Chapitre 6 : Résonance

Assis dans un recoin embrumé de volutes de narguilé, je guettai les entrées d'un œil nerveux. Je n'avais pas apprécié que Farouk propose un rendez-vous dans un café public. D'un autre côté, je n'avais pas osé suggérer une autre option. Je me doutais qu'il avait fait ce choix pour me mettre en confiance. Sauf que je redoutais de tomber sur des visages connus : les amis de Hussein ou Hussein en personne. Par chance, le lieu était planté sur le flanc est de la colline — en contrebas de la Ziggurat, loin du quartier de mon ami — et discret.

Dans ce tripot en sous-sol, les tentures masquaient les alcôves, et des notes de cithare couvraient les chants de l'aria. L'endroit me rappelait l'Agora et ce n'était pas pour rien puisqu'il semblait remplir le même office. La fumée ambiante et la devanture très confidentielle du café garantissaient la clandestinité. Farouk non plus ne devait pas souhaiter qu'on nous surprenne ensemble. Je mordillai le bec de ma chicha avec appréhension. J'ignorai ce qu'il me voulait exactement.

J'aurais pu m'agacer de son invitation qui tenait plus de la convocation. Au lieu de ça, j'avais écourté mes vacances pour y répondre.

J'avais agressé Hasna. Qui sait jusqu'où j'aurais pu aller si elle ne m'avait pas repoussé ? Alors si ce sorcier connaissait un moyen de me « guérir », ce rendez-vous était indispensable.

Si seulement il pouvait être ponctuel. Il avait envoyé un message pour s'excuser des dix minutes de retard dont il écoperait à cause de contraintes professionnelles. Ça commençait mal.

Je reconnus sa silhouette dès qu'il passa le rideau, avant même qu'il n'ôte son chèche. Je bus une gorgée de thé à la menthe pour maîtriser le tiraillement qui agita ma poitrine. Le verre glissait entre mes mains ; moites. Je la reposai aussitôt.

— Excuse-moi pour le retard, déclara-t-il en guise de salutation.

D'emblée, il optait pour le tutoiement. Visiblement, la politesse du vouvoiement n'était due que dans l'exercice de ses fonctions. Je ne me gênai donc pas pour lui répondre sur le même ton :

— Tu aurais pu être à l'heure en utilisant un de tes vortex.

L'attente m'avait rendu un peu acide. Un trait de légèreté m'aiderait à me détendre.

Il n'eut pas du tout la réaction que j'escomptais. Il se raidit sur la banquette et récita d'un ton professoral :

— Un portail de téléportation n'est pas une magie anodine. Seul un danger immédiat justifie de leur...

— Je sais, l'interrompis-je. C'était une boutade.

— Ah.

Il se rembrunit, se tortilla sur son assise, avant de s'emparer du deuxième bec de chicha. Il aspira la fumée par petites lampées pour la recracher en cumulus réguliers. Je comprenais mieux ce qu'entendait Hussein par « caractères diamétralement opposés » : Farouk était aussi réservé et rigide que Hussein était exubérant et nonchalant.

— Tu disais savoir quelque chose à propos de ce qu'il m'arrivait ?

Comme s'il avait eu besoin de ma question pour se rappeler la raison de cette rencontre, il se pencha vers moi, les avant-bras sur ses genoux.

— Je pense que l'énergie de l'haiwa t'a contaminé dans la mine de Tessir-Sabyl. Si à un moment les sahir qui t'accompagnaient ont relâché leurs protections, il se peut qu'une bribe de l'outre-monde se soit accrochée à toi, étant donné que ton organisme attire les énergies, bonnes comme néfastes.

C'était donc ça cette gêne lancinante dans ma poitrine ?

— Je croyais que l'aria en nous se renouvelait sans cesse ?

— Vois ça comme un minuscule grain de sable qui se serait coincé dans une grande outre d'eau. Il est imperceptible pour nous, humains. Pourtant, il dégage une signature particulière et c'est cela qui a attiré les mas à Marfa. Ça a agi comme une balise de sortie de l'haiwa. Si je t'ai demandé de venir de façon un peu cavalière, c'est parce qu'un tel évènement pourrait se reproduire si cette contamination n'est pas purgée.

Je déglutis, mal à l'aise. Ses mots impliquaient que cette dernière attaque était de ma faute. Le visage irrité de son collègue patibulaire me revenait en tête. Ses accusations véhémentes étaient finalement justifiées ? Au moins, Farouk n'était pas en train de me réprimander comme Zineb. Il parlait avec pragmatisme et pédagogie, alors j'osai poser mes questions.

— C'est à cause de ce « grain de sable » que j'éprouve des sensations bizarres et que mon comportement a changé depuis une semaine ?

Je m'attendais à un hochement de tête, pas à ce haussement de sourcils inquiet. Ce point n'était pas prévu au diagnostic. Il se pencha sur moi comme s'il espérait m'ausculter rien qu'en me transperçant du regard. Je n'étais pas loin : je compris plus tard qu'il déchiffrait mes pensées conscientes pour savoir ce que j'entendais par « sensations bizarres ».

— Depuis une semaine, dis-tu ? Depuis Marfa, donc ? Tu ne ressentais pas ça en repartant de Tessir-Sabyl ?

— Si, il y avait cette douleur bizarre... Enfin, plus une gêne... Mais après Marfa, c'était quelque chose de... différent.

Farouk secoua la tête avec fermeté.

— C'est un autre problème que tu décris. Réglons d'abord le premier : y a-t-il un sahir que tu fréquentes préférentiellement ?

— Euh... je... Hussein. Hussein Ashamet.

Je bredouillai une réponse par automatisme, tandis que les engrenages s'enclenchaient dans mon cerveau. Si mon trouble n'était pas lié à la mission dans le Fayeh, alors il l'était bien à mon malaise dans la gare. À sa prise abrupte d'aria.

— Je vais le contacter et lui expliquer comment procéder pour te soigner. C'est bon pour toi ?

Bon ? Certainement pas ! C'était de sa faute si j'avais manqué d'agresser Hasna et que j'avais dû quitter ma famille plus tôt. Sa faute s'il hantait le moindre de mes rêves depuis des jours. J'explosai :

— Qu'est-ce que tu m'as fait à Marfa ?

— Nafi...

— Tu m'as fait un truc quand tu m'as touché. C'est pour ça que je déconne complètement depuis une semaine ! Tu as merdé en voulant me ponctionner de l'aria et tu cherches à camoufler ça avec ces histoires de contamination ?

La paranoïa prenait le dessus, mon contrôle dérapait, les mots ne s'alignaient plus droit dans ma tête. Me retrouver face à cet homme faisait resurgir un condensé des pires émotions de cette semaine épouvantable. J'avais l'impression de m'asphyxier dans un bol d'air ou que le feu en moi allait juste me consumer sur place. J'étais agité, tremblant. En face, Farouk tendit les mains, comme s'il s'apprêtait à les poser sur mes épaules pour me calmer. Il se ravisa.

Il évitait de me toucher. Encore.

— Non, je te dis la vérité : le phénomène de contamination n'a rien à voir avec ce qui s'est produit à Marfa. Je n'ai pas merdé à ce moment-là, ce qui s'est passé n'est ni grave, ni dangereux, ni de mon fait.

Il marqua une pause, balaya du regard les alentours, puis frotta ses doigts en l'air. Aussitôt, j'eus la sensation d'être coupé du monde. Les bruits voisins étouffèrent contre le cocon que la magie venait de tisser autour de l'alcôve. Un sort de silence.

— Nous sommes simplement entrés en résonance, avoua-t-il.

— En quoi ?

— Tu n'en as jamais entendu parler ?

Une mine de dépit se peignit sur son visage. Il passa une main contre sa barbe, embourbé dans une situation épineuse qu'il était incapable de démêler. De mon côté, je réalisai que je savais de quoi il retournait. Du moins, ce n'était pas la première fois que j'entendais ce terme.

Les amis de Hussein en parlaient comme d'un phénomène exceptionnel, car tomber sur un aria-sil avec lequel un sahir était en résonance signifiait disposer d'une source d'aria intense et inextinguible. Qu'avait dit Hussein à ce propos ? Que c'était un peu comme trouver son âme sœur.

Une violente nausée me fit reculer sur la banquette. Non, hors de question, hors de question que ce soit Farouk. Cette simple idée me poussait au bord de la crise de panique.

Le sahir se rapprocha de moi. Une part de moi voulait bondir et m'enfuir, une autre n'arrivait tout simplement plus à bouger. J'étais prostré sur place telle une mine sur le point d'exploser. Ne t'approche pas davantage !

Farouk attrapa ma main.

Pas d'explosion.

Il la caressa et, à chaque passage de son pouce sur le dos, les vagues de stress s'apaisaient. Doucement, progressivement. Mon cœur se retrouvait une cadence naturelle. L'océan tempétueux redevenait mer d'huile et sa voix glissa, calme :

— Je suis désolé. J'aurais dû te le dire à Marfa. Non, en fait, j'aurais dû le deviner dans la mine, quand je t'ai pris la main. J'aurais dû songer à cela et ne plus te toucher ensuite. Mais j'ai été négligent. Même après avoir compris à la gare, j'ai préféré agir comme si de rien n'était. Je pensais — ou plutôt, j'espérais — que cela te passerait et que nous continuerions nos routes chacun de nos côtés. Je ne voulais pas que ça te mette dans cet état.

L'éruption s'était calmée, mais j'avais l'impression que la lave rejaillirait en gerbes sauvages dès qu'il relâcherait cette main. C'est Farouk, désormais, qui m'avait l'air au bord du précipice, comme s'il avait lutté contre une tempête acharnée et que sa prise lâchait sous l'assaut des rafales.

— Pourquoi l'avoir caché ?

— Pour ne pas interférer entre toi et Hussein, ni m'ingérer dans ta vie... Et je n'ai pas besoin d'aria-sil dans la mienne.

À nouveau, il grimaça. C'était pour se préserver, lui, qu'il avait joué les « pas vu, pas pris ». Qu'il le veuille ou non, une énième responsabilité lui tombait dans les bras ; une dont il ne pourrait s'affranchir aisément.

— Et maintenant ? Qu'est-ce que je dois faire pour redevenir normal ?

Il relâcha ma main pour attraper une tasse de thé entre ses doigts nerveux. La réponse à ma question m'apparaissait évidente : il ne savait pas.

Déjà, le vide reprenait ses aises sur l'empreinte fantomatique qu'il laissait. Est-ce que j'allais être condamné à ressentir ça en permanence ? Finirais-je par m'y habituer ou me languirais-je à jamais de ce type que je connaissais à peine ?

— Abordons les choses dans l'ordre... D'abord, j'informe Hussein et lui dit comment te soigner de la contamination de l'haiwa.

— Non, je ne veux pas que Hussein sache qu'on s'est vus.

— Je peux le comprendre. Néanmoins, je crains que tu n'aies pas le choix. Mieux vaut qu'il sache ce qui s'est passé entre nous. Si tu as peur qu'il t'en veuille, je lui dirai que la faute est mienne. Cela ne lui posera aucun problème de tout me mettre sur le dos, comme d'habitude...

Effectivement, le passif entre eux était tangible. À la différence, que là où Hussein ressentait de la colère, Farouk semblait résigné et amer.

— Même s'il « soigne » cette contamination, ça ne résoudra pas l'autre problème... geignis-je.

Ma voix se brisa dans ma gorge comme une lame d'eau contre des récifs infrangibles. Farouk ne répondit pas. Une absence de réaction qui valait pour confirmation. Le sahir inflexible qui me faisait face n'éprouvait pas la moindre pitié pour mon mal-être.

— Tu vas vraiment me laisser dans cet état ?

Ma question sonnait comme une supplique. Je n'osai pas le regarder, mes yeux fixaient le charbon brasillant de la chicha comme un spectacle de haut intérêt. J'aurais aimé pouvoir conserver un semblant de dignité face à cet homme ; je n'en étais pas capable.

Farouk expulsa un long soupir.

— Je pourrais te prendre de l'aria et te guérir de ces deux choses à la fois, mais ce serait une voie sans retour. Je n'ai jamais vu de résonances entre un sahir et un aria-sil qui ne finissent pas en relation de dépendance.

— Et qu'est-ce qu'il se passe lorsque l'une des parties renie ce lien ?

— Les deux en souffrent, souffla-t-il, la peine au bord des lèvres.

Ses mots coulaient comme le sang d'une plaie encore ouverte.

J'en voulais injustement à Farouk. Je lui en voulais quand il tentait de se désister et me demandait de résister. Je lui en voulais de ne pas assumer. Je lui en voulais de ne pas disposer d'une solution simple. Les sahir n'étaient-ils pas censés régler les soucis d'un coup de baguette magique ?

Je lui en voulais alors qu'il le vivait encore plus mal encore que moi. Il me le faisait comprendre à sa manière.

— C'est du vécu ? murmurai-je dans une constatation froide.

— C'est du passé.

Réponse sèche, qui n'appelait à aucune suite.

Je décrochai mon regard du narguilé et réussis à affronter le sien. Lui, affrontait ses démons ; la mâchoire serrée, le front plissé et les yeux troublés.

J'avais le choix : souffrir ou sombrer. Et tenter de recoller les morceaux plus tard. La première option n'était pas envisageable, pas alors que sa présence me consumait littéralement. À ce moment-là, pris au piège dans cette alcôve, la tête alourdie des effluves d'encens et de l'aria malade, je n'étais plus apte à réfléchir, à me contenir.

Je posai une main sur son épaule. Il sursauta. Je remontai le long de sa clavicule, de son cou, puis de sa joue. Sa respiration s'alourdit. Le toucher de sa barbe me fascinait à la fois électrique et effroyablement doux, j'aurais pu m'y perdre. Farouk me laissa faire. Il semblait terrifié et désireux à la fois. Il n'esquissait aucun geste pour me repousser ou m'encourager.

Alors, j'osai. J'attrapai ses mains pour les coller contre ma poitrine. Je craignis qu'il les retire aussitôt, comme brûlées près d'une flamme. Il hésita, puis je vrillai quand il les pressa avec fermeté.

Nos corps se rapprochaient, pris dans l'étau d'une fascination insensée. J'avais envie qu'il me touche, qu'il glisse ces foutues mains sous mes vêtements, à même ma peau et qu'il me soulage de cet aria suffoquant.

— Vas-y... ordonnai-je enfiévré, toute maîtrise oubliée.

— Tu es sûr de vouloir faire ça ici ?

Ces paroles de sagesse rabaissèrent la température de quelques degrés. Je repris conscience du lieu embaumé de conversations, de musique et de chants. Même si la bulle de silence nous assurait une discrétion relative, je n'étais pas rassuré par les regards indésirables qui risquaient de s'infiltrer sous le rideau fin.

Si j'en venais à décoller encore plus loin qu'à Marfa, je préférais autant que cela se passe dans un endroit plus intime. Sans témoin.

— Tu as mieux à proposer ?

— J'habite à cinq minutes.

À contrecœur, je m'éloignai de Farouk, chaque fibre de mon être encore brûlante d'envie. Lui aussi se leva précipitamment, délaissant une poignée de torials sur la table pour le thé et la chicha. Puis il retrouva son air hautain et coincé de sahir de la Ziggurat.

— Par contre, on commence par éradiquer ces traces de l'haiwa. C'est pour ça que je suis venu à la base.

Pourtant, il fallait être aveugle pour ne pas voir que la même envie dévorante le hantait depuis notre dernière rencontre.

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