Chapitre 2-1 : Les rêves de Zineb
— Tu ne voulais pas voir le tassili, Marmotte ?
Sa voix me fit sursauter. Je tirai le cou pour apercevoir un paysage transformé par la fenêtre. Les relents de somnolence se dissipèrent en un clin d'œil.
Le spectacle d'un relief tourmenté me sauta au visage. Le bus serpentait entre des failles gréseuses, creusées au fil de l'érosion. Certains monolithes s'érigeaient si haut qu'ils ombrageaient le soleil ardent. Fiers, mais ravinés par les violents orages décennaux, ils semblaient veiller sur les lieux tels des gardiens blessés. Même si dans ce paysage millénaire et décimé, tout me rappelait la mort, j'avais l'impression de sentir battre le pouls d'une bête endormie. L'aria. L'aria imprégnait les canyons du tassili en rivières invisibles, et sa vibration agitait mes cellules d'une fébrilité anxieuse. Un coup d'œil vers le visage fermé de Hussein m'apprit qu'il partageait mon ressenti.
Le bus cahota encore une bonne demi-heure avant d'atteindre le village de Tessir-Sabyl. De village, les lieux n'en avaient pas l'allure. Le véhicule souleva un nuage de poussière en freinant sur la place centrale, qui consistait en un spot entre les trois bâtiments en dur.
Je découvris cependant en mettant pied à terre que les habitations s'étiraient bien au-delà, dans les niches troglodytes aménagées dans les parois du canyon, ou parmi les tentes des caravanes de passage, le long de l'oasis. Derrière l'unique maison montée sur plus de deux étages, les éventails feuillus d'une palmeraie étendaient leurs ombres sur le lit paresseux d'une rivière, où s'échouaient les filets d'eau filtrant des failles du grès.
Le soleil ne cognait pas si fort dans les replis de la terre. Un vent agréable glissait sur mon crâne découvert et une irrépressible envie d'aller tremper un orteil dans l'onde rafraîchissante me titillait. Hussein me retint par le bras. Nous n'étions pas là pour faire du tourisme.
Un homme — invisible sous son ample takakat — sortit du bâtiment en brique. D'autres villageois le suivaient, mais ce fut sur lui que mon attention se porta. Si ses vêtements noirs trahissaient son statut de sorcier, c'était surtout l'énergie magique qui l'imprégnait qui hérissa une rangée de poils sur ma nuque. Le peu d'aria qui vivotait en lui semblait souffreteux, contaminé, il s'étirait en fins appendices prêts à répandre leur peste.
Je reculai, par réflexe ; l'homme toussota et reprit le contrôle de ses miasmes énergétiques qui se rétractèrent en lui.
— Merci d'être venus, entama sobrement le sahir atteint.
Zineb se tenait droite face à lui, les effluves souillés ne la faisaient pas sourciller. Ils glissaient sur elle comme l'eau sur la pierre polie.
— Vous avez inspecté la zone, constata-t-elle sans que je ne sache s'il s'agissait d'un reproche ou d'une marque de compassion.
Un début de barbe émergea par-dessus la mer d'étoffes, alors qu'un rire éraillé se mua en nouvelle toux. Sa voix me le figurait vieux, mais la maladie pouvait être trompeuse.
— J'ai essayé. Sans succès. La contamination continue de s'étendre. Nous avons condamné l'accès à la zone pour les mineurs. Je vais vous conduire à la lisière, mais je vous laisserai opérer. J'ai besoin de régénérer mes shaqran.
La cheffe opina et distribua les ordres. Je voulus aider à décharger, mais avant que je ne puisse m'emparer d'une caisse, Hussein avait déjà usé de sa télékinésie pour envelopper le matériel pesant dans une bulle de flottaison. Même si les sahir sont capables de manier tous les types de magie, la plupart se spécialisent dans un art ; et il se trouvait que Hussein aimait faire voler des choses.
Notre procession passa derrière les bâtiments en dur et longea la rivière sous les yeux ébahis ou affolés des enfants nomades qui interrompaient leurs jeux pour nous. Je les comprenais : dans mon village bridé par ses traditions archaïques, les mages instillaient la défiance. Pour ces tribus, ils étaient entremêlés à leurs croyances religieuses qui les érigeaient tout à la fois comme déités ou daeva.
Le sahir de la bourgade nous conduisit à un qanat qui acheminait l'eau des anfractuosités du tassili à l'oasis. La galerie suintante de lourdes gouttes fraîches s'enfonçait par un escalier sculpté dans les entrailles de la terre. En parallèle d'une voie de chaînes rouillées, des nacelles poussiéreuses gisaient dans un silence morne depuis la désertion des mineurs. Les tunneliers s'étaient figés en pleine chorégraphie, j'avais l'impression qu'un instant d'inattention suffirait à ces monstres de métal pour nous jouer des tours. Sans la lueur magique chaude que les sahir déployaient, l'endroit m'aurait inquiété.
— C'est ici que je vous abandonne.
Notre guide désigna une épaisse porte en ferraille bardée de sceaux. Je n'avais pas besoin d'être un mage pour deviner que ces scellés menaçaient de céder ; une énergie pervertie en filtrait, plus sournoise encore que les stigmates qui avaient contaminé le corps du vieil homme. Alors que je crevai de chaud le matin même, un froid s'infiltra sous ma djellaba et me glaça jusqu'aux veines.
— Merci. Nous allons nous occuper de la suite, dicta la voix impérieuse de Zineb. Blindez vos barrières de protection, surtout pour nos collègues aria-sil, beaucoup plus vulnérables.
Je levai la tête sur Hussein pour le voir gribouiller quelques dessins invisibles dans l'air. Il ne fallut pas cinq secondes pour que le gel recule et que les agressions environnantes contre mon être cessent. Accalmie de courte durée, puisque d'un revers de main, Zineb déchira les scellés et ces derniers tombèrent en poussière. Les portes coulissèrent dans un grincement sépulcral. Une marée miasmatique déferla sur nous et me souleva le cœur. Heureusement, ces flots s'écrasaient en écume purulente contre les remparts que Hussein avait érigés.
J'inspirai, puis m'aventurai, peu serein, à sa suite.
Zineb, elle, semblait n'éprouver aucune crainte. Tout juste fronça-t-elle le nez en s'avançant d'un pas conquérant au centre du boyau chargé de remugles. Elle lança une dizaine de sphères lumineuses pour inspecter sommairement la zone, qui brillait des traces bleutées du cobalt. Puis son visage se décongestionna en un sourire franc.
— C'est parfait ! s'exclama-t-elle d'un claquement de mains. L'haiwa a largement débordé ici. Déployez-moi les séquenceurs. Je veux un échantillonnage pour chaque signature. Ce n'est pas tous les jours qu'on tombe sur une aubaine pareille.
Les caisses d'instruments s'éparpillèrent aux quatre coins de la grotte et atterrirent en douceur dans la rocaille maculée de boue. Les sahir s'activèrent aussi sérieux qu'une cohorte d'abeilles ouvrières soumises aux ordres inintelligibles de leur reine. Même Hussein gardait un visage fermé tandis qu'il vissait sur un genre de boîtier électronique une ligne de métal surmonté d'un drôle de cristal.
— Je ne comprends pas... C'est censé être une bonne nouvelle ? osai-je interroger mon ami.
Hussein releva la tête. Sans me regarder. À la place, il scrutait la silhouette de sa patronne qui s'agitait sur deux membres du groupe découvrant une panne sur leur matériel. Hors de portée de nos voix.
— Zineb est une chercheuse, me confia-t-il à voix basse. Elle espère profiter de l'incident pour récolter des données sur l'haiwa...
Ces précautions sonores s'avérèrent inutiles, car la concernée fusa sur nous. Hussein se ratatina sur son travail. Je suis persuadé que rarement il vissa une tige avec autant de soin. Zineb n'accorda aucune attention à son attitude de chien battu ; c'est à moi qu'elle s'adressa, armée d'un sourire rêveur :
— Sais-tu qu'il est possible de se rendre dans l'haiwa ?
— Comment ça ? Physiquement ?
La question me désarçonnait. L'haiwa, l'outre-monde... Ne devait-on pas justement empêcher tout passage entre l'immuable et le chaos ? J'imaginais mal les sahir y programmer des visites, appareil photo en main. Je compris pourtant que ce n'était pas si éloigné des fantasmes de Zineb.
— Oui. Les frontières sont perméables, tu t'en rends bien compte ici. Il s'agit la plupart du temps de phénomènes d'usure naturels que notre façonnage de l'aria suffit à combler... Mais puisqu'on peut les réparer, on peut aussi les provoquer.
Mon hoquet de stupeur lui occasionna un rire.
— Ne t'inquiète pas. Ce n'est certainement pas mon intention. De toute façon, c'est une pratique formellement interdite. Fou celui qui s'y risque. Il serait immédiatement interpellé par la cellule de Veille de la Ziggurat. En revanche, il arrive que la Ziggurat elle-même s'adonne à ces voyages impies...
Immobile dans l'obscurité pesante de reflets marins, j'étais suspendu à ses lèvres.
— Dans quel but ?
— Lorsque certains mas deviennent trop gourmands et affaiblissent la barrière, on peut vouloir juguler la menace à la source. Cette pratique périclite. À raison : l'haiwa est dangereux. Néanmoins, s'y rendre était un excellent moyen d'en apprendre davantage sur ce monde et les créatures qui le peuplent. Hélas mes prédécesseurs gardent secrètes leurs découvertes lors de ces expéditions.
— Pourquoi vouloir en savoir plus ?
— « Pour gagner la guerre, il faut connaître ses ennemis. » Quand on est sahir, on a souvent l'impression d'agir en vain. On roule notre fardeau en haut de la colline, pour mieux le voir retomber dès qu'une infiltration se produit à nouveau ailleurs. J'ai quarante-cinq ans. À mon âge, on en a assez des carabistouilles de la Ziggurat, on cherche à aller plus loin, à trouver enfin une solution à un problème qu'on auto-entretient, tu comprends ?
Ce n'était pas la première fois que j'entendais du mal de la Ziggurat. Hussein et ses amis en avaient fait un sport. Sous couvert de garantir l'intégrité du monde immuable, ce petit groupe resserré de sahir d'exception régit l'usage de la magie, impose règles et restrictions aux sorciers ambitieux qui rêveraient de déployer leur art au-delà des limites. L'institution au-dessus des institutions, celle qui souffle à l'oreille des politiques par le biais du Haut-Conseil, ne reçoit clairement pas l'approbation de tous.
Les mots de Zineb recelaient un passif avec la Ziggurat qui allait au-delà de la simple frustration. Je me rappelai alors de sa classe de sorcière. Avec son âge et son expérience, n'aurait-elle pas dû rejoindre cette élite depuis longtemps ? Puis je compris :
— C'est pour ça que vous avez quitté la Ziggurat ?
J'avais réussi à la surprendre. Son regard se figea d'abord sur Hussein qu'elle devait soupçonner d'avoir vendu la mèche, puis se posa sur moi. Tristesse et amusement l'éclairaient dans l'obscurité de la grotte.
— En effet. N'interprète pas mal mes propos, cependant. Je respecte la Ziggurat et leur tâche difficile. Je les ai quittés parce que je pense pouvoir être plus utile autrement. Ce fut un plaisir de discuter, mais nous avons du travail. Hussein, as-tu les canisters, s'il te plaît ?
L'interpellé sursauta en réalisant que paraître concentré sur une tâche ne l'avait pas fait disparaître. Les tubes gigotèrent sous un influx de télékinésie brouillon avant d'atterrir dans la paume de sa cheffe. Alors qu'il était d'ordinaire si prompt à occuper le devant de la scène, j'aurais dû m'intriguer de cette gêne qui le prenait dès lors qu'on abordait leurs activités. Sur le moment, la présence opulente de Zineb éclipsait tout le reste.
— Nafi, si d'aventure, tu rencontrais des membres de la Ziggurat, puis-je te demander de ne pas parler de ça ? Nous ne faisons rien de mal, nous agissons pour le bien commun, même, mais la Ziggurat se montre parfois un peu psychorigide.
Elle m'envoya un dernier clin d'œil et tourna les talons avec ses canisters qu'elle s'empressa de distribuer. Je ne voyais pas d'inconvénient à sa demande, je présumai qu'il s'agissait de politique de laquelle je n'avais pas à me mêler. Accroupi par terre, un Hussein nerveux tapotait ce qui ressemblait à une tablette.
— Ça ne va pas ? m'enquerrai-je.
— Si, si...
Il se leva d'un bond et m'enlaça sans que je le voie venir. Ses doigts glissant sur ma nuque, je compris qu'il se servait en aria.
— Juste un peu difficile de tenir une protection et de se concentrer sur les relevés en même temps... Tiens, tu vas m'aider.
Mon assentiment n'eut même pas le temps de quitter ma bouche qu'il glissa entre mes bras son boîtier surmonté de son cristal gyroscopique.
— On va chercher un nœud d'énergie avec ça. C'est simple, la jaspe est polarisée entre les flux de notre monde et ceux de l'haiwa : en suivant la direction pointée, on va tomber sur un des nœuds, ou une fuite, si tu préfères. Ce sont les meilleurs endroits pour réaliser un échantillonnage représentatif.
Je hochai la tête. Même si je peinais à saisir les détails, l'idée générale passait.
— Et toi ?
— Et moi, je surveille les autres paramètres et veille à notre sécurité pendant que tu nous guides. C'est bon pour toi ? assène-t-il en faisant défiler l'écran de sa tablette.
— Ok, boss.
Il se pencha près de mon oreille, ses boucles me caressant l'épaule au passage.
— Ne m'appelle pas comme ça, tu pourrais me donner des envies, susurra-t-il avant de lancer un feu follet de lumière en éclaireur dans la galerie.
D'un déhanché, je m'extirpai de l'étreinte de Hussein et m'enfonçai à la suite de la luciole. Le noir régnait au-delà de son faible halo. J'étais pourtant moins nerveux maintenant que je savais ce que nous faisions et dans quel but. Je troquai ma peau d'humain tétanisé face à l'inconnu des forces maléfiques pour me glisser dans celle du chercheur perçant les mystères de la physique.
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