Layla tente de la tirer, de l'empêcher de se jeter dans cette arène de gueules avides. Je comprends qu'il est trop tard. Elle a déjà pris sa décision : soit elle meurt seule, soit nous mourrons tous ensemble. D'un geste, j'encourage Hasna à commencer l'ascension du pont. Si Jamila doit se sacrifier, que cela ne soit pas vain.

Nous passons à peine la première pierre qu'une harpie vole au-dessus de nos têtes. Quelle plaie ! Ils sont aussi de l'autre côté ? Sauf qu'au lieu de fondre sur nous, ce nouvel essaim de mas attaque nos prédateurs.

Des mas contre des mas ?

Je mets quelques secondes à réaliser la tournure improbable des évènements. Jamila et Layla en profitent pour reculer vers les débris du pont. Une guerre farouche se déchaîne entre les monstres. Estafilades, membres arrachés, crocs et griffes dénudés, le spectacle est aussi horrifique que salvateur. Il ne dure pas.

Des éclairs surgissent et achèvent les derniers mas qui ont tenté de nous chasser. Je craignais que nos alliés inhumains se retournent contre nous dès qu'ils réaliseront qu'ils ont de meilleures proies à disposition. Il n'en est rien. Les oiseaux replient leurs ailes membraneuses et attendent, sagement. Obéissants.

Je balaie les environs enténébrés pour trouver l'origine de ce secours improbable. C'est Hasna qui la pointe du doigt. En surplomb, sur l'avenue coupée par le pont effondré, se tient une dizaine de silhouettes encapuchonnées de noir. Des sahir !

Mais comment ont-ils pris le contrôle de ces mas ?

Nos sauveurs descendent vers nous d'un saut sous lévitation. Dès lors qu'ils se rapprochent, sans un mot, le visage toujours couvert, je réalise que quelque chose cloche. Mes muscles se tendent de défiance. L'un d'entre eux, en particulier, avance sur moi.

Je ne vois que ses yeux et ils allument en moi un sentiment alarmant de familiarité. Lorsqu'il baisse son chèche, je n'ai plus de doute.

— Hussein !

Mon cœur se gonfle d'un bonheur aussi vif qu'éphémère. Hussein garde un visage froid. Sans sourire. Il lève deux doigts et un crépitement d'aria en jaillit. Je comprends trop tard.

— Non, attends, fais pas ç...

Mes mots s'enlisent sous la chape d'un sommeil soudain. Mes paupières n'arrivent plus à maintenir le cap et mes muscles m'abandonnent. Je n'ai que le temps de sentir l'étreinte fugace de ses bras avant de sombrer.

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