Chapitre 7 : Déluge électrique

Puisque je me figurais Farouk comme l'exact opposé de Hussein, je m'attendais à un habitat aux antipodes. Alors que mon ami bardait son appartement de technologies dernier cri pour combler son déficit sentimental, celui du sahir de la Ziggurat devait refléter son austérité et sa sobriété. Gagné. Ces trois chaises qui se battaient en duel dans le salon m'évoquaient une nature morte aux couleurs affadies.

Farouk ignora ma moue dubitative et délaissa son chèche sur un dossier, puis m'invita à m'asseoir quelque part. Je n'avais pas l'embarras du choix, alors je posai mes fesses sur un rebord de canapé si élimé qu'on n'en devinait plus la couleur d'origine. Mon hôte opta pour une chaise en osier que même mon père aurait laissé dans la rue. Elle expira un craquement moribond quand il s'assit.

— J'ai besoin que tu me dises si tu as ressenti une douleur ou une gêne inhabituelle, peut-être une démangeaison sur ton corps ? Cela peut m'aider à localiser où cette énergie noire s'est logée...

Derrière lui, le mur blanc n'était plus tout à fait blanc. N'était-ce pas une fissure qui courait de haut en bas ? Et dans le coin, une trace d'humidité ?

— Nafi, tu m'écoutes ?

— Oui, oui, pardon...

Mon inspection des lieux avait apporté une accalmie à l'attraction dévorante qu'il exerçait sur moi. Répit qui ne saurait durer. Mon regard retournait inéluctablement vers lui. Il était beau, certes, aussi beau que ces mannequins qui défilaient en tirant la tronche sur les podiums. Beau et si peu invitant. Comment pouvait-il avoir l'air à ce point fermé alors que nous crevions de nous jeter l'un sur l'autre ?

— Et donc ? Veux-tu bien répondre à ma question ?

J'avais complètement oublié sa question.

— Tu sais... Ne le prends pas mal, mais... J'imaginais qu'en tant que membre de la Ziggurat, tu aurais été un peu mieux... loti.

Il leva les yeux au ciel — ou plutôt vers le lambris de l'étage en mezzanine qui n'avait jamais dû être verni — et poussa un soupir agacé. Néanmoins, il agita sa main et le décor se métamorphosa sous mes yeux ébahis. Adieu lambris vieillot, bonjour lattes si brillantes qu'on y verrait son reflet ; le canapé fatigué s'allongea et devint lit aussi gigantesque que moelleux ; même la chaise de paille se transforma en un fauteuil côtelé dans les tons écrevisse. Surtout, la pièce se para de myriades d'ampoules de tailles et de formes variées, aux halos chauds et colorés. Enfin, des paravents surgirent pour ménager un coin plus douillet.

— Ça va mieux comme ça ? demanda Farouk avec une pincée de sarcasme.

— Je n'imaginais pas que tu serais du genre à jeter la magie par les fenêtres.

Hussein aurait totalement agi ainsi... Le destin était bien cruel de m'avoir imposé Farouk à sa place.

À peine eus-je formulé cette pensée que le sahir jaillit de son fauteuil pour se rapprocher de moi. Je reculai et tombai accoudé sur le lit illusionné à mesure que Farouk avançait comme un prédateur. Un prédateur contrarié.

— Je ne suis pas Hussein. Je ne suis ni drôle, ni sympathique, ni sociable, ni charmant. Cet homme-là, je t'ai proposé de retourner le voir. C'est toi qui as insisté pour que je m'occupe de toi. Maintenant, si tu as changé d'avis, je ne te retiens pas.

Ses propos acides recelaient une amertume évidente. Pourtant, c'est un autre détail qui ricocha dans mon cerveau. Je déglutis alors que je compris enfin.

— Tu lis dans mes pensées ? m'offusquai-je.

— Oui.

Pas une once de culpabilité sur ses traits antipathiques.

— Vraiment ? Et votre code d'honneur de sahir n'est pas censé interdire ce genre de pratique ?

— Non. En toute franchise, je ne cherche même pas à lire en toi : tu penses si fort que je t'entends comme si tu parlais à voix haute.

Quel espèce de... Il était si proche de moi, je sentais son souffle sur mon visage, le parfum fruité de ses longues mèches en cavale et l'intensité de son regard. Un magma contradictoire de colère, de honte, d'appréhension et de désir bouillonnait en moi. À ce moment-là, il devinait probablement mieux que moi ce que je voulais.

D'une main derrière la nuque, il me gardait d'esquiver son contact. Quoi qu'en disent ses mots, le langage non verbal était plus qu'explicite.

— Réponds à ma question ou je l'exhume de ton crâne si tu continues à abuser de ma patience : où as-tu mal ?

La bouche sèche, je lui désignai ce point de ma poitrine qu'un désagréable éperon élançait depuis Tessir-Sabyl.

Il plaqua trois doigts sur la zone, tandis que son autre main affermissait sa pression sur ma nuque. Puis il tira, il tira quelque chose enfoui en moi, tel un parasite qui se terrerait sous la peau. Je gémis.

— Je te fais mal ? s'interrompit-il alors.

Non, ce n'était pas douloureux, juste... inhabituel ? Et terriblement frustrant, car il se retenait de prendre l'aria, quand bien même elle s'affolait comme la foule dans les venelles étroites d'un souk.

Je secouai la tête et m'allongeai complètement sur le dos pour le laisser opérer. Marin guidant sa barque en pleine tempête, il plongea sa rame dans les énergies tumultueuses de mon organisme, tâchant de les démêler pour trouver le bon courant. Il lutta, l'effort gravé sur son front. Puis il relâcha tout. Les flots l'engloutirent et nous recrachèrent sur la rive.

Il me surplombait, essoufflé.

— Je sens quelque chose. C'est trop faible, trop minuscule pour que j'arrive à l'extraire proprement.

— Tu ne disais pas qu'il te faudrait prendre de l'aria pour pouvoir résoudre le problème ?

Il se figea un long — trop long — moment, je n'osai ni le précipiter ni le repousser. Je n'en pouvais plus d'attendre à la lisière. Les rôles auraient été inversés, je me serais goinfré d'aria sans la moindre retenue. Du haut de son expérience, Farouk semblait peser la décision.

— En effet, te purger intégralement de ton aria réglera cette histoire. Et nous apportera de nouveaux problèmes. Honnêtement, si je succombe, je ne suis pas certain de pouvoir reprendre ma vie comme avant. Toi non plus. Alors, réfléchis-y à deux fois.

Sous lui, je me tortillai. Je pensais avoir été clair au café.

— J'en peux plus, Farouk, vraiment. Si tu lis mes pensées, alors tu sais dans quel état je suis depuis Marfa. Je ne tiendrai pas un jour de plus, alors, même si ça me rebute, fais ce qu'il faut. S'il te plaît. J'assumerai les conséquences.

Je n'avais surtout pas la tête à y songer sur le moment.

Farouk soupira. Puis capitula.

— D'accord.

C'est tout ce qu'il dit avant de combler la maigre distance qui nous séparait. Tout ? J'eus l'impression d'entendre un « Je vis la même chose ». Sa pensée distillée dans la mienne ; ou une hallucination. Je ne fus plus vraiment moi-même à partir de ce moment-là. Alors que ses lèvres étaient à portée, je les saisis dans un élan immodéré. Il y répondit avec la même ardeur. Comme s'il n'attendait que cela. Nous nous perdions, ensemble.

J'aurais aimé graver chaque seconde de cette expérience dans ma mémoire, mais le temps se dilatait et se perdait dans une bulle sensorielle au-delà de tout. Tout juste me souviens-je de son corps brûlant et tendu contre le mien dès que nos vêtements eurent volé ailleurs. À partir de là, sa chaleur ne me quitta plus, ce contact était devenu vital. S'il lui prenait l'idée de s'arracher d'un pouce à cette étreinte, alors je pressai l'étau de mes mains dans son dos. Et il revenait fusionner sans se faire prier.

Je ne tombai pas dans les vapes, cette fois. Farouk prit son temps pour soutirer l'aria. Chaque ruban d'énergie me faisait frémir d'extase et saturait la pièce de tessitures sibyllines auxquelles mes gémissements se joignirent.

Puis nous arrivâmes au pinacle. De là, nous ne pouvions que chuter. Et c'est dans un océan de plaisir insondable que nous plongions.

Il fit montre de bien moins de patience pour me pénétrer. Cette frustration nous rongeait depuis trop de jours. Il l'exorcisa dans ses coups de reins, dans ses râles profonds, dans les morsures qu'il enfonçait dans mes clavicules pour se retenir de jouir dans l'instant.

Il se redressa, le froid qui s'invita sur mon torse me fit réclamer sa présence à coups d'ongles. Mais Farouk avait d'autres projets. Il empoigna mes cuisses, souleva mon bassin et s'engouffra à nouveau. C'était trop. Trop intense, trop bon. Par automatisme, je voulus amener une main jusqu'à mon ventre pour me caresser. L'effort s'avéra trop colossal.

L'aria qui fuyait mon corps à toute vitesse, absorbée dans un insatiable vortex, me laissait vide et sans forces.

Je jouis, pourtant. Sans le moindre contrôle, victime de mon enveloppe de chair et dans un laisser-aller qui me fit l'effet d'une chute sans fin. Effrayant et incomparable avec tout ce que j'avais jamais éprouvé auparavant.

Farouk aussi jouit. Sa réaction fut diamétralement opposée. Alors que mes muscles amorphes me condamnaient à la torpeur, je le vis s'élever, délier son corps. L'aria crépitait autour de lui, si dense que je la visualisais presque. Les chants m'emplissaient la tête et m'alourdissaient comme l'ivresse d'un spiritueux. Dans le salon, l'illusion vacillait : les meubles bougeaient, s'agitaient de perturbations, changeaient de couleurs plus vite qu'un stroboscope, les ampoules se mirent à briller plus fort, plus fort, encore plus fort. Farouk lâcha un cri profond, alors qu'il se délestait d'un poids trop lourd à porter.

Les ampoules éclatèrent. Le bruit cinglant des éclats de verre m'aurait fait sursauter si j'en avais eu l'énergie. Par chance, aucun bris ne nous atteignit : ils restèrent suspendus quelques secondes en l'air avant de faner au sol en pluie cristalline. Farouk s'écroula sur moi en même temps.

— Merde, grogna-t-il dans mon cou.

— Qu'est-ce qui t'arrive ?

Ma voix n'était qu'un faible filet tari.

— Trop d'aria. Je n'avais jamais eu à en emmagasiner autant...

— Tu as tout pris ?

— Oui. J'ai cru que je n'y arriverais pas, tu étais tellement chargé...

Je ne sais pas s'il dit autre chose ensuite. Dans la semi-pénombre installée une fois les ampoules éteintes, mes yeux se fermèrent naturellement, et la conscience m'abandonna de la même façon. Je sombrai ainsi, bercé par la caresse de Farouk sur mon épaule.

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