Chapitre 8 : Ce que nous voulons
Un livre plié sur la tête en guise de pare-soleil, je m'étirai sur le transat de la piscine de Gorsippa. Cet ersatz de détente ne camoufla hélas pas les cris des bambins excités qui pataugeaient dans l'eau. Même en ayant investi un coin d'herbe à l'écart, les échos portaient loin. En ce printemps brûlant, notre groupe s'en accommodait contre un bain de fraîcheur salvateur.
Ashkan, Layla — devenus inséparables — et Hasna étaient au rendez-vous. Ma meilleure amie se tenait en retrait, vêtue d'une robe longue et blottie à l'ombre d'un cyprès. Elle n'aimait pas la baignade, un roman dense lui suffisait.
À notre petit quatuor s'étaient joints quelques amis de Hussein, dont Rezza, qui se tortillait les mains de malaise devant les embrassades un peu trop provocantes de Layla. Elle jouait avec Ashkan comme une mante religieuse après l'accouplement.
À ma droite, un soupir dépité surpassa le brouhaha ambiant et la symphonie de baisers mouillés. Je passai un coup d'œil sous la tranche de mon livre : Golshifteh s'éventait sur une cadence agacée. Son aria-sil — un garçon étrange qui déblatérait une théorie complotiste à la minute — babillait à ses côtés. Raison logique à l'exaspération de la magicienne.
J'avais été surpris qu'elle accepte de nous accompagner. Elle disait avoir besoin de se changer les idées après les « travaux de contribution collective » imposés par la Ziggurat suite à ce petit raté dans les mines. J'avais trouvé la punition injuste. Ils n'avaient rien fait de mal et personne n'avait été blessé, en fin de compte.
Hussein prétendait que c'était une manière de dissuader de jeunes sahir de se rallier aux idées controversées de Zineb Benhassem. La théorie se tenait. Du peu que j'avais aperçu de la Ziggurat via Farouk, je n'avais aucun mal à croire la rigidité de leurs principes.
— Une canette de Fay'Fizz pour mon sucre au miel... Tout de suite ! Et toi, Nafi, tu veux quelque chose à boire ?
Je levai la couverture de mon livre face à Ashkan aux petits soins pour sa douce. Comme c'était aimable de sa part de ne pas m'oublier dans son hypnose amoureuse.
— Non merci, c'est gentil.
Le chevalier servant s'enquit des requêtes pour nos trois camarades, puis fila avec quelques pièces et une serviette sur le dos au distributeur de boissons.
Layla était enfin seule. Alanguie sur sa chaise longue, son maillot de bain une pièce mettait en valeur ses jambes longues et galbées. Les énormes lunettes de soleil qui écrasaient son visage ne laissaient plus voir qu'une moue boudeuse sur ses lèvres. La jeune étudiante jouait à fond de ses atouts séducteurs. Je n'y étais pas sensible, pas le moins du monde. Pourtant, dès qu'Ashkan eut le dos tourné, je me levai pour glaner un moment confidentiel avec elle.
J'avais des questions.
— Ça a l'air de bien marcher entre toi et Ashkan...
Une introduction plate, phatique, le temps de poser ma serviette dans l'herbe à ses côtés.
— Ça va... Et toi, avec Hussein, alors ?
J'aurais dû rentrer dans le vif du sujet directement. Sinon, je n'aurais jamais le temps de quérir mes réponses avant le retour d'Ashkan.
— Ça va, éludai-je. Tu continues à voir Kader, j'imagine ?
Tu rames, Nafi...
— Ben oui. On a un engagement. Il me paye pour que je sois son jawhara.
Sa donneuse d'aria exclusive, donc. Parfait, elle nous emmenait là où je le désirais.
— Et pourquoi lui ? Vous avez une résonance ?
Sa tête délaissa le soleil pour se tourner vers moi, elle baissa ses lunettes et me dévisagea avec circonspection. Avant d'éclater de rire.
— Non, bien sûr que non ! C'est un phénomène rare, ça. Je suis juste avec Kader parce que sa femme me fait confiance et sait qu'il n'y a pas de sentiments entre lui et moi. Ça la rassure.
— Et tu connais des gens qui en ont une, de résonance ?
— Pourquoi cette question ? Tu te demandes si c'est ce que tu ressens avec Hussein ?
Au loin, Ashkan revenait déjà, les bras chargés de canettes. Je devais me dépêcher de mettre un terme à cette discussion.
— Non ! Je sais que ce n'est pas le cas. Je voulais juste savoir si... enfin... est-ce que...
Les mots s'emmêlaient dans ma bouche, incapables de passer le filtre de ma langue maladroite. J'aurais aimé savoir si elle connaissait des personnes entretenant ce type de relation, s'ils y plongeaient sans retenue ou s'ils arrivaient à se passer l'un de l'autre...
La fenêtre de tir se referma. Tout sourire, Ashkan tendit une canette ruisselante de fraîcheur à son « sucre au miel ».
— De quoi vous parliez ?
— Trucs d'aria-sil, éluda Layla d'un haussement d'épaules.
Elle ne chercha pas à me pousser aux révélations. Ma gêne était aussi évidente qu'un nez au milieu de la figure. J'avais encore moins envie d'en parler devant Ashkan. Ces histoires de résonance touchaient un peu trop à l'intime.
Je fis encore acte de présence avec eux, le temps que Layla se désaltère, puis les laissai renouveler leurs échanges salivaires en paix.
De retour sur mon transat, un poids à peine plus léger sur la poitrine, je cachai mon visage et mes ennuis sous mon livre pare-soleil.
Je ne savais absolument pas comment gérer la situation avec Farouk.
Je n'avais plus de nouvelles de lui depuis que nous avions franchi la ligne, deux jours auparavant. Après un long sommeil pour régénérer l'aria qu'il m'avait soutiré jusqu'à la dernière goutte, je m'étais réveillé dans une maison vide. L'illusion du décorum féérique s'était dissipée et ce salon triste n'avait pas arrangé mon humeur cafardeuse. Farouk m'avait abandonné avec un mot sur la table, expliquant qu'il devait retourner travailler, et bla-bla.
Il n'avait pas payé pour l'aria. Cela dit, il n'en avait jamais été question et je n'allais certainement pas le rappeler pour réclamer quoi que ce soit. Personne ne savait que nous nous étions vus. Pas même Hasna, auprès de qui je m'étais excusé pour mon comportement à Abrestran et avais prétexté un dérèglement passager après l'attaque. J'espérais ainsi ne plus avoir à contacter Farouk tout court. Ce besoin viscéral de lui s'était calmé après nos ébats. Et pourtant...
Quels ébats...
— Coucou Marmotte.
— Ahh !
Je manquai de tomber du transat en sursautant. Hussein m'avait fait une de ces frayeurs en m'ôtant mon parasol feuillu. Il pointa mes joues écrevisses.
— Oh, t'es tout rouge. Je ne pensais pas que tu pouvais attraper des coups de soleil sous un livre, s'esclaffa-t-il avec bien trop de sarcasme.
— Je ne m'attendais pas à ce que tu arrives aussi tôt, bougonnai-je en essuyant ma gêne dans une serviette.
Il m'avait prévenu qu'il terminerait son dernier créneau de travaux imposés sur les coups de dix-sept heures. Il avait bien vingt minutes d'avance.
Hussein installa ses fesses sur ma chaise longue, frottant mes hanches sans la moindre gêne. Des lunettes fumées masquaient ses yeux noisette malicieux, mais son sourire habituel était bien au rendez-vous. Je me redressai pour y apposer un baiser tendre.
— J'ai tué le bibliothécaire pour te retrouver plus vite, expliqua-t-il. Tu me manquais trop.
Je me figeai, avant de me rappeler son humour douteux. Quinze jours sans se voir, ça avait été vraiment trop long.
— Toi aussi, tu m'as manqué, ronronnai-je en passant mes bras autour de son cou.
Je le pensais. Vraiment. Même si je m'étais égaré avec Farouk, ce n'était que pour mieux retrouver Hussein. En pleine possession de mes moyens. L'étais-je ?
Une voix éraillée brisa le cocon de notre réunion.
— Le vieux Redouane t'a laissé partir plus tôt ? demanda Golshifteh, une grimace tordue et les yeux plissés à cause du soleil.
— Ouais, il a eu pitié de moi. Je te jure, quelle plaie, ce tri ! Même quand j'avais tenté d'ouvrir un vortex en quatrième année, la punition avait été moins ennuyante. Si je dois encore tomber sur un seul de ces abaques réactualisés par ce maniaque d'Aburnapal, je provoque un incendie. Archives centenaires ou pas.
Golshifteh acquiesça pensivement.
— Ces croûtons décatis de la Ziggurat finiront par chuter de leur trône décrépit, un jour.
Sa prophétie lugubre me fit frissonner, Hussein éclata de rire. Il retourna son sourire diamanté vers moi.
— Je vais me rafraîchir. Tu viens, Marmotte ?
Ma réponse importait peu puisque sa main me tracta hors de mon transat. Mon livre s'échoua dans la pelouse et je me retrouvai à courir dans ses pas vers le grand bassin. Je n'eus pas le temps de reprendre mon souffle qu'il me jeta à l'eau.
Un étau froid enlaça mon corps et réveilla mes synapses engourdies par la chaleur. Une anguille glissa à mes côtés. Hussein m'attrapa avant même que je ne reprenne pied. Je craignis qu'il n'essaye de me couler, mais il me ramena doucement contre le rebord carrelé. Il m'embrassa encore et ne prêta pas la moindre attention aux mères de famille qui se plaignirent du spectacle indécent et éloignèrent leurs enfants.
Cela faisait à peine deux générations que les mœurs se libéraient à Ourane ; dans les campagnes, elles restaient conservatrices, je pouvais difficilement en vouloir à d'autres de s'indigner comme je l'aurais fait il y a quelques mois.
Désormais, la gêne m'apparaissait comme un souvenir lointain. Il n'en tenait qu'au regard courroucé du surveillant de baignade de ne pas pousser la frénésie de nos retrouvailles.
Il déposa une guirlande de baisers le long de mon cou et me chuchota :
— Je peux te prendre de l'aria ?
— Tu sais que tu n'as pas besoin de demander.
— Ça fait quinze jours que je t'ai pas vu, Marmotte. Autant de temps que je survis sans magie. J'ai l'impression d'être un ermite qui sort de sa caverne.
Je le dévisageai avec surprise. Je pensais qu'il profiterait de mes vacances à Biwa pour faire de nouvelles connaissances, ou renouer avec les anciennes.
— T'as vu personne d'autre en quinze jours ?
Il haussa une épaule si détachée qu'il souleva des remous dans l'eau.
— Non. Enfin, j'aurais pu, mais je n'avais pas absolument besoin d'aria. Autant éviter de plomber mes finances pour pas grand-chose. Du coup, si je t'en prends là, je risque d'être un peu bourrin.
Je jetai quelques regards aux alentours. Les enfants nous avaient vite oubliés pour se trouver une autre curiosité et dans le vacarme ambiant, personne n'entendrait les murmures mélodieux de l'aria. Quant à être bourrin, il ne pourrait pas faire pire que Farouk pendant l'attaque de Marfa.
— Vas-y.
Ma tête s'alanguit contre la faïence. Je savourai le délice de ces flux d'énergie qui glissaient contre mon être comme des étoffes satinées sur ma peau.
Hussein s'interrompit. Il observa la pulpe de ses doigts avec un froncement de sourcils.
— Et toi ? Quelqu'un d'autre t'a pris de l'aria ces derniers temps ?
Mon cœur se mit à battre une cadence au-dessus. Malgré son ton innocent, la question n'en était pas une, il avait dû sentir quelque chose dans mon aria, des traces... Maudit Farouk ! Ne pouvait-il pas faire les choses proprement ? Je me fustigeai alors de penser ce nom. Même si Hussein m'avait promis de ne pas fouiller dans ma tête sans mon accord, ce genre de promesses n'engagent que ceux qui y croient. J'avais envie de le croire, de lui faire confiance.
En lui mentant.
— J'ai dépanné Jamila, avant-hier. La femme du sahir de Layla. Ça ne te dérange pas que je le fasse de temps en temps, non ?
Je n'étais qu'un imbécile. C'était un mensonge facile à vérifier — s'il s'en donnait la peine —, mais Jamila était la seule sahir que je connaisse qui ne soit pas directement liée à lui.
— Non, tu donnes ton aria à qui tu veux, je n'ai aucun droit de propriété dessus. Tant que ça reste des sahir réglo. Je ne voudrais pas que tu tombes sur un sale type.
J'étais mortifié de honte. D'un autre côté, je savais que jamais le nom de Farouk n'aurait pu franchir mes lèvres sans briser tout ce qui existait entre nous. À l'époque, je n'imaginais pas revoir son ennemi, je pensais encore pouvoir tasser mon impair sous le tapis.
Hussein prit mon aria et ma boule au ventre me coupa de tout plaisir. Sentait-il mon mal-être ? Gobait-il seulement mon odieuse tromperie ? Il n'en laissa rien paraître. Quand il eut fini, il se plaqua contre moi, bercé par la houle du bassin.
— Tu sais, Nafi, des fois, je me dis que... toi et moi, peut-être que... peut-être qu'on pourrait...
— Quoi ?
Il me regarda avec intensité. Et détourna les yeux.
— Non, oublie, c'est stupide.
— Mais si, dis-moi !
— Je me disais qu'on pourrait peut-être se mettre en couple pour de vrai.
Mon cœur fit un bond en avant, prêt à plonger et à s'engouffrer dans l'invitation. Ma raison brisa cet élan d'enthousiasme. C'était injuste. Je guettais ces mots depuis ce jour au bord des arènes. J'avais tant espéré. Et alors que cette proposition échouait enfin entre mes mains, je la recevais avec autant d'anxiété qu'une grenade dégoupillée.
Je ne pouvais pas m'engager là-dedans. Même si j'en mourais d'envie. Trop d'incertitudes, trop d'obstacles noircissaient le tableau. À commencer par Farouk qui s'y superposait malgré nous.
— Je... je ne sais pas.
Hussein semblait n'attendre qu'une hésitation pour renchérir :
— Dans ce cas, laisse tomber.
Sa défaite attisa la panique ; la peur irrationnelle de le perdre.
— Non ! Tu me plais, Huss. Je veux être avec toi. C'est juste que je me sens pas encore... prêt.
Un long silence ponctué des cris trop joyeux des enfants s'installa entre nous.
Puis, il éclata de rire. Il pinça ma joue pour essayer d'y ressusciter un sourire.
— Hey, faut pas se mettre la pression comme ça, hein ? Ce n'est pas grave. On peut aussi juste apprécier le temps qu'on passe ensemble sans avoir à s'enfermer dans des carcans archaïques.
Je hochai la tête.
— Pardon.
— Restons comme on est, si ça te va ainsi. Ça m'empêchera pas de t'aimer.
Un bonheur idiot délava la noirceur en moi et réchauffa d'un soleil doré une âme qui ne le méritait pas.
— Moi aussi, je t'aime, Huss.
Au moins, ces mots-là, je les savais sincères.
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