Le jour où la fin a commencé (2/2)

Dans son sillage, d'autres sahir apparaissent et annihilent les dernières traces d'engeance grâce à leurs sorts. Le calme revient, la zone est sécurisée. Si l'on omet la quinzaine d'élèves traumatisés et sanglotants au milieu d'un hall vicié de cadavres et de sang.

— Fouillez la fac et regroupez les survivants ici, ordonne Jarir à ses pairs sans plus de considération pour le bétail estudiantin.

La flopée d'uniformes noirs s'éparpille dans les étages. Je ne repère que deux femmes et un homme avec des habits de civil. Trois aria-sil pour une douzaine de sahir. C'est peu. Ils ont beau avoir quelques canisters accrochés à leurs ceintures, j'ai la sensation que cela sera vite insuffisant. Les mages restants mettent leur art de soin à disposition des élèves blessés et en état de choc.

Puis Jarir m'accorde un regard courroucé :

— Toi, tu viens avec moi.

Et sans même s'assurer de mon intégrité, ni que je lui emboîte le pas, le sorcier tourne les talons et s'apprête à quitter les lieux. Je hais ce ton qui sonne comme une réprimande. Comme si j'étais responsable de cette débâcle ! N'est-ce pas leur faute à eux de ne pas avoir su empêcher ça ?

Je trotte derrière lui et le rattrape en quelques foulées.

— Qu'est-ce que ça veut dire, ce cirque ? Où est Farouk ?

— Farouk est occupé, comme tous les sahir au cas où tu ne le devinerais pas. Moi aussi, j'ai autre chose à faire que de venir te sauver la mise, mais Farouk, et la plupart des membres de la Ziggurat, estiment prioritaire de mettre à l'abri les aria-sil.

Je me mords la lèvre. Ce n'est pas bon. S'ils se préoccupent de nous, c'est qu'ils ont besoin de réserves. Ils n'ont pas le contrôle de la situation et elle est partie pour durer.

— Comment la barrière a pu se rompre ? Qu'est-ce qu'il...

— Je n'en sais rien, m'interrompt Jarir en se retournant — ses yeux se faufilent par-dessus mon épaule. — Mademoiselle, restez avec vos camarades, s'il vous plaît.

Le ton est poli, mais sec. Suffisamment pour que Hasna se fige et hésite. J'attrape sa main et la serre avec conviction.

— C'est mon amie. On reste ensemble.

— Mes ordres te concernent toi seul. Ce n'est pas à moi de prendre en charge des civils normaux.

— Il faudra bien parce que je ne bougerai pas sans elle.

Je sens Hasna trembler dans ma paume. Jarir me fusille du regard. Je ne cillerai pas. Je sais qu'il a les moyens de me forcer avec sa magie, mais dans la situation actuelle, je l'imagine mal gaspiller de l'aria pour ces bêtises. Alors il cède, dans un grognement à effrayer des mas. Hasna et moi le suivons, à peine rassurés, à l'extérieur.

Là où l'horreur règne.

Même si les sahir viennent de pacifier la zone, un calme trompeur me glace les nerfs. Le ciel rougeoie toujours comme un palpitant gorgé d'ichor. Au cœur de la place, la grande fontaine d'albâtre brisée s'éparpille en ruisseaux souillés. Des vitres cassées, des dalles fendues, et des corps par dizaines ; inertes. De la magnificence de Sidih-Ur, il ne reste que ruines nauséabondes. Mes paupières se ferment sans parvenir à effacer ce cauchemar. J'éprouve un soulagement coupable à m'engouffrer dans la voiture du sorcier et à quitter ce charnier.

Assise à côté de moi, sur la banquette arrière, Hasna ne pipe mot. Les miens aussi sont bloqués dans ma gorge. Jarir ne cherche pas à rompre le silence tandis qu'un paysage dévasté s'offre devant son pare-brise. Je me demande si tout ceci le touche, si sa froideur et son aigreur ne sont que des paravents pour se préserver de l'impensable. On a beau nous répéter — aux sahir, tout particulièrement — que la barrière est fragile, qu'un rien suffirait à la rompre... On ne conçoit jamais cette tragédie avant qu'elle frappe.

Arrivé au pied de la cinquième colline, il s'engage dans les venelles piétonnes — désormais désertes — pour éviter un essaim de mas dans l'avenue principale. Ailleurs, nous croisons des groupes haletants, en fuite d'une menace prête à resurgir à tout moment. Ils gesticulent quand notre bolide passe ; des appels à l'aide. J'essaye d'attirer l'attention de Jarir. Il m'ignore, tout comme ces malheureux. Je redoute qu'il soit à court d'aria, et cet imbécile est si fier qu'il ne lui viendrait même pas à l'esprit de m'en demander.

Tant bien que mal, la voiture finit par freiner devant une enceinte que je reconnais bien. Un mur crénelé et ocre, orné d'une frise de boteh. Sept mètres de haut qui courent sur toute la circonférence de la première colline d'Ourane. Esagil, un quartier entier réservé aux sahir. Un rire de nervosité m'échappe : à quoi rime leur enceinte face à des créatures volantes de l'outre-monde ? J'ai ma réponse alors que nous sortons du véhicule et qu'une de ces harpies s'écrase et brûle contre un rempart invisible. Les mages ont érigé un dôme de protection autour de leurs pénates ; le reste de la ville peut bien finir en cendres.

Aux arches d'accès, le gouvernement de la cité-État a déployé le grand jeu : réquisition de l'armée, fusil d'assaut au clair ; patrouille sur le chemin de ronde ; projecteurs et snipers dans les miradors. Menace ésotérique ou non, il ne s'agit pas de compter uniquement sur les sahir.

Au moment où cette réflexion me frappe, un boucan du diable surgit de la rue perpendiculaire : une colonne de blindés, de véhicules militaires et même de chars descend vers le boulevard Taïeb, l'artère principale d'Ourane. Sachant la taille modeste de la principauté, un tiers des effectifs de l'armée régulière doit défiler dans ce déploiement.

Jarir nous pousse d'un poing ferme entre les omoplates dans la file devant l'entrée. Les soldats ne contrôlent pas grand-chose, tout juste s'assurent-ils qu'ils n'ont pas affaire à des mas déguisés en humains. Je craignais qu'ils rechignent à laisser passer Hasna, mais je constate avec soulagement qu'ils accueillent tous les civils demandant l'asile. Il a fallu une guerre avec l'haiwa pour que le quartier interdit ouvre enfin ses portes.

À l'intérieur, la sculpture du Cheikh Al-Mahadine, premier des sahir, veille sur le monde immuable. Sa stature bienveillante revêt des airs inquiétants dans le bain écarlate du ciel. Je frémis, puis tire Hasna par la manche. C'est la première fois qu'elle met les pieds ici. J'avais été saisi de la même stupeur en découvrant les jardins suspendus le long des palais dévalant la colline. En temps normal, l'Esagil est un petit paradis. Pire moment pour le visiter.

Jarir s'engage sur les escaliers qui mènent au versant nord, il avance d'un pas pressé. Tant pis si nous le perdons — après tout, je sais où se trouve la demeure de Farouk et je suppose que c'est là qu'il nous conduit. Une foule de réfugiés s'est agglutinée le long des marches. Ils ont l'air d'attendre quelque chose : qu'on s'occupe d'eux, qu'on leur explique, qu'un proche les retrouve... Personne ne vient. Jarir les ignore aussi.

Arrivé chez Farouk, Jarir ouvre la porte jamais verrouillée et fait même montre d'une galanterie surprenante lorsqu'il la tient pour Hasna.

— L'endroit n'est pas vaste, mais vous y serez en sécurité.

En effet, en bon ascète, Farouk a toujours réprouvé le luxe et se contente de cette bicoque à flanc de colline, plus haute que large. L'entrée déboule sur un salon équipé du minimum syndical. À gauche, une salle de bain, à droite, une cuisine, puis un escalier qui s'élève de la pièce centrale jusqu'à un étage en mezzanine où se calent miraculeusement deux chambres et un bureau. De par son statut, le sahir de la Ziggurat aurait pu prétendre à bien plus opulent. Même Hussein, sans être des plus matérialistes, aime collectionner les gadgets domestiques au service de sa paresse.

Jarir m'ignore complètement en jouant une parodie de gentleman avec Hasna :

— La seule chambre disponible est celle du maître des lieux, à droite en haut de l'escalier. Je suppose que vous pouvez l'occuper en son absence, avec votre ami. Ce sera à lui de s'expliquer si Farouk trouve à y redire...

Elle ravale sa grimace. L'idée de devoir partager une chambre avec son ex — moi — ne doit pas l'enchanter, même si c'est probablement le cadet de ses soucis à l'heure actuelle. Quant à Jarir, il a l'air épuisé. C'est à peine s'il tient debout. Il a laissé tomber la démarche militaire pour se traîner jusqu'à un fauteuil du salon ; il tire un cylindre aux reflets irisés de sa poche : un canister.

D'un coup de menton, je signifie à Hasna de rejoindre la chambre. Un air de dépit lessive son visage d'ordinaire rayonnant. Dépit ô combien partagé. Je me retrouve seul dans l'entrée avec le factotum peu avenant de Farouk. Même si dans son état, il m'effraie bien moins.

— Tu ne vas quand même pas tirer sur les réserves des canisters ? Lamia n'est pas là ?

J'avais tort : son regard m'aurait assassiné s'il avait eu assez d'aria pour me lancer un sort.

— Je n'ai pas réussi à la joindre à cause de cette foutue panne de réseau et je n'ai pas encore pu aller la chercher.

Une vague de culpabilité m'assaille. Je comprends mieux sa colère — plus acide que d'habitude : Farouk lui a demandé de me mettre à l'abri et cet idiot a fait passer cet ordre avant la sécurité de sa propre aria-sil. Ta fidélité te perdra, Jarir.

— Tu comptes y retourner ?

— Bien sûr que je vais y retourner. Une fois que j'aurais rechargé mon aria.

Il s'apprête à desceller son canister. Ces petites choses sont précieuses et difficiles à remplir, il le sait. Mon soupir sonore envahit la pièce. Ce qu'il peut m'énerver...

— Pourquoi tu ne me demandes pas ?

Il fixe un regard lourd et pénétrant sur moi pendant de longues, trop longues secondes. On croirait que je viens de lui soumettre l'option la plus inenvisageable qui soit.

— Je ne peux pas. Tu es le jawhara de Farouk.

Encore ça ? Combien de temps va-t-il rester coincé sur cette idée ?

— De un, pour la énième fois, je n'appartiens pas à Farouk. De deux, c'est vraiment le moment de faire la fine bouche ? Pense à Lamia : plus vite tu seras sur pied, plus vite tu la retrouveras.

Jarir tourne la tête et décolle péniblement l'avant-bras du fauteuil pour m'inviter à approcher. C'est dire comme il lui en coûte. Je campe devant lui.

— Plus près, lâche-t-il dans un filet de voix éteinte.

Je plante mes paumes sur les accoudoirs.

— Plus...

Plus ? Il plaque sa main dans le creux de mes reins et me fait basculer. Je me retrouve à califourchon sur ses genoux. C'est vrai... Plus il y a de contact, plus le procédé est efficace ; j'ai tôt fait d'oublier ce détail. Je suis presque soulagé, qu'avec ma tête désormais fourrée sur son épaule, il ne puisse pas voir mon embarras. Dire que c'est moi qui viens de lui proposer...

— Je n'ai aucune envie de te toucher, dit-il en remontant ses doigts le long de mon dos.

Un frisson traître m'échappe.

— Je te rassure, c'est réciproque.

Je grogne dans l'espoir de garder un minimum de fierté. C'est perdu d'avance : je suis incapable d'avoir l'air indifférent quand un sahir me touche.

Ses longues mains enserrent ma poitrine, sous mon tee-shirt, elles glissent habilement entre mes côtes. Je dois mordre ma lèvre pour contenir un soupir alors que l'aria vibre sous ma peau, s'électrise sous ses doigts. Ils s'immobilisent, ils ont trouvé le nœud. Leurs pulpes s'enfoncent et impriment leur marque dans ma chair. Cette fois, le gémissement m'échappe. Ce n'est pas de la douleur, juste une sensation fébrile alors que je sens l'énergie s'enfuir entre ses serres.

Les premières fois, on a le réflexe de lutter. C'est contre-productif : l'aria se perd dans la nature, pour rien. Maintenant, je me laisse aller, attrape le plaisir déviant que me procurent ces crépitements et flotte sur leurs flots doucereux.

Quand il s'arrête, je me sens à la fois léger et lourd ; lourd au point de m'effondrer tel un poids mort contre lui. À ma grande révulsion. Jarir sait que je n'y peux rien, il attend quelques secondes avant de me repousser délicatement. À contrecœur, je me relève et me rattrape à l'accoudoir pour ne pas vaciller. Le monde tourne encore un peu, mais les couleurs reviennent petit à petit. L'aria inerte et environnant — celui que les sahir ne peuvent prélever sans les aria-sil capables de le catalyser naturellement — s'engouffre dans la place laissée vacante. Je sais que d'ici une heure ou deux, je serai parfaitement remis.

— Merci.

Le dire doit arracher quelques pans de sa dignité. Quid de la mienne ?

— Retrouve Lamia, murmuré-je, épuisé.

Jarir se redresse frais comme un gardon et file vers la sortie sans attendre.

— Si vous avez un problème, allez voir Bachir : il est de garde à l'entrée du quartier. Il va de soi que vous éviterez de le déranger pour rien. Pour le reste, tu connais la maison. Je tâcherai de rentrer avant la nuit.

J'aurais voulu savoir quand Farouk prévoyait de rentrer, mais il ne le sait sans doute pas. La porte claque, je n'ai plus qu'à me diriger d'un pas traînant vers l'étage. Chaque marche dispense une torture supplémentaire. La chambre de notre hôte m'accueille, modeste, sans fioritures, juste fonctionnelle. À l'image de ce que je suis aux yeux de Farouk.

Hasna est recroquevillée en chien de fusil sur le lit. Je l'imite. Sa poitrine se soulève par saccades irrégulières : elle sanglote en silence. À une époque, je l'aurais serrée dans mes bras et soufflé sur ce vilain chagrin. Cette époque me paraît si lointaine...

Pourtant, c'est à partir de là que ces histoires ont commencé, que j'ai rencontré Hussein, puis Farouk... À partir du jour où Hasna m'a quitté.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top