Chapitre 4 : Troubles à Marfa

Deux semaines après les événements de Tessir-Sabyl, les examens de césure s'achevaient à Sidih-Ur, annonçant un répit vacancier aux étudiants.

Ce début d'année avait été riche, jalonné de rencontres et de nouvelles amitiés, mais aussi éprouvant. Alors que j'étais un élève studieux et appliqué au premier trimestre, le second s'était avéré plus chaotique ; en dents de scie entre mes escapades avec Hussein et mes reprises en main dès que les enseignants me sermonnaient.

J'avais néanmoins passé cette étape et mon chez-moi me manquait. Je n'avais pas pu rentrer à Biwa lors des vacances d'hiver, pour raisons financières. À présent que mes revenus s'étaient stabilisés grâce à la fréquentation des sahir, je comptais bien profiter de la semaine de l'aïd al-Warda pour retrouver mes parents et mes sœurs.

Nous nous étions arrangés pour voyager ensemble, Hasna et moi. Lever aux aurores jeudi matin pour attraper un train express pour Marfa, le port le plus important de la principauté, à l'embouchure de l'Euphros. De là, une correspondance nous attendrait pour Biwa, un tortillard qui mettrait pas moins de quatre heures à longer la côte.

Je n'aurais pas dit non aux portails de téléportation de la Ziggurat. Quoique je n'étais pas mécontent de m'octroyer une pause loin du monde des sahir. Depuis l'incident, je sentais Hussein tendu et irritable. Il avait écopé de quelques ennuis avec le reste du groupe pour avoir contrevenu aux règles de la Ziggurat. Bien que cela me peinait pour mon ami, j'étais content que personne ne vienne me chercher des noises. Je n'avais pas les épaules pour endosser une faute qui ne me concernait pas.

Je rapportai déjà un souvenir désagréable de l'expédition avec ce souffle au cœur. Si la chaleur sur ma main s'était estompée, le sensation d'un éclat coincé dans ma poitrine persistait. Quand j'en ai parlé à Hussein, il m'a assuré ne rien sentir de magique là-dessous. La poussière des cavernes avait simplement eu raison de mes bronches chétives. Un comble pour qui se destinait à une carrière dans la géologie. L'irritation n'était pas douloureuse, mais savait rappeler sa présence. Je tâcherais de trouver un médecin en rentrant de Biwa.

Hasna avait enfoncé ses écouteurs dans ses oreilles et moi, je délaissai mes cours de stratigraphie pour me perdre dans la contemplation des rives de l'Euphros. Le fleuve nourricier irriguait les cultures de chanvre et de sorgo à perte de vue. Le soleil se levait sur la mer, drapant le paysage d'un brouillard rosé cotonneux. Quand les fonderies moroses de cobalt tachèrent le panorama de leurs fumées grises, je retournai à ma lecture jusqu'à notre arrivée.

La gare centrale de Marfa était baignée d'une lumière mouchetée : d'immenses ventaux de bois coupaient l'impitoyable soleil qui perçait par le toit. À neuf heures, la température restait supportable, en revanche, l'endroit se transformerait en four à midi. Nous attendions, les cuisses en équilibre précaire sur nos sacs de voyage, le train suivant, chacun rivé sur le monde de son téléphone.

— Tu déjeunes avec tes parents ? me demanda d'un coup Hasna.

— Oui, ma mère a préparé sa recette fétiche de mérou au tahini. Mon père rentre de la pêche plus tôt pour manger avec nous. Par contre, il n'y aura pas Ylisse, elle est chez son fiancé à Abrestan.

Un sourire rêveur illumina le visage de Hasna.

— Ta sœur va vivre là-bas, alors ? Elle a de la chance... Les îles sont magnifiques. Tu te souviens quand on y était allés pour observer les oiseaux ?

— Je me rappelle surtout que tu es tombée dans la gadoue en voulant pourchasser un héron.

Ses joues prirent la couleur de son voile.

— Oui, bon, ça va, on était petits. J'y retournerais bien... On pourrait embarquer dans un des bateaux de mon père ! Il y a en un qui fait la navette entre Biwa et la Fuligie une fois par jour en faisant escale sur les îles.

— C'est une chouette idée... Mais j'aimerais éviter de croiser ton père.

Les réminiscences insouciantes s'éteignirent comme une bougie soufflée. Une vague triste chiffonna le sourire de Hasna. Elle savait de quoi je voulais parler.

— Je ne lui ai pas dit que tu voyais des sahir.

— Non, mais moi je l'ai dit à ma mère qui s'inquiétait de mes économies. Alors il sait.

L'inconvénient des petits villages.

Un ange passa entre nous. J'ignore si Hasna souhaita ajouter quelque chose, car des cris brisèrent notre cocon de silence.

Je bondis de mon siège et scrutai le hall d'où des gens émergeaient en courant. Plus que des sons de détresse, c'était une sensation désagréable mais familière qui me perçait la poitrine. J'avais déjà éprouvé ce froid dans la mine.

Mon mauvais présage se confirma dès que je vis galoper une nouvelle créature cauchemardesque. Une espèce encore différente de la mante religieuse ou des larves croisées à Tessir-Sabyl : celle-ci ressemblait à un bison auquel on aurait greffé des os décharnés en guise de cornes et de défenses. Leur éclat luisant me pétrifia d'horreur. Toujours pas d'yeux, c'étaient des organes dont semblaient dépourvues les engeances de l'haiwa.

Lâchement, je voulus prier pour que la bête continue à pourchasser les malheureux passagers ; qu'elle nous évite ! Hélas, le mas s'arrêta, renifla l'air et tourna son mufle purulent dans notre direction. Ses sabots raclèrent le béton et il chargea. Hasna lâcha un cri d'effroi ; je l'attrapai sous mon bras et nous projetai à terre au moment où la bête défonça notre banc et s'empêtra dans nos affaires.

Désormais étalés au sol, nous n'aurions pas de deuxième chance. Le bison se cabra, se dépêtra du saccage de bagages et de bois en miettes. Nous venions à peine de nous relever. Il s'apprêtait à réattaquer.

— Poussez-vous !

Nouvelle esquive sur le côté. Hasna et moi nous retrouvâmes à l'extrême bord du quai. C'est alors que je le vis. Encore ce Farouk. Celui-là même qui était intervenu dans la mine. Si sa diligence avait alors contrarié Zineb, j'étais soulagé qu'il apparaisse aujourd'hui.

Les deux paumes en avant, il brandit un intense faisceau enflammé sur le mas. La torche fusa à travers le hall de gare et la température s'accrut de quelques degrés tandis que le sort nous frôlait. Impossible de survivre à ça !

Les flammes se dissipèrent, et je découvris avec horreur que le monstre tenait encore debout. Sa chair chitineuse dévoilait une nouvelle panoplie de cloques qui répandaient un fumet âcre.

Le sorcier ne récidiva pas, il courut vers nous et nous contraignit à sauter sur les rails. Je voyais où il voulait en venir. Hasna et moi nous faufilâmes entre deux wagons, à l'abri derrière le train à quai. Farouk se glissa après nous, juste à temps. La bête bondit ; le train branla dans un violent grincement. Son corps énorme ne passait pas l'interstice. Répit de courte durée avant qu'il ne comprenne comment contourner l'obstacle ou se cherche d'autres proies.

Et le laisser s'attaquer à des civils était hors de question pour Farouk.

Il se planta en face de moi. Ses yeux noirs me dévisageaient avec intensité. J'eus à peine le temps d'ouvrir la bouche qu'il encercla mes joues entre ses immenses paumes.

— Désolé, il m'en faut plus.

Et il me prit de l'aria. Comme ça. De la façon la plus bâclée et abrupte qui soit.

Je n'étais clairement pas prêt. Je pensais avoir l'habitude des effleurements brefs de Hussein, ou même de ses amis. Un peu d'aria par ci, un peu par là. Un léger picotement, rien de transcendant.

Là, je partis. Je ne sais pas où ; j'étais partout et nulle part à la fois. Mon corps s'effondra sans que je puisse le retenir, sans que j'en éprouve la moindre douleur ; la moindre sensation physique. J'avais conscience de ces combats qui mugissaient autour de moi, de Hasna qui me secouait l'épaule ; d'autres sahir envahissant les lieux ; des mas qui s'éparpillaient en poussière et du calme qui revenait. J'en avais conscience et voguais ailleurs, dans un espace à mille années-lumière, dans l'eau d'un lac noir qu'aucune ride ne froissait. C'était une prison, imperméable à l'extérieur, et une prison si douce. Elle réconfortait mes peines et soulageait la fatigue que j'ignorais transporter.

— Nafi ! Nafi !

J'entendais Hasna, mais je n'étais pas capable de bouger. En avais-je seulement envie ? J'étais égaré dans cet état second.

J'étais bien.

*

Une voix irritée et plus tonitruante qu'une sirène de pompier me tira des vapes. Ses accents rêches ne trouvaient aucun sens dans mon esprit. Puis je réalisai que ces silhouettes enrubannées de noir parlaient en assyrien. Quand elle me vit ouvrit un œil, la voix bascula en gyssien.

— Merde, Farouk, c'est la deuxième fois en deux semaines ! Tu ne peux pas appeler ça une coïncidence !

L'homme, qui n'éprouvait aucun remords à m'agonir de reproches malgré mon malaise, tordit une grimace sévère sous sa barbe drue. Costaud et courtaud, il me faisait penser à un buffle soufflant de contrariété par les naseaux.

Derrière lui se tenait une jeune femme aux allures douces en comparaison. Elle m'adressait un sourire presque compatissant sous l'ombre du shayla qu'elle portait lâche.

Je reconnaissais les deux individus qui accompagnaient Farouk lors de l'intervention à Tessir-Sabyl. Ce dernier secoua d'ailleurs une main, comme pour réfuter les propos véhéments de son interlocuteur.

— Je ne dis pas que c'est une coïncidence, Jarir. Je dis juste qu'il ne sait rien. Quoiqu'il se soit passé, ce n'est pas un acte malveillant de sa part, je l'aurais su.

— Tu l'as sondé ?

Il haussa les épaules.

J'ignore ce qui m'outrageait le plus : que cet inconnu me dépeigne en invocateur de mas ou que ce sahir, en plus de m'avoir ponctionné de l'aria sans vergogne, se permette de lire dans mon esprit ?

C'était l'élan de colère qu'il me fallait pour sortir de ma léthargie. J'enfonçais mes doigts dans mes mollets pour forcer mes muscles à réagir. À tâtons contre la paroi du wagon, je tentai de me redresser.

Mon étourdissement n'attira aucune pitié de la part de ce Jarir. Il s'acharnait à démontrer une supposée culpabilité.

— Et regarde ça ! Ce n'est pas normal ! Tu as déjà vu un aria-sil tomber dans les pommes en collectant de l'aria ?

— Oui.

Le calme et l'assurance de Farouk eurent le mérite de lui fermer son clapet. Ses collègues ne devaient pas s'attendre à cette répartie, car ils le dévisageaient comme s'il venait de s'instituer Haute-Éminence d'Ourane. Hasna et moi aussi étions interloqués. Farouk avait l'air de savoir ce qui m'était arrivé.

— J'ai juste prélevé l'énergie un peu trop vite et trop brusquement. Comme avec la foudre, ça a provoqué une décharge et cette décharge l'a sonné. Vous allez mieux ? me demanda-t-il enfin.

Je remarquai que, cette fois, il ne me tendit pas la main pour m'aider à me relever.

Ma mâchoire se serrait, son regard dégoulinait de mensonges sans la moindre gêne. Non, ce n'était clairement pas une « décharge » qui m'avait envoyé en voyage dans la nébuleuse d'Achar. Il cachait quelque chose ; à Jarir, en tout cas. Il botterait en touche si je le confrontais, alors je l'attaquai sur un autre sujet.

— Vous vous êtes servi comme un porc dans une auge ! Vous n'avez même pas demandé la permission. Je croyais que c'était illégal à Ourane !

Loin de l'effrayer, ce futile rappel à la loi lui souleva un coin de sourire amusé.

— Je préfère vous voir en colère plutôt que mort.

Il marquait un point.

— Bien, enchaîna-t-il, si on en a fini et que vous êtes en état de prendre votre train, c'est ici que nos chemins se séparent.

Alors que Farouk me tournait le dos, Jarir le retint et me pointa du doigt. À croire que le sorcier avait décidé de régler un compte que je ne savais pas avoir avec lui.

— On les laisse partir ? Comme ça ? Il est évident que cette attaque a un rapport avec ce qui s'est passé il y a deux semaines.

Farouk coula un regard peiné vers moi.

— Sans doute. On va enquêter pour le découvrir. En attendant, on ne va pas le coffrer.

Jarir ne semblait pas du même avis, si j'en croyais la moue peu amène avec laquelle il me toisa. Il dégoisa quelques mots peu amènes dans sa langue — que je me réjouissais de ne pas comprendre — et fila, boudeur. Une chance que Farouk décide.

Ce dernier se tourna vers moi, l'air d'avoir omis un détail.

— J'aurais besoin de vos coordonnées, au cas où nous devrions revenir vers vous à propos de cet incident.

Je n'avais aucune envie de les lui donner, mais entre ça et « être coffré », le choix était vite fait. Pour montrer l'exemple, Hasna récita les siennes en premier et Farouk fit mine de les noter poliment ; même s'il était clair que j'étais le seul embourbé dans les ennuis à cause de Hussein. D'ailleurs, c'est à moi qu'il tendit sa carte en retour lorsque je lui eus donné les miennes.

— Nafi... répéta-t-il après moi, une certaine langueur dans la voix. Appelez-moi si la moindre information pertinente vous vient ou en cas de nouveaux problèmes. J'espère cependant que nous n'aurons pas l'occasion de nous recroiser.

— De même, j'espère ne pas avoir ce déplaisir.

C'est sur un sourire doux-amer qu'il nous abandonna. Hasna relâcha enfin le soupir qu'elle avait l'air de contenir depuis dix minutes dans sa poitrine.

— Mais qu'est-ce qu'il s'est passé ?

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