Le jour où la fin a commencé
Un courant d'air s'immisce dans le noir. Trop insignifiant pour soulever le rideau de mes paupières. Hélas, un cri — ou ce qui s'apparente davantage à un couinement — me tire d'un sommeil qui m'a avalé par surprise.
Je la perçois avant de voir quoi que ce soit : cette pestilence psychique, cette énergie néfaste issue de l'haiwa. Les flashs atroces d'un après-midi sanglant resurgissent en moi. Dans un réflexe, je bondis, prêt à me défendre contre l'infecte créature qui s'est immiscée jusqu'ici...
Hasna allume la veilleuse. Une silhouette se dévoile au pied du lit. Ce n'est pas un mas.
— Je vous prie de m'excuser, mademoiselle, je ne savais pas que vous seriez ici.
Farouk baisse la tête, aussi cordial qu'à son habitude. Et je prends conscience de l'incongruité de la situation. Moi et mon amie, réfugiés dans la chambre d'un sahir de la Ziggurat.
De sa belle prestance, il ne reste plus grand-chose. Au cas où l'aura contaminée et imprégnée des effluves de l'haiwa ne serait pas un indice éloquent, ses vêtements sont ruinés, salis quand ils ne sont pas carrément déchirés par endroits. Sa peau brune est encore assombrie de poussière et de suie. J'ai l'impression que le bord de sa barbe impeccablement taillée est roussi. Même ses cheveux longs, qu'il ordonne d'habitude dans un chignon, n'ont rien à envier au chaos que fait pousser Hussein sur sa tête. On dirait qu'une apocalypse lui est tombée dessus.
Merde. L'apocalypse nous est tombée dessus.
La culpabilité monte en moi comme du lait oublié sur le feu. Alors que nous nous assoupissions pour nous remettre de quelques émotions fortes, Farouk faisait la guerre au-dehors. La dernière des choses qu'il devait souhaiter trouver en rentrant était deux squatteurs sur son lit. Hasna doit partager mon raisonnement, car elle bondit du lit, lissant ses effets défaits et s'inclinant en pénitence.
— Non, pardon, c'est ma faute, Cheikh Bekrit, le sommeil m'a prise au dépourvu.
Farouk réussit à esquisser son fameux sourire à la fois hypocrite et bienveillant ; celui qui veut dire « tout va bien, ce n'est pas parce que j'appartiens à la Ziggurat que je suis supérieur à vous ». Quand chacun de ses gestes, de ses actions et de ses paroles me renvoie son implacable supériorité à la figure.
— Il n'y a aucun problème. Vous êtes la bienvenue ici tant que le danger rôde dehors.
Hasna frémit.
— La Faille... Elle est toujours...
Comme la plupart des maisons à flanc de colline, celle de Farouk n'a pas de fenêtres au niveau de la chambre en mezzanine, juste une vitre barrée de rideaux donnant sur le rez-de-chaussée et une lucarne au plafond. La nuit est tombée depuis quelques heures, le ciel devrait être complètement noir.
Des reflets sanglants s'y attardent.
Farouk ajuste sa voix, s'il lui était resté une once de magie, ses mots auraient revigoré mon amie. Pour l'heure, ils la rassurent, et c'est déjà un prodige.
— Il y a encore du travail, mais ne vous inquiétez pas, la situation reviendra bientôt à la normale.
Hasna expire un grand coup et chasse de sa poitrine l'angoisse pesante.
— Merci. — Elle allait quitter la chambre, mais une pensée la traverse. — Le réseau satellite ne fonctionne toujours pas, n'est-ce pas ? Est-ce que les sahir ont un autre moyen de communication ?
Une fois n'est pas coutume, une grimace contrarie le visage trop affable de Farouk.
— Nous en avons un. Malheureusement, nous le dédions à la gestion de la crise. La Constellation nécessite une magie que nous devons économiser au maximum.
— Bien sûr, je comprends, acquiesce-t-elle en baissant les yeux.
Je partage sa tristesse. Moi aussi, j'aurais voulu pouvoir m'assurer que nos familles allaient bien. Je me fais moins de souci pour Layla et Ashkan que j'imagine sous la protection de Kader et Jamila. Je l'espère.
— Si c'est pour vos parents que vous inquiétez, les côtes ouraniennes semblent épargnées pour l'instant. Et les téléphones filaires fonctionnent encore. Je n'en ai pas ici, mais le café en bas de ma rue, si. Par contre, j'ai vu une longue file d'attente en grimpant ici, et je ne peux garantir que les lignes téléphoniques n'ont pas été coupées lors des attaques.
Une lueur d'espoir traverse le visage de Hasna. Voilà une solution à laquelle ni elle ni moi n'avions songé. Une œillade entendue passe entre nous : je sais qu'elle demandera des nouvelles de ma famille à sa mère, si elle réussit à la joindre. Elle sort en refermant la porte avec un peu trop de précipitation.
Enfin seuls.
En moins de temps qu'il n'en faut pour dire « baklawa », Farouk change. La fatigue qu'il portait sur ses épaules le terrasse et il se laisse tomber sur le lit avec la grâce d'une baleine échouée. Là, le visage enseveli dans un oreiller, les bras inertes, il fait enfin ses vingt-huit ans.
Il prend néanmoins dix ans dès qu'il tourne la tête. Ses yeux noirs cernés de noir ressemblent à un vortex sur le point d'engloutir la vitalité du monde.
— Ça va ? questionné-je prudemment.
Son regard ne cille pas, peut-être réussit-il même à avoir l'air plus apathique.
— As-tu d'autres questions intelligentes ?
Je me mords la lèvre et me retiens de lever les yeux au plafond. Vu les circonstances, je peux pardonner sa brusquerie.
— Je reformule : à quel point c'est la merde dehors ?
Il relâche un soupir si long qu'une île, quelque part, à l'autre bout de la mer d'Al-Gyss, a dû être soufflée par un ouragan.
— Chaque fois qu'on parvient à sécuriser une zone, de nouveaux mas s'infiltrent ailleurs. Je ne suis rentré que parce que je n'ai plus une goutte d'aria. Je vais devoir y retourner, même si ça revient à écoper un bateau avec une cuillère. Je n'ai jamais vu ça. Je pense que personne d'encore vivant n'a jamais vu ça sur la Péninsule. Ce n'est pas qu'une brèche, la barrière s'est tout simplement rompue.
Un gouffre s'éventre sous mes pieds. Je me sens vaciller alors même que je suis assis. J'entretenais encore l'espoir qu'il s'agirait d'une fissure comme une autre, il souffle dessus sans pitié.
Farouk se tourne sur le côté et écarte un bras. Je me glisse contre lui en repli futile.
La peine m'accable. Pas seulement parce que le monde est en péril, mais parce que Farouk a voué sa vie à la protection de la barrière, qu'on l'a conspué pour sa rigidité, sa paranoïa absurde, ses précautions exagérées... Rien de tout cela n'a suffi. En tant que membre du Conseil de Veille, je n'ose imaginer l'impact de cet échec sur lui.
Il raffermit son étreinte autour de moi et roule sur le dos. Je me retrouve affalé sur son torse tandis que ses yeux emplis de cauchemars s'égarent dans le halo rouge du vasistas.
— Pardon, se reprit-il, je ne devrais pas être aussi pessimiste. L'armée a demandé des renforts et des troupes du Gyss ne devraient plus tarder.
Il a besoin de relâcher la pression. Je ne peux pas lui en vouloir d'être honnête avec moi, même si cela implique des choses difficiles à entendre. Mon rôle, quelque part, est d'être présent, de le soutenir.
— Et l'Assyr ?
— J'ai contacté leur loge, à la demande du Haut-Conseil. Pas de réponse pour le moment. C'est peut-être mieux. Se retrouver avec des soldats du Gyss et d'Assyr à Ourane est une perspective que personne n'a envie d'envisager.
Je hoche la tête. La guerre contre l'outre-monde exige des concessions, et si l'État en est à compter sur l'aide de deux ennemis historiques, alors la situation est grave.
— Tu penses que l'Assyr pourrait être... mêlé à ce qu'il se passe ?
Cette fois, son regard se fixe sur moi, empreint d'un sérieux qui me provoque un frisson.
— Je ne l'espère pas. Si l'Assyr est responsable et que je n'ai pas su l'anticiper, la faute m'incombera. Mais je ne crois pas en cette hypothèse. Nous avons une piste plus probante.
Je me redresse sur son torse.
— Ah oui ?
Ma curiosité guette comme un animal affamé devant qui on agite à manger, je suis prêt à réceptionner mon bout de gras, mais Farouk garde ses lèvres scellées ; une courbure grave sculpte sa barbe.
— Je ne souhaite pas t'en parler tout de suite. J'aurais vraiment besoin d'aria pour tenir...
Ses mains piègent ma nuque et m'attirent vers lui dans un baiser. Un jour comme les autres, je n'aurais pas résisté, mais là...
— Attends, non, comment ça ? Pourquoi pas maintenant ?
La tristesse empoisonne les lacs sombres de ses yeux. Je comprends qu'il me cache quelque chose. Pas pour me maintenir dans l'ignorance ; pour me protéger. Et ça me crève le cœur.
— Je te le dirai après, promis. Pour l'heure, est-ce que tu veux bien me donner de l'aria, s'il te plaît ?
« S'il te plaît ? » C'est la première fois que Farouk me demande quelque chose. Du moins, la première fois qu'il attend une réponse de ma part. Je lui dois au moins cela.
Je rebascule sur le dos. Par la lucarne, j'ai l'impression de voir des ombres se mouvoir. Sans doute juste le tamari en surplomb sur la colline ; sans doute juste mon angoisse.
Il retire enfin la djellaba, drapée sur les épaules. Le vêtement soulève un nuage de poussière et de sable. Le Farouk d'hier — maniaque comme pas deux — aurait blanchi de voir son antre ainsi sali. Celui d'aujourd'hui oublie la retenue et fond sur moi avec avidité. Ses mains écartent ma chemise tandis ses lèvres dessinent le relief de mes clavicules. Un frisson. Je rejette la tête en arrière et ferme les yeux.
L'aria s'agite, fébrile dans le champ d'attraction de cet aimant impatient. Notre lien a la fâcheuse manie d'amplifier le moindre contact, de me porter au bord du précipice en un effleurement. L'aria s'emballe, je gémis en la sentant filer entre ses lèvres à une vitesse incontrôlable.
— Pardon...
Il ralentit. Je respire à nouveau.
— Tu as donné de l'aria à Jarir tout à l'heure ? enchaîne-t-il.
— Il en avait besoin !
Réflexe de défense : j'ai dû protester plus que de raison. Farouk se contente de sourire et balade un doigt le long de ma pommette.
— Ce n'est pas un reproche. Je suis soulagé qu'il t'ait ramené ici sain et sauf. — Puis en se penchant dans le creux de mon oreille. — J'aurais préféré venir en personne... J'étais si inquiet pour toi.
— Moi aussi.
L'aria lui a rendu de sa vitalité. Il sent toujours la sueur et le sale, mais les émanations de l'haiwa ne sont déjà plus qu'un souvenir lointain ; purgées. En appui sur un bras, l'autre attelé à se masturber, il m'offre une vue splendide sur son torse ciselé par des années à s'échiner au service de la Ziggurat. Je me perds quelques instants dans la contemplation de ces vallons dorés qui me rappellent les dunes majestueuses du Fayeh, avant de l'imiter dans son onanisme.
Le plaisir monte, plus par sa présence que ma gestuelle mécanique. Quand il se lève pour aller chercher le gel, je suis dur. Lui aussi. Son membre s'érige, grandiose, comme ces piliers ancestraux qui protègent toujours le site archéologique de Saruk mille ans après. J'arrive encore à rougir à cette vision, même au bout de six mois. Ma pudeur doit l'amuser, j'ai l'impression de lui discerner un sourire coquin quand il me pousse sur le côté.
Il s'étend contre mon dos, ses mains sur mon torse sont si agréables... Lorsqu'il mord mon épaule et vampirise d'une traite mon énergie magique, je défaille. Il s'enfonce en moi. Mon cri traverse la chambre ; un râle de plaisir brusque et intense que mes lèvres n'ont su contenir.
Hussein a ouvert la boîte de Pandore et Farouk a entériné ma place dans cet enfer de délices. Je tire l'oreiller vers mon visage et y enfouit ma perte de contrôle.
Farouk me pilonne sans doute plus mollement que d'habitude. Il n'a pas besoin d'y aller fort, le moindre de ses va-et-vient suffit à déliter ma raison. L'aria me fait tourner la tête et renforce sa vigueur. Il me bascule sur le ventre et s'enfonce plus profondément, quêtant le plaisir à sa source impie. Il monte en geyser, les chants de l'aria inondent la pièce et j'oublie tout dans ce temps en suspension. Mon angoisse pour mes proches, le ciel rouge et la fin du monde ; tout cela s'évapore alors que mon esprit se laisse submerger.
Farouk serre mon cou dans sa paume avec force et les derniers filins d'énergie filent entre ses doigts. Il me relâche suffoquant, frémissant et en sueur, mais revient vite se blottir contre moi dans une étreinte tendre.
— Tu n'as pas joui, finis-je par faire remarquer une fois que nous avons repris nos souffles.
— Je n'avais pas la tête à ça.
Moi non plus, je n'aurais pas dû l'avoir. Cette trace visqueuse sur mon ventre me rend presque coupable. Farouk chasse ce sentiment d'un baiser sur la nuque.
Puis c'était fini. Il se relève et un vide froid agresse mon dos. À défaut de chaleur humaine, je rabats le drap sur moi.
— Est-ce que tu vas me partager tes hypothèses maintenant ?
Assis au bord du lit, dos tourné, Farouk se rhabille. L'aria l'a revigoré — que dis-je : ressuscité. Ma question le fige, puis il hoche la tête avec cérémonie.
— Il le faut. Ça ne va pas te plaire.
— Puisqu'il le faut...
Je ramène mes genoux contre ma poitrine et frissonne, blotti sous le drap.
— Ça fait près de trois mois que l'on constate un accroissement des perturbations sur la barrière. Elles restaient sous contrôle, sauf depuis une semaine : elles ont empiré dans le sillage d'un groupe d'étude en particulier.
Mes ongles s'enfoncent dans mes mollets. La mâchoire crispée, je pressens déjà ce qu'il va dire et je ne sais pas si je souhaite l'entendre.
— Celui de Zineb Benhassem.
Évidemment qu'il fallait qu'il rejette la faute sur elle. La colère tambourine à mes tempes, le déni vient en renfort.
— N'importe quoi ! C'est elle qui vous a prévenus la première de ces anomalies. Ça serait illogique qu'elle y soit pour quelque chose ! Vous avez des preuves, au moins ? Ce n'est sans doute qu'une coïncidence ! Ou un coup monté...
La paranoïa, maintenant... Dès la première fois où je les ai vus ensemble, cette tension entre Farouk et Zineb était flagrante. Ils n'ont jamais été sur la même ligne.
Farouk grimpe sur le lit pour se rapprocher de moi, il joue la carte de l'empathie pour m'apaiser.
— Crois bien que l'idée d'avoir été trahi par mes propres pairs m'anéantit aussi. Mais leur groupe est introuvable depuis le début de la catastrophe. Ils utilisent un camouflage. Je suis désolé, c'est un fait que nous ne pouvons pas ignorer.
Pourtant, je continue à secouer la tête.
— Hussein n'aurait jamais fait ça. Même si tu le détestes, c'est quelqu'un de bien. Il n'aurait jamais...
— Nafi.
Une main sur l'épaule, l'autre sous le menton pour me forcer à le regarder.
— Je ne le déteste pas, reprit-il. C'est un jeune coq qui cherchait à faire ses preuves et qui s'est acoquiné avec une bande tout aussi tête brûlée. J'ignore ce qu'ils espéraient faire, mais je suis prêt à parier que ce que nous voyons-là n'était pas le résultat escompté. Ils ont été dépassés par leurs actes, et maintenant, c'est à nous d'en assumer les conséquences.
Comme je hais cette distinction qu'il trace entre « eux » et « nous ». Dans son esprit, le procès est déjà terminé. Hussein est coupable et cette idée impensable me consume d'une rage silencieuse.
— Hussein a-t-il cherché à te joindre ? ose-t-il questionner comme un maudit inquisiteur.
— Non.
Un mensonge idiot, Farouk doit sûrement voir ce qu'il en est dans ma tête. Il ne m'en fait cependant pas le reproche. Il se contente de se relever et de réajuster la capeline sur ses épaules.
— Merci pour l'aria. Je vais pouvoir rétablir une Constellation avec les escouades d'intervention. Repose-toi, va manger un bout. Je risque d'avoir encore besoin de toi.
Je n'ai pas envie de le regarder. Ses informations plus cette manie de me considérer comme un objet achèvent de m'encolérer. Or, il me reste assez de bon sens pour comprendre que ces injustices ne sont pas de son fait. Je me contiens.
Cependant, dès qu'il a refermé la porte derrière lui, j'attrape un coussin pour y étouffer un grondement de frustration. Me reposer ? Comment veut-il que je me repose alors que je n'ai aucune nouvelle d'Ashkan, Layla, mes parents, mes sœurs... et que Hussein court dans la nature, des soupçons à ses trousses ?
À tâtons, je pars en quête de mon pantalon délaissé au pied du lit et y récupère mon téléphone. Toujours pas de réseau. Dans le journal, l'appel en absence de Hussein, frais d'avant-hier, me nargue. Quel idiot de ne pas lui avoir répondu ! Peut-être aurais-je eu sa version. Une dans laquelle, il jouerait un rôle d'innocent crédible. Est-ce qu'y répondre aurait changé le cours des choses ?
Un vertige s'empare de moi alors que j'imagine un carrefour de possibles et que je découvre les mauvais embranchements que j'ai empruntés. Non, arrête de délirer, Nafi. Le cataclysme s'est produit, ma petite personne n'y aurait rien changé. Mais puis-je aider à réparer ?
Oui, en attendant dans cette chambre, à la disposition des sorciers compétents, me souffle la voix de la raison. Bon sang, que ce rôle est haïssable... Avec un peu de chance, j'arriverais peut-être à convaincre Farouk de m'emmener avec lui.
Pour l'heure, je n'ai qu'un soupir las à expulser, bras en croix sur le lit, yeux rivés au plafond. Je n'ai pas envie de me reposer, je n'ai pas faim, à la place, les souvenirs déferlent et m'emportent vers ce jour où tout a basculé.
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