Chapitre 11 : Une malédiction aux parfums sirupeux (2/2)

Le noir qui envahit la chambre m'apaisa quelques minutes. Puis je me décidai à aller laver sous la douche toute cette idiotie dont je venais de faire montre. Le jet d'eau me raviva. Je ressortis propre et plus sage. Adulte. Presque.

C'est un peu moins immature que, vêtu d'un simple peignoir, je toquai à la porte du bureau où Farouk s'était réfugié. Pas de réponse. Je recommençai.

— N'ai-je pas été assez explicite quand j'ai dit que je dormais à côté — seul ?

— Je voulais m'excuser. Je ne sais pas gérer mes émotions, mais ce n'est pas une raison pour me comporter comme un imbécile nombriliste.

Le bois flancha sous le toucher de ma main, la porte s'ouvrit d'un sort. J'acceptai l'invitation avec davantage d'humilité, cette fois, et entrai dans le bureau. Farouk l'avait façonné avec sa magie pour en faire une nouvelle chambre. Pas de lumière, juste une forme ensevelie sous une couverture.

Je m'assis sur le lit et posai une main prudente sur le monticule de draps. Une respiration hachée le soulevait à intervalles irréguliers. Je n'avais plus affaire au grand sahir de la Ziggurat, second de la cellule de Veille ; juste à un être humain que j'avais blessé.

— Tu as raison, Farouk, je sais que je dois la vérité à Hussein, c'est juste que... je n'arrive pas à me résigner à renoncer à lui.

Parce que cela ne pourrait se passer autrement. Jamais Hussein n'accepterait une situation dans laquelle il serait forcément lésé. Ce n'était pas avec lui que l'aria résonnait.

La tête de Farouk parut par-dessus le drap et expira un long soupir.

— Je comprends. Je t'ai laissé gérer parce que tu m'as dit que tu préférais t'en charger, mais tu n'es pas obligé d'affronter tout ça seul.

— Quand tu dis que tu comprends... Tu dis ça parce que t'as déjà eu une résonance avec un aria-sil, c'est ça ?

Silence. Je le savais depuis notre première discussion dans ce tripot enfumé. Je devinai le sujet sensible, alors je ne l'avais pas interrogé. À vrai dire, je n'avais jamais vraiment interrogé Farouk tout court. En un mois, nos échanges avaient été majoritairement charnels. Ma faute : je m'étais peu intéressé à lui, bien qu'il fasse des efforts pour m'ouvrir à son monde, comme lors de cette nuit mystique sous les étoiles.

— Ce n'est pas une histoire que j'ai envie de ressasser.

Et je n'avais pas le droit de l'y forcer, alors je ne répondis rien.

— Mais ce ne serait pas correct de ma part de te pousser à dire la vérité à ton copain, si je ne suis pas moi-même honnête avec toi, reprit-il.

Je l'interprétai comme une ouverture. Je montai sur le lit et me glissai sous le drap à ses côtés. Nos peaux se touchaient, exsudaient d'énergies, mais pas question de pousser le contact ou j'allais encore perdre la tête.

— Tu sais que je suis assyrien, n'est-ce pas ?

— Oui.

— Mais sais-tu pourquoi j'ai quitté mon pays ?

— Non.

Farouk prit une longue inspiration.

— Je n'aurais eu aucune raison de partir si les circonstances ne m'y avaient pas poussé. La vie est dure pour les Assyriens nés au mauvais endroit ou avec le mauvais statut. Pour ma part, je n'étais pas à plaindre. Je venais d'une famille modeste, mais mon habileté avec la magie m'a permis de trouver un poste enviable. De chasseur de mas, j'ai vite évolué à la tête d'un groupe d'intervention sur les fissures, rattaché à Eridu, l'équivalent d'Esagil pour la région d'Appur-Si. De ce fait, j'ai eu la chance de recevoir d'intéressantes propositions de mariage.

Mes muscles se tendirent. J'avais du mal à imaginer cet homme froid et solitaire se marier.

— Tu dois savoir qu'en Assyr, les aria-sil sont loin d'être aussi respectés qu'à Ourane. La plupart du temps, ils sont réduits en esclavage. Du coup, lorsqu'un aria-sil nait dans une famille noble, ses parents s'efforcent de contourner ce destin par un mariage arrangé avec un sahir. Ce fut le cas pour Yahara Al-Mithal, fille d'un sultan d'Appur-Si. Même si je n'étais pas de haute naissance, mon statut de sahir faisait de moi un bon parti. J'ai accepté. À vrai dire, l'idée de devoir choisir un esclave pour aria-sil m'écœurait alors le compromis arrangeait tout le monde.

Des ondées de peine pleuvaient dans ma tête. Je n'arrivais pas à concevoir qu'un si grand pays puisse s'appuyer sur un système aussi cruel.

— Cette union a duré deux ans et demi. Yahara a vite laissé tomber sa défiance quand elle a compris que je ne la forcerais pas. Elle m'a donné son aria d'elle-même, des sentiments ont fleuri entre nous, puis nous avons même conçu un enfant.

— Quoi ? Tu es p...

— Laisse-moi finir.

Je me tendis d'appréhension. Imaginer Farouk marié m'était déjà difficile, mais alors père ? Sachant que ni sa femme ni son enfant n'étaient à Ourane, cette histoire ne pouvait bien se terminer.

— Au même moment, un sahir de la Ziggurat — celle d'Assyr — était en visite à Appur-Si. Il devait étudier une perturbation de l'haiwa dans la région. De par son statut, il incombait à la famille du sultan local de lui offrir le gîte le temps de sa mission. Nous l'avons donc accueilli, lui et son harem d'une demi-douzaine d'aria-sil.

— Un harem ?

Mon outrage lui arracha un ricanement amer.

— Tous les sahir d'Assyr n'éprouvent pas autant de scrupules que moi vis-à-vis de l'esclavage... Celui-ci était particulièrement fier de jouer les pachas dans ma demeure. Il était dans son droit. L'étiquette exigeait que j'ignore ses esclaves. Pas un regard, pas une parole, pas le moindre contact : cela aurait été considéré comme une violation.

— Ça n'a pas tenu... devinai-je.

— Non, en effet. Mes yeux ne pouvaient s'empêcher d'être attirés par l'un de ses aria-sil. Il ressentait la même chose : lui-même grappillait la moindre occasion de se mettre dans mon passage, pour me frôler, pour capter mon attention. Chaque fois que nous entrions en contact, c'était une effusion d'étincelles qui parcourait mon corps. Ça me rendait fou. Ce besoin de le toucher, de prendre son aria devenait viscéral ; insoutenable. Je n'avais jamais ressenti ça avant, pas même pour Yahara. C'était absurde.

Je hochai la tête, pensivement. Je commençai à entrevoir dans le dilemme dans lequel s'était retrouvé Farouk, un dilemme autrement plus grave que le mien.

— Comment s'appelait-il ?

Il mit un temps fou à répondre. Le simple fait de prononcer son nom ressuscitait en lui un torrent de souvenirs douloureux.

— Isham. On a fini par craquer. On s'est donné rendez-vous une nuit par l'entremise d'un de mes serviteurs de confiance. Au moins, son maître ne se montrait pas strict avec lui, il a pu s'éclipser sans problème. J'ai longtemps regretté que ce soit le cas. Si je n'avais pas succombé ce soir-là, les choses auraient été bien différentes.

— Vous avez échangé de l'aria ?

— Plus que ça... J'ai clairement franchi la ligne. Son chant résonnait si fort que j'aurais dû être terrifié que quelqu'un nous découvre, mais, sur le moment, mon monde était entièrement focalisé sur lui, sur notre connexion.

— Et quelqu'un vous a pris sur le fait ?

— Non. Le lendemain, le sahir devait repartir. Isham avec lui. Je pensais pouvoir encaisser la séparation ; j'ai eu tellement tort. Chaque jour qui passait, un vide se creusait dans ma poitrine, s'élargissait en un gouffre abyssal, au point de devenir intolérable. J'avais l'impression de ne plus être complet, que je ne serais plus vraiment vivant tant que je ne serais pas avec lui.

Il laissa échapper un reniflement dépité.

— Finalement, c'est Isham qui m'a contacté. Il s'est arrangé avec un serviteur de son maître, en qui il avait confiance, pour m'envoyer une lettre. C'est là que j'ai pris la pire décision de ma vie. Je me suis rendu à la capitale, où il vivait, et l'ai aidé à s'évader. Le plan était bancal, nous avons été aperçus et la police nous a rattrapés à peine deux jours plus tard, alors que nous tentions de quitter la capitale.

Je n'avais pas la moindre connaissance des sanctions encourues pour ce type « d'infraction », mais étant donné le système rude d'Assyr, je soupçonnai la tolérance zéro. J'osai finalement passer mon bras autour de Farouk ; un geste de réconfort plutôt qu'une recherche d'affection. Sa main se mit à caresser distraitement mon crâne.

— J'ai eu beau leur expliquer notre résonance, le fait qu'on ne pouvait pas lutter contre cela, que j'étais fautif, que j'étais celui qui était venu l'enlever... Je doute qu'ils se soient montrés plus cléments.

— Qu'est-ce qu'ils lui ont fait ?

À peine posée, je regrettai ma question.

— Je ne sais pas, répondit-il sur un ton qui semblait honnête. Il aurait été un esclave normal, on l'aurait exécuté. En sa qualité d'aria-sil, je suppose qu'il a été sévèrement puni et que la police s'est arrangée pour qu'il ne récidive plus. Je n'ai jamais eu de nouvelles et je n'en ai pas demandé non plus. Cela n'aurait fait qu'aggraver son cas. De mon côté, j'avais mes propres soucis à gérer : j'ai écopé de six mois de prison pour ma bêtise.

Dans ma tête, les éléments se recoupaient.

— Et ta femme ?

Sa femme enceinte, si j'avais bien suivi.

Sa main cessa de caresser mes cheveux. Ses phalanges se raidirent sur mon crâne.

— Yahara a très mal vécu cet incident. Elle s'est sentie trahie, parce que je ne lui avais rien dit à propos d'Isham, et que son mari se retrouve en prison alors qu'elle s'apprêtait à accoucher a enfoncé le clou. Elle a ingéré une boîte entière de médicaments. Le bébé n'a pas survécu. Elle non plus.

Rien de ce que j'aurais pu dire n'aurait pu soulager pareille blessure. Farouk avait déjà encaissé le drame depuis longtemps, il restait de marbre. Moi, je me faisais buvard de sa peine, les larmes me montaient aux yeux en imaginant ce qu'il avait pu ressentir en apprenant le suicide de Yahara.

— J'ai pu obtenir une libération conditionnelle pour assister aux funérailles. Évidemment, ses parents m'ont accablé pour la mort de leur fille. Je n'avais aucune excuse à leur opposer. J'ai purgé le reste de ma peine. Quand je suis sorti de prison, il était certain que je n'arriverais pas à me reconstruire en Assyr. Mon stigmate de repris de justice me suivrait où que j'aille. Je savais aussi que je serais incapable d'oublier Isham, Yahara et notre bébé si je ne changeais pas radicalement de vie. Quand j'ai demandé à émigrer à Ourane, les autorités y ont cédé sans la moindre difficulté. Je soupçonne les parents de Yahara d'avoir favorisé mon exil. Jarir et son aria-sil, Lamia, m'ont suivi. Ils travaillaient sous mes ordres, dans mon groupe d'exploration. Je n'avais pas envie qu'ils m'accompagnent dans ma déchéance, mais Jarir est d'une fidélité et d'une solidarité sans faille. Je pense aussi que Lamia était bien contente de pouvoir quitter l'Assyr. Finalement, nous avons réussi à retrouver une place à Ourane, je serai toujours reconnaissant à ton pays de m'avoir redonné une chance. Aujourd'hui, Jarir et Lamia sont les seuls liens qu'il me reste avec mon passé. Même si mon travail m'oblige parfois à renouer avec l'Assyr, c'est toujours à contrecœur.

Il conclut son histoire d'un soupir à exhumer des morts. Tout cela me força à grandement relativiser mon petit malheur.

— Est-ce que tu repenses à eux parfois ?

— Le moins possible.

Je comprenais mieux la distance que Farouk avait tenté d'instaurer entre nous, déchiré entre l'attirance inéluctable et la crainte de rejouer cette tragédie. Alors que la plupart à Ourane considéraient les liens de résonance comme une chance, Farouk devait se sentir frappé de malédiction pour les avoir éprouvés deux fois.

Ce soir-là, ma décision fut prise : je ne lui ferais pas subir un nouveau malheur.

— Ce n'est pas par possessivité ou par sadisme que je te demande de dire la vérité à Hussein : plus tu attendras, plus les choses seront douloureuses pour vous deux, rappela-t-il.

Je me blottis contre sa poitrine, imbibée de mes sanglots silencieux. L'étreinte de Farouk se resserra et je hochai la tête.

— Je sais. Je vais lui dire. Promis.

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