Chapitre 4-1 : La maison des chants

L'Esagil était aussi intimidant de près que de loin. J'évitai d'attarder mes yeux sur les inscriptions qui bordaient l'enceinte d'une frange haute. Sans savoir déchiffrer l'écriture ancienne instruite seulement aux mages, je sentais l'aria figé dans ces glyphes ; des runes de protection.

J'inspirai, vidai mon esprit et préparai l'invitation que m'avait envoyée Layla. Les battements de mon cœur s'accélérèrent au moment de passer la guérite à l'entrée. L'art de se faire du mauvais sang pour rien : les gardes jetèrent à peine un œil au document, réquisitionnèrent ma carte d'étudiant en guise de garantie de mon identité, puis m'indiquèrent machinalement la direction à suivre. Une enceinte protégée pas si protégée, finalement. Même si je ne doutai pas que s'introduire dans la Ziggurat elle-même relevait d'un autre challenge.

Ce n'était pas ce qui m'intéressait. Layla m'avait convié à « l'Agora Émeraude ». Elle m'avait vendu l'endroit comme un restaurant-bar-lieu de convivialité, de rencontre et de détente, si bien que je m'en figurais une image très floue.

J'envoyai un message pour la prévenir de mon arrivée. En relevant les yeux de mon téléphone, ce fut la déferlante ; de couleurs, de raffinement, de richesses, de beauté. Une accumulation à s'en saturer la rétine. Si je m'étais trouvé impressionné lors de mon premier jour à Sidih-Ur, cela n'était rien en comparaison de cette place au centre de laquelle trônait une statue ciselée dans le bronze. Ses finitions semblaient si réalistes et ses mouvements comme capturés sur le vif qu'on aurait pu imaginer un véritable humain prisonnier dans cette gangue. Je soupçonnai une magie derrière ce prodige.

Derrière l'œuvre d'art, un escalier s'étirait en avenue à l'assaut de la colline, puis de la Ziggurat, sa destination finale. Entre le temple sacré et ma position, les flancs du monticule étaient garnis d'habitations chatoyantes, aux architectures travaillées, façades taillées et agrémentées des minerais précieux qu'on extrayait en nombre dans les zones dangereuses et reculées du Fayeh. Ce qui me subjugua le plus ? Ces verdures, accrochées aux arches, dégringolant des piliers et des terrasses telles de sublimes couronnes fleuries. Ces jardins suspendus s'étendaient en tenture au-dessus des allées, offrant une ombre fraîche, tandis qu'un astucieux réseau de canaux et fontaines abreuvait les plantes éprouvées par les fortes chaleurs.

Une pensée piqua un coin de mon cerveau, un regret. Pourquoi devait-on réserver ces merveilles à une poignée de privilégiés ? Ourane se prétendait juste, mais sûrement pas équitable. Je rangeai cette réflexion : j'étais venu avec un objectif en tête ; ne pas s'en détourner. Quelques marches à grimper — en veillant à ne pas trop garder le nez en l'air pour savoir où poser le pied — et je pénétrai dans une galerie semi-abritée où les canaux perchés se déversaient en cascades bruyantes dans un large bassin central. Une traînée d'émeraudes habillait des murets et je n'eus qu'à la suivre pour trouver le lieu de rendez-vous.

L'intérieur m'accueillit dans son atmosphère feutrée et chaleureuse. Je redoutais de retrouver l'exubérance du dehors, mais l'Agora éparpillait moult fauteuils, tables basses agrémentées de fruits ou de narguilés entre un réseau de tapis et de rideaux afin de protéger les conversations dans un cocon d'intimité. Un filet de musique, conjugué au bruit étouffé des torrents de la galerie, rendait l'endroit plus rassurant que ce que j'avais craint.

Il n'était pas tard — le soleil atteignait tout juste le nadir — aussi je ne m'étonnai pas de trouver la majorité des sofas libres. Malgré cela, les rares regards que je croisais s'attardaient inévitablement sur moi.

Je compris pourquoi Layla m'avait prié de « bien m'habiller », les clients de l'Agora rivalisaient d'élégance avec leurs atours de soie ou de nidha, les parures de joyaux polis qui ornaient cous, oreilles, coiffures ou poignets. Un véritable concours d'opulence, duquel je serais immédiatement disqualifié avec ma chemise proprette qui avait pourtant coûté un bras à mes parents.

— Nafi, par ici !

Layla me héla et je l'aperçus en compagnie d'un homme et d'une femme, la quarantaine bien engagée. La poudre tapissait les joues de la femme à la manière du sable recouvrant le Fayeh, et la teinte des cheveux de l'homme me semblait trop noire pour être naturelle. Peu importe ces détails : ils souriaient, avenants, et m'invitaient à approcher. Je leur serrai la main et Layla fit les présentations :

— Kader Hayat, sahir de deuxième classe et professeur de magie transformative à l'académie de l'Esagil, ainsi que mon protecteur officiel, et Jamila Hayat, son épouse, également sahir de deuxième classe et négociante en pierres fines.

En retour, mon palmarès n'avait rien de glorieux. « Nafi Sabati, étudiant en première année à Sidih-Ur ».

Tandis que je m'installai à l'unique place disponible, à côté de Jamila, cette dernière me proposa aimablement un verre de thé. J'hésitai, quelque peu intimidé à l'idée de me faire servir par des gens « importants », mais Layla m'encouragea à accepter d'un signe de tête. Alors je bus mon thé.

— Et donc, Nafi, tu étudies dans la même université que Layla ? Quel cursus as-tu choisi ?

Jamila avait une voix aussi douce qu'un sirop de miel, on y percevait son sourire mutin ; discret et charmant. Je notai qu'en face, Kader ne nous prêtait pas attention : il couvait Layla du regard et conversait avec elle. Leur sofa se trouvait suffisamment distant du nôtre pour établir une séparation implicite entre les duos. Puisqu'elle était engagée avec le mari, c'était donc avec sa femme que Layla essayait de m'apparier.

J'avais beau me douter qu'une relation entre un aria-sil et un sahir n'était pas une relation amoureuse, je ne pus m'empêcher d'éprouver un certain malaise à l'idée que cet homme puisse toucher une étudiante — peut-être coucher avec ? — pendant que sa femme consentait par défaut. Était-elle jalouse ? Je ne posai pas la question, cela aurait été indélicat. À la place, je me pris au jeu de la conversation.

— Géologie.

— Quelle belle vocation ! Je suis moi aussi une grande passionnée de pierres, même si je suis davantage versée dans leur commerce que dans leur étude. Comptes-tu travailler dans l'exploitation minière ?

— Pas tout à fait, je préférerais la recherche. Le Fayeh comporte un nombre sidérant de formations rocheuses du méïocène...

— Un objectif honorable, cependant peu lucratif.

Même si son intonation ne recelait aucune moquerie, je me sentis piqué. Encore et toujours l'argent. Ce poids n'allait que s'alourdir si je n'acceptais pas quelques concessions.

— Je ne le cache pas... Ce sont quelques problèmes financiers qui ont motivé ma venue.

Loin de s'offusquer de mes manières rentre-dedans, Jamila s'approcha. Son coude posé sur le dossier frôla ma nuque et son genou toucha ma cuisse sans la moindre gêne.

— Bien entendu. C'est la première fois que tu viens donner ton aria ? Layla a laissé entendre que tu ne serais pas disposé à une interaction profonde, ce que je comprends tout à fait. J'ai pour habitude de payer deux cent cinquante torials pour un simple contact, néanmoins, vu que tu débordes d'énergie magique, je veux bien monter à quatre cents torials.

Je déglutis alors que son souffle s'échouait déjà sur mon cou. Je n'avais pas la moindre idée des prix habituels — je me fustigeais de ne pas avoir posé la question à Layla — néanmoins, quatre cents torials représentaient presque un mois de loyer. La chose me semblait donc honnête pour un « simple contact ». J'acquiesçai et laissai ses doigts s'approcher.

— Détends-toi, susurra-t-elle à mon oreille.

Comme j'aurais voulu suivre son conseil... Hélas, mon cœur n'en faisait qu'à sa tête, lancé dans une course endiablée, rien ne semblait pouvoir l'apaiser. Ses cheveux lourds tombèrent sur mes clavicules, ils exhalaient un parfum capiteux, ambré, entêtant. Lorsque ses doigts vinrent au contact de mes joues, je fermai les yeux et m'enfonçai dans le fauteuil. Son contact était doux, une caresse un peu trop agréable qui me fit frissonner tandis qu'elle glissait le long de ma mâchoire. De l'énergie crépitait dans son sillage, soulevant une houle de sensations enivrantes sur ma peau.

Un frein en moi refusait cependant de s'y abandonner. Sous mes paupières closes, l'image de Hasna s'accrochait, spectre tenace de souvenirs qui me bousculaient... Nos baisers sous le tamaris, ses lèvres couvertes de sucre lorsqu'elle se goinfrait de pâtisseries, la première fois que nous avions fait l'amour sur le bateau de pêche « emprunté » à mon père.

La main de Jamila descendait sur mon torse et s'appliquait à déboutonner ma chemise ; mes muscles se raidirent. Un goût amer hantait ma bouche alors que je crachai sur nos moments secrets, ces moments rien qu'à Hasna et moi. Comment pouvais-je piétiner cela en les donnant à une inconnue pour de l'argent ?

Je n'étais pas prêt.

Quand ses lèvres se posèrent sur mon cou, j'ouvris les yeux et la repoussai comme frappé d'un choc électrique. Le temps paraissait figé alors que Kader, Layla et Jamila me dévisageaient avec ce qui ressemblait à de la surprise ou de l'inquiétude. J'ignorais quelle image je donnais à voir, mais mon souffle court et mes yeux affolés offraient assez d'indices.

— Pardon... Je suis désolé... finis-je par bredouiller entre deux respirations saccadées.

— Il n'y a pas de problème. Je comprends, murmura Jamila.

Elle souriait encore, mais la contrariété dessinait un coin d'ombre sur ses lèvres.

— Ce n'est pas vous, c'est juste que... J'ai une copine, et... j'ai l'impression de la trahir en... en faisant ça.

L'art de ramer avec du bois flotté sur un canot percé. Je leur faisais perdre leur temps, à tous les trois, et j'allais repartir bredouille ; parce que j'étais incapable de passer à autre chose après Hasna.

Layla grimaçait, montrant qu'elle ne gobait qu'à moitié mon excuse ; Kader, en revanche, releva sa moustache pour mettre sur la table une proposition que je n'avais absolument pas anticipée :

— Je vois... Préférerais-tu un homme dans ce cas ?

Layla et moi avions probablement eu l'air aussi estomaqués. Lorsqu'elle tourna une œillade inquisitrice sur lui, il s'empressa d'ajouter :

— Pas avec moi. Je suis enseignant, je connais nombre d'anciens étudiants qui cherchent de l'aria.

— C'est gentil de ta part, Kader, dit Layla en posant une main tendre sur son genou, mais on va aller grappiller quelques petites choses à manger avec Nafi et on en rediscutera après.

D'un froissement de jupe, elle se leva, impérieuse, et je ne pus que la suivre, les oreilles couchées comme un chien pris en faute. Je m'attendais à des réprimandes — après tout, elle avait espéré un bonus qu'elle ne toucherait pas — néanmoins, sa voix se glissa doucement à mes côtés, lorsque nous eûmes franchi assez de tentures pour être hors de portée du couple.

— C'est vrai cette histoire de copine ou tu ne te sens juste pas prêt ?

Elle s'arrêta comme un pilier aux marbrures rouge et ocre ; je l'imitai.

— C'est vrai ! mentis-je. Enfin, les deux sont vrais, j'imagine...

Elle lâcha un soupir qui valait tous les mots.

— Bien. J'ai fait ma part. À toi de grimper le reste du chemin... Tu sais quoi ? On a qu'à réellement se prendre à manger ou à boire au buffet — ne t'en fais pas, c'est gratuit — ensuite, sens-toi libre d'explorer, d'aller faire connaissance : ce lieu est le point de rencontre le plus populaire entre sahir et aria-sil. Par contre, attends-toi à te faire aborder très vite, tu débordes tellement d'aria que même moi j'arrive à le sentir...

Layla souleva un rideau plus épais et une nouvelle atmosphère me happa, réconfortante comme le fumet des gâteaux de la maman de Hasna. Ici, les bâtons d'encens couvraient les odeurs de nourriture de parfums de cannelle ou de tonka. Le buffet occupait un coin de la salle principale, comme l'avait promis Layla. Ailleurs, des groupes épars se réunissaient autour de cartes, de verres ou de nuages de narguilé. C'était l'image que je me faisais des vieux tripots, un tableau qui respirait la langueur.

Layla fonçait sans tergiverser vers la longue table débordante de mets. Je la suivis à pas mesurés, avec la froide impression que les regards se tournaient vers moi. Layla avait raison : j'étais un poisson juteux qui n'attendait que d'être ferré.

Mes yeux demeuraient fixes, les salades et le ghormeh sabzi étaient devenus mes uniques centres d'intérêt. L'efficacité de cette stratégie perdura environ trente secondes avant qu'une ombre s'immisce dans mon dos et qu'un souffle s'échoue contre ma nuque.

— Bonsoir, je ne vous ai jamais vu ici... C'est la première fois que vous venez ?

Je me retournai plus brusquement que je ne l'aurais voulu, manquant de renverser ma part d'omelette aux herbes sur l'importun. Ce dernier ne remarqua rien — ou fit semblant —, car il souriait, lèvres serrées, avec l'air fier d'un enfant qui aurait trouvé le trésor le premier. L'homme était moins vieux que Kader, dans ma tranche d'âge. Même taille, même gabarit... Sans l'uniforme noir et raffiné, brodé aux armoiries de l'académie des mages, il aurait pu être un camarade de promo. Je ne me sentais pas à l'aise pour autant.

— Euh... oui.

Ma tête s'agitait pour lancer des appels à l'aide muets à l'adresse de Layla. Volatilisée. Traîtresse. Je la soupçonnai de m'avoir délaissé exprès, telle une maman oiseau poussant ses poussins hors du nid pour les forcer à voler. Il était temps que j'apprenne à me débrouiller seul.

— Vous venez donner votre aria ? Je suis disponible si vous voulez. On peut se trouver une alcôve libre...

Si direct... J'en étais tétanisé, incapable de piocher la moindre répartie dans ma cervelle confuse. Je regrettais déjà la sécurité relative de l'étreinte de Jamila.

— Laisse-le tranquille, Rezza. Tu vois pas que tu lui fais peur ?

La voix grave, badine, surgit sur ma droite.

C'est là que j'ai rencontré Hussein.

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