Chapitre 12 : Cette bouteille de lait a bougé !
La nuit avait balayé les affres d'une soirée si mal entamée. Le sommeil nous fuyant après le récit de Farouk, je l'avais encouragé à prendre mon aria, et comme à chaque fois, notre chemin s'était égaré vers des horizons plus charnels, plus enfiévrés. Nous nous étions écroulés de fatigue dans les bras l'un de l'autre, si bien qu'au réveil, l'épuisement se fit moins pesant qu'escompté.
Nous étions des zombies plutôt que des macchabées ; une plus-value substantielle.
Assis sur un tabouret de la cuisine de mon hôte, je tenais ma tête pour lui éviter de choir dans un bol de masoub déshydraté. Si Farouk pouvait créer une illusion tangible pour des objets ou de la nourriture, un mirage ne risquait pas de remplir un estomac. Il avait dû compter sur les vestiges du frigo.
Du reste, sa cuisine était l'endroit le plus fourni de sa maison étriquée. Des herbes séchées pendaient aux placards, tandis que des fraîches poussaient dans une charmante pyramide de pots près de la fenêtre. Les épices régnaient partout, de l'étagère longeant le comptoir au carrousel qui occupait tout un coin. Le désordre avait réussi à s'installer chez cet homme dont rien ne dépassait : des casseroles égouttaient devant l'évier et le frigo débordait quand il l'ouvrit pour sortir le masoub. Sous ses airs de sorcier affairé, Farouk s'adonnait-il à la passion des fourneaux ?
D'autres préoccupations m'accaparaient l'esprit.
Le café éclaircit mes idées et je commençai à tisser des plans pour entamer cette conversation épineuse mais inévitable. « Hussein, il faut qu'on parle... » Trop solennel. « Tiens, Huss, tu te souviens quand on avait évoqué le fait qu'on risquait de rencontrer sa résonance... » Trop détaché. « Au fait, tu te rappelles ce sahir que tu détestes et qui m'a sauvé les miches à Tessir-Sabyl ? » Encore pire !
Un début de migraine pointait, je grognai.
— Tu veux du lait pour ton masoub ?
En face de moi, Farouk se tenait droit, un verre fumant de thé entre les mains. Son visage neutre ne trahissait pas la moindre affliction après nos déboires de la veille. Comme j'aurais aimé savoir me blinder comme lui...
Un regard sur mon bol m'offrit l'image peu reluisante d'une bouillie durcie de pain émietté et de bananes écrasées, un peu de lait ne lui ferait pas de mal. J'acquiesçai et Farouk envoya la bouteille vers moi d'une impulsion magique.
Au contraire de ce fanfaron de Hussein, il ne poussa pas le vice jusqu'à un numéro de voltige lévitationnelle. De toute façon, son téléphone sonna. Ses mots hachés d'assyrien me surprirent, puis il s'exila dans le salon. Me laissant seul avec la bouteille de lait.
Cette dernière se tenait à portée de main, enveloppée d'une gangue d'aria rémanente. Une fois de plus, je m'émerveillai — et me frustrai — de cette acuité avec laquelle je percevais les énergies sans pouvoir les manipuler. Mu d'un besoin d'occuper mes pensées autrement que par mes ruminations au sujet de Hussein, je me rappelai mon sentiment d'impuissance éprouvé face aux mas. J'avais chaque fois dû compter sur Farouk, mais serait-il toujours là pour veiller sur moi ? Est-ce que les aria-sil étaient condamnés à n'être que des ombres des sahir ? Ce destin me dérangeait.
Je fixai la bouteille de lait avec intensité. Qu'espérais-je au juste ? Qu'elle bouge par la seule force de ma pensée ? Peut-être. Je pouvais presque voir l'aria se mouvoir autour du verre. J'y concentrai toute mon attention, tâchai de la saisir dans des filets invisibles et d'en rassembler les bribes.
— Qu'est-ce que tu fais ?
La voix de Farouk me fit sursauter et me contraignit à abandonner ma vaine expérimentation. Pourtant, je crus discerner un léger frémissement de la bouteille. L'espoir portait mon imagination un peu trop loin.
Le téléphone rangé, Farouk avait enfilé sa dishdasha et revint s'asseoir pour finir son thé.
— Te moque pas, hein, commençai-je pour préparer le terrain, mais... je voulais savoir si les aria-sil pouvaient aussi faire quelque chose avec l'aria...
Un sourire mi-attendri mi-moqueur transparut par-dessus son verre.
— Tu essayais de faire bouger cette bouteille ?
Penaud, je me renfrognai et me résignai à verser le lait — à la main — dans mon bol.
— Je t'avais dit de pas te moquer !
— Je ne me moque pas ! Tous les aria-sil ressentent le besoin d'expérimenter le façonnage de l'aria à un moment ou l'autre.
— Et aucun n'y arrive, c'est ça ?
Une moue se tordit sur son visage, ses yeux perdus dans le vague.
— À vrai dire, ils peuvent contrôler l'aria, dans une certaine mesure... Par exemple, avec un peu d'entraînement, tu pourrais retenir l'aria qu'un sahir voudrait te prendre. Ce n'est pas le plus souhaitable pour nous, mais c'est possible de le faire. Quant à occasionner un réel impact sur l'environnement... Lamia peut élever la température quand elle concentre suffisamment d'aria à un endroit. Bon, à moins de faire ça sur de l'herbe très sèche et de causer un départ de feu, l'effort est quand même conséquent pour un résultat moindre. Sinon, je sais qu'avec une impulsion d'aria, certains touchent du doigt la télékinésie, mais ce ne sera jamais guère plus probant qu'un frémissement sur une bouteille de lait, acheva-t-il dans un sourire plus franc.
— Ah ! Alors toi aussi tu l'as vu ! J'ai pas rêvé !
Son rire saupoudra quelques notes de joie dans sa cuisine.
— Oui. Avec un peu de chance, tu arriveras peut-être à la faire bouger d'un centimètre, la prochaine fois.
Loin de m'atteindre, son sarcasme me gonfla d'orgueil et chassa — pour l'heure — mes problèmes de cœur. J'étais capable. Et même si cela ne tenait pas la comparaison à côté des prodiges de Farouk et de Hussein, j'en retenais un objectif, un horizon pour m'extirper de l'horripilante passivité.
— Par contre, reprit Farouk, tu devrais t'habiller. Mes collègues viennent d'appeler pour dire qu'ils passeront bientôt.
Je louchai sur le peignoir déniché la veille, dévoilant largement ma nudité.
— Bientôt... C'est-à-dire combien de temps ?
Et comme une invocation, des voix surgirent dans l'entrée. La porte s'ouvrit sans qu'une main ait la décence d'y frapper. Les intrus étaient des habitués des lieux. Je reconnaissais ce timbre grave et les accents rugueux de l'assyrien. Je m'empressai de resserrer les pans de mon peignoir et adressa une grimace sentie à Farouk ; qu'il ne vit pas, puisqu'il s'était déjà levé pour accueillir ses invités.
— Vous avez fait vite, constata notre hôte.
— Il n'y avait pas la queue à la boulangerie. Je t'ai pris des baklawas, ça ira ? s'enquit une voix féminine agréable.
— Pourquoi tu nous parles en gyssien, Farouk ?
Le peignoir refermé, je me résignai à me retourner sur mon tabouret, alors que je sentais les regards s'infiltrer dans la cuisine. Je découvris deux silhouettes familières. Lamia — dont je déduisis le nom après l'histoire que m'avait contée Farouk hier — tenait un sac plastique et m'adressa un large sourire. Jarir, son sahir, faillit s'asphyxier en me reconnaissant. Il me pointa d'abord du doigt, puis Farouk, pour revenir à moi ; le tout dans une chorégraphie muette qui rendit Lamia hilare.
— Qu'est-ce que... Enfin. À quel moment ? Et toi, pourquoi tu ris ? Tu as une info que je n'ai pas ?
Loin de se calmer, Lamia se tordit les côtes face à l'incrédulité exaspérée de Jarir.
— Non, non, du tout, répliqua-t-elle en deux souffles saccadés. La seule chose que je sais, c'est qu'on est arrivés trop tôt et qu'on va tranquillement repartir pour attendre dehors, tu veux bien, Jarir ?
Farouk intervint, brisant mes espoirs et la proposition pourtant sensée de Lamia :
— À vrai dire, cela m'arrangerait qu'on discute tous les quatre. Vu que tu n'as rien mangé, Nafi, tu prendras bien quelques baklawas ?
Merci de me laisser le choix en me piégeant dans cette situation. Farouk pouvait bien m'adresser son sourire enjôleur, il ne récolterait qu'un mur d'amertume. Il passa outre et invita Jarir et Lamia à s'installer dans la cuisine — de nouvelles chaises apparurent par enchantement pour combler le déficit mobilier. La jeune femme s'assit face à moi. Ses yeux malicieux et ses fossettes bienheureuses délavèrent mes craintes et adoucirent le fait que j'étais encore en peignoir. Elle m'inspirait confiance ; ce qui n'était évidemment pas le cas de Jarir qui avait dû perdre sa sympathie avec ses dernières dents de lait.
Je me demandai ce qui l'avait poussé à suivre Farouk à Ourane, à quitter sa patrie...
Farouk servit les pâtisseries avec le café tout en me re-présentant à ses collègues. Puisque je risquais de lui donner régulièrement de l'aria, il parla de m'inclure dans leur équipe, de m'octroyer un salaire pour cela. L'intention était noble, mais deux problèmes se posaient. Un : j'aurais aimé qu'on en discute avant. Deux : il ne mentionna pas notre lien, ne prononça pas le mot « résonance » et tourna autour du pot quand Jarir lui demanda :
— Mais pourquoi lui alors que tu pourrais avoir n'importe quel autre aria-sil ? Et puis, il n'était pas avec un des sahir de l'équipe de Benhassem à la base ?
Ce rappel s'enfonça telle une lame aiguisée entre mes côtes. Lamia, plus perspicace que son collègue, intervint dans un soupir d'évidence :
— Parce qu'ils ont une résonance.
Je noyai ma gêne dans les reflets de mon café, tandis qu'un silence envahissait la pièce. Jarir le brisa d'une explosion de voix :
— C'est pas possible ! Deux fois ? Il y en a qui passent quatre-vingts ans à chercher leur âme sœur, et toi, ça t'arrive deux fois ?
— Jarir, ferme-la, asséna Lamia.
Par miracle, il obtempéra.
— Et donc, Nafi, pour ma proposition... reprit Farouk comme si le malaise n'avait jamais existé.
— C'est gentil à toi de vouloir m'attribuer un salaire, mais j'ai mes études. Je doute de pouvoir être disponible dès que tu en auras besoin.
— Ce ne sera absolument pas nécessaire. Lamia aussi a un autre travail, elle nous accompagne quand elle le peut et le souhaite. Quant au salaire, tu y auras droit à partir du moment où tu me donnes de l'aria régulièrement, les heures que tu consacrerais en plus à la Ziggurat te seraient reversées sous forme de primes.
— D'accord, mais je vois mal en quoi je pourrais vous être utile dans vos missions.
La seule fois où j'avais accompagné Hussein avait été instructive, mais je ne m'étais pas senti indispensable. Jarir semblait rejoindre mon avis, car il renifla avec dédain. Lamia, en revanche, passa ses mains graciles sous son menton et m'accrocha avec un sourire engageant.
— Tu sais, ces grands, beaux et forts sahir aiment nous fait croire qu'ils font tout le travail, qu'ils peuvent gérer tous seuls. Tu n'as pas idée du nombre de fois où ces deux-là se sont retrouvés soudain à court d'aria en pleine mission. Ensuite, tout n'est pas qu'une question de puissance et, parfois, il est utile d'avoir de nouveaux cerveaux pour démêler une situation complexe. Est-ce que tu voudrais nous accompagner aujourd'hui ? Nous devons éplucher des rapports à la cellule de Veille, rien de passionnant, j'en conviens, mais tu pourrais voir comment on travaille et rencontrer des gens.
J'hésitai. Je n'avais rien de prévu ce matin. La perspective de plonger la tête la première dans un monde qui s'était imposé à moi ne m'enthousiasmait pas. Sans compter Jarir, qui réprouvait ma présence autant que celle d'une punaise. Néanmoins, je sentais que Lamia saurait me guider, qu'il n'y aurait pas d'obligation à m'éterniser là-bas. Puis je gardai un souvenir marquant de ma première visite à la Ziggurat, la revoir de jour, peut-être retoucher à ce jade, suscitaient des envies que je ne saurais nier. Enfin, dernier paramètre et non des moindres : cette activité m'empêcherait de ruminer l'éprouvante discussion que j'allais devoir à Hussein. Procrastiner n'était pas l'idée du siècle, mais je ne rechignai pas devant un délai supplémentaire.
— C'est une bonne idée, renchérit Farouk.
Son air invitant acheva de me convaincre. À croire que me raconter son passé l'avait libéré d'un poids : je ne l'avais jamais autant vu sourire.
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