Chapitre 10 : Les étoiles à témoin
Je le suivis à travers son jardinet. Un sentier dérobé entre des buissons d'épineux coupait dans la colline et nous fit grimper plus haut. Mon souffle était encore court de mon ascension jusque chez Farouk, cela n'alla pas en s'arrangeant. L'effort physique détournait mes pensées ; à condition de ne pas loucher sur le postérieur de ladite obsession qui me devançait dans les escaliers.
— Où est-ce que tu nous emmènes comme ça ? sifflai-je, la poitrine et les jambes sciées.
— Devine.
Une devinette pas bien compliquée. La dernière marche franchie, seul le ciel nous surplombait. Le ciel et un bâtiment gargantuesque. Une tour unique s'étirant sur sept étages en gradins et d'une circonférence telle qu'en faire la boucle aurait définitivement achevé mes jambes. Des sigils luminescents traçaient des frises tout du long : ornementations ou messages dissuasifs.
— La Ziggurat ? J'ai le droit de rentrer dedans ?
Pour la première fois depuis le début de cette soirée catastrophique, Farouk m'adressa un demi-sourire.
— Bien sûr. Il y a une zone privée, mais l'essentiel est accessible à n'importe qui pour visiter ou présenter ses doléances.
— N'importe qui dans l'Esagil, rectifiai-je en repensant à ce chauffeur de taxi qui aurait bien jeté un œil curieux à ce temple perché dans les cieux.
— Ça fait partie de notre charme égoïste ! s'esclaffa Farouk. En réalité, un sahir ou un aria-sil peut facilement inviter un citoyen de l'extérieur, il suffit de donner un nom à la guérite. Puis, il y a des tas d'insensibles à l'aria qui travaillent dans l'enceinte. Surtout à la Ziggurat. Tu n'imagines quand même pas les vieux croulants du Haut-Conseil laver eux-mêmes les latrines ?
Cette vision de vieillards armés de balais à chiottes eut au moins le mérite de me dérider et je lui embrayai le pas avec un regain d'assurance. À un effleurement de bras de lui, une envie pressante de le toucher me tiraillait. Je me retins, car nous arrivions devant un poste de garde. Ces derniers adressèrent à Farouk les salutations convenues au bout de longues années à se croiser sans jamais vraiment se connaître.
— Vous êtes d'astreinte, Cheikh Bekrit ?
— Plutôt des heures sup', improvisa Farouk.
Je me tassai dans son ombre, peu désireux qu'on associe mon visage à ce sahir-là, mais les gardes ne me prêtèrent aucune attention et retournèrent à leur émission de radio nocturne.
C'est aussi simplement que je découvris la Ziggurat. J'ignorais l'allure qu'elle prenait en plein jour. De nuit, l'éclairage réduit tamisait dans l'ombre les volumes d'un hall sûrement gigantesque. Des colonnes, plus larges que mon seul appartement, supportaient myriades de balcons.
Un silence religieux tapissait les environs, ou plutôt, le frissonnement discret mais rigoureux d'une institution veillant nuit comme jour aux frontières des mondes.
C'est dans cette chape de pénombre et de bruit blanc que je grimpai à l'étage. Les colosses de marbres me provoquaient des vertiges, d'autant plus lorsqu'ils s'illuminèrent de symboles cabalistiques. « Des runes de protection », me souffla Farouk. Un respect lénifiant coula en moi. La magie des boteh m'invitait au calme ou au recueillement.
Puis je le vis.
Le chemin des ponts traçait un itinéraire reliant toutes les sections par les hauteurs. Même si les lustres ou encensoirs de bois sculptés impressionnaient, c'était le spectacle en dessous qui valait le détour. En l'occurrence, un cristal de jade de la taille d'une maison.
Le sommet de la gemme atteignait notre niveau et une passerelle l'encerclait, permettant à n'importe quelle main ambitieuse d'y apposer sa souillure. Je m'étonnai de ce détail. Pour moi, pareil joyau se devait d'être préservé ! Enfermé derrière une cage de verre au profit égoïste de quelques yeux privilégiés. Pouvait-il seulement être naturel ? En y regardant de plus près, il m'apparut que l'éclat vert prodigieux se réfractait en trop d'angles différents. J'avais affaire à un agglomérat de cristaux fusionnés par la magie.
Mais pour quoi faire ?
— Vas-y, touche, proposa Farouk sur un signe de tête.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Tu ne le sens pas ?
Maintenant qu'il posait la question, je sentais effectivement un flux d'énergie plus tendu, plus intense, comme un nœud convergeant à l'intérieur du jade.
— Ça attire l'aria et ça le piège ?
— Presque. Ça l'attire, ça le purifie et ça le condense. Mais ça ne le piège pas. Les sahir ne peuvent pas récolter l'aria de la nature.
— Vous avez donc un gros cristal qui catalyse l'aria et vous n'en faites rien ?
— Pas tout à fait « rien », les aria-sil peuvent le toucher. Tu ne veux pas essayer ?
Son air serein me convainquit que l'expérience était sans danger. Je m'avançai sur la passerelle. Des pulsations chaudes s'échouaient sur les rivages de mon corps. Je me retrouvai dans un état de bien-être et d'apaisement à des lieux de ma crise de nerfs antérieure. Mon aria s'accordait au diapason de celui du cristal. Confiants, mes doigts se tendirent d'eux-mêmes vers la surface miroir qui découpait mon reflet en mille morceaux émeraude.
Yeux fermés, paume à plat, un courant frais traversa mon être et le lava de son eau pure. Quand je rouvris les yeux, je me sentis serein et plein d'une nouvelle énergie.
— Ça va mieux ?
Farouk était resté en retrait, en gage de respect pour une connexion qui ne concernait pour une fois pas les sahir. Bras croisés, il guettait néanmoins avec attention mes réactions.
Je hochai la tête, sincère.
— Oui, beaucoup mieux. Merci.
— Tu peux venir te ressourcer ici quand tu veux. Ce cristal est là pour ça. Je te montre autre chose.
Je n'espérais pas une surprise de la même ampleur, et pourtant... Nous traversâmes un pont suspendu menant à une nouvelle loggia. En contrebas, un nouveau prodige.
Cela ressemblait à un rets d'or qu'un métier à filer nouait en une maille épaisse. Quelques personnes s'activaient à tirer des bouts, les passant au fil d'un sortilège pour les examiner avant de les renvoyer dans l'immense tapisserie.
— Voilà, tu sais grosso modo à quoi ressemble la cellule de Veille.
— De quoi s'agit-il ?
— D'une transposition énergétique du territoire d'Ourane. Chaque fil est en phase avec un périmètre donné. Dès qu'il y a une perturbation, celle-ci se réverbère sur la toile. Rien de sorcier, il faut savoir l'entretenir et la lire, mais ce n'est clairement pas la partie la plus intéressante du métier.
— Ah oui ? Et c'est quoi, la partie intéressante ?
Son sourire énigmatique se fondit dans l'obscurité et je le suivis, fébrile d'excitation et d'enthousiasme à l'idée de nouvelles découvertes.
J'étais quelque peu déçu de n'avoir fait que la tournée des bars ou lieux de divertissement éphémères avec Hussein alors qu'un tel trésor était à portée de main ! Puis je me rappelais son désamour pour la Ziggurat.
Farouk quitta enfin les travées embalconnées. Nous montâmes deux étages et, sans l'énergie du cristal m'ayant requinqué, je n'aurais pas résisté à l'envie de me plaindre de cette escalade supplémentaire.
Au bout d'un couloir, il déverrouilla une porte grâce à un sortilège. Une partie interdite au public, donc. Je pénétrai dans une pièce bien modeste en comparaison des halls cyclopéens que nous venions de traverser. Je compris, à sa façon d'investir les lieux, que j'étais dans son bureau. Je préférais de loin ce charme intimiste entre modernité — les ordinateurs et périphériques dernier cri envahissaient l'espace de travail — et tradition — les moucharabiehs finement grillagés parcouraient toute la façade opposée.
Ce fut surtout cette vitrine dévorant le mur de droite, baignée dans la lueur malsaine de néons rouges, qui m'interpella. Son contenu me hérissa de frissons. Des crânes ; des ossements laiteux où subsistaient des traces de souillure noirâtre malgré un nettoyage approfondi ; des plantes aux feuilles dentelées et courbées comme des mâchoires ; quelques peaux séchées et tendues ; et même des ouvrages de taxidermie qui avaient su figer l'horreur difforme.
— Ce sont... des mas ?
— Des reliques de l'haiwa. Il y a aussi des pierres, des extraits de végétation et des carottages de sols.
J'étais abasourdi. Je me rappelais très bien la façon dont il avait réprimandé Zineb après avoir méticuleusement détruit ses propres échantillons.
— Mais je croyais que c'était...
— Prohibé, oui. Ces reliques ont été traitées, nettoyées et purifiées dans des conditions strictes. Elles sont parfaitement inertes. La plupart sont héritées de mes prédécesseurs et placées ici sous scellé.
Il s'assit contre son bureau, les mains campées de part et d'autre. Une position d'assurance, une sensation de contrôle. Je commençai à me figurer un portrait d'un Farouk insécurisé, anxieux, que ce genre de mémentos aidait à apaiser.
— J'en ai rapporté très peu de mes excursions dans l'haiwa, poursuivit-il, et seulement lorsque nous estimions pouvoir en tirer de nouvelles informations. Cela n'a jamais rien donné.
— Donc au prétexte que tu as fait chou blanc, tu empêches d'autres de s'y intéresser.
— Ce n'est pas que moi. Les dizaines de générations qui m'ont précédé se sont penchées sur le problème. Il n'y a rien de plus à comprendre sur l'haiwa que ce qu'on vous apprend à l'école. C'est une fosse, une autre dimension où s'échouent les fluctuations négatives de l'aria. L'aria circule dans notre monde et nourrit le vivant des bonnes émanations, il faut bien que celles que la Nature rejette finissent quelque part. Voilà pourquoi il n'est ni souhaitable ni possible de détruire ou de bloquer toute communication avec l'haiwa. La seule chose à faire est de veiller aux frontières.
Je méditai un instant sur ces paroles, pleines de bon sens, néanmoins d'une triste résignation. D'après lui, les sahir étaient voués à se transmettre ce fardeau, générations après générations, tant que la vie perdurait.
— Et se réconcilier avec l'haiwa ? Tu dis toi-même que nos mondes sont liés...
Il éclata de rire, decrescendo, puis soupira.
— C'est l'espoir naïf que des gens comme Zineb et sa clique nourrissent. Je les laisserais volontiers faire... Si leurs actions n'impliquaient pas de mettre à mal l'équilibre entre les mondes.
— Tu penses vraiment que les frontières pourraient céder, un jour ?
Il sourit tristement.
— Il vaut mieux que je le croie. Ça t'assure que je ne néglige pas mon travail.
Jugeant cette conclusion suffisante, Farouk se redressa et se dirigea vers les baies. Le panneau moucheté coulissa et un vent frais s'engouffra. Je me glissai à sa suite à l'extérieur.
Nous y étions ; au sommet d'Ourane. J'avançai jusqu'à l'extrémité de cette terrasse. Mains campées sur la rambarde, j'inspirai l'air à grandes goulées. Ma tête tourna. À cause des hauteurs ou de cette sensation d'occuper un lieu chargé de magie ; un lieu spécial.
Au loin, le Fayeh tirait sa révérence sous le règne de la nuit. Les étoiles veillaient. Centaines de milliards d'éclats hors de portée et pourtant si familières. En tendant l'oreille, j'aurais presque pu les entendre chuchoter des secrets d'autres mondes.
— Je les ai toujours trouvées fascinantes.
Je me retournai vers Farouk. Planté au centre de la terrasse, il avait le nez — et peut-être l'esprit — égaré dans l'amas stellaire.
— Voici la Constellation, ajouta-t-il.
— Tu veux dire des constellations ?
Ça le fit rire, il cultivait l'ambiguïté pour le plaisir de me reprendre.
— Non, je parle de la Constellation.
— Comme le système de communication que vous employez entre sahir ? hasardai-je.
Je peinais à saisir le rapport entre ces étoiles tout ce qu'il y a de plus naturelles et la magie des sahir. Qu'ils s'estiment au-dessus des lois et des hommes, passe encore... Qu'ils s'imaginent gouverner les étoiles, cela frisait la mégalomanie.
— Tu brûles. En effet, les sahir peuvent instaurer une constellation pour échanger au sein d'un groupe, mais il existe la constellation pour connecter l'ensemble de notre monde.
Fier, il écarta un bras vers la voûte céleste. Je ne pus m'empêcher de lever un sourcil ironique.
— Tu es en train de me dire que vous avez inventé le téléphone par satellite ? Bravo.
Loin de le froisser, ma pique le fit sourire. Il déploya par magie une natte de jonc et quelques coussins à même le sol avant de s'y asseoir. Je le rejoignis. Une mince pellicule d'air séparait nos épaules ; nous n'osions pas nous toucher.
— Est-ce qu'un téléphone pourrait faire ça ?
Il tendit les mains vers le ciel. Il caressait ces lumières distantes comme si elles n'étaient qu'à quelques centimètres. Il crocheta ses doigts et en tira de minces filins d'argent. Araignée tissant sa toile, il transforma ses prises en images : de microscopiques particules s'agencèrent comme les pixels d'un écran pour montrer tantôt un enfant qui courait, tantôt un oiseau ébouriffant ses plumes, tantôt une cohue s'engouffrant dans un métro. Il n'y avait pas de métro à Ourane.
— Ça montre ce qu'il se passe dans le monde en temps réel ?
— C'est ça.
Cette fois, j'entrouvris la bouche, émerveillé par les possibilités que ce prodige autorisait.
— On peut vraiment tout voir ? Tout ce qu'on veut ? Juste en... trifouillant les étoiles ?
— Plus ou moins... Il faut tout de même des conditions propices pour pouvoir la consulter convenablement. Ici, les hauteurs et la « proximité » avec le ciel rend le maillage plus solide, moins interféré. Ensuite, on ne peut pas tout voir. Si l'Esagil est entouré d'une enceinte couverte de boteh, c'est pour la masquer aux yeux de la Constellation. De la même façon, les puissances étrangères savent protéger les lieux importants de ce type d'espionnage.
Ma tête se posa sur son épaule. Jamais je ne me serais figuré assister à une séance de cinéma en plein air à l'orée de cette soirée, pourtant, dans l'instant, aucune autre perspective ne me semblait plus attrayante.
— Montre-moi.
— Que veux-tu voir ?
Farouk fit défiler les paysages. Je n'étais pas à l'aise à l'idée d'espionner des êtres humains, aussi préférai-je me concentrer sur ces merveilles de la nature que je n'avais jamais eu l'occasion de voir. Mon expérience de voyage se limitait à la traversée du détroit du Gyss jusqu'à la Fuligie. Je désirai explorer au-delà, bien au-delà de l'océan de Baran, vers les continents de l'autre bout du monde, l'Igre ou l'Afferie.
Ses mains agiles me montrèrent des forêts de pins exhalant des parfums résineux ; des falaises noires, blanchies par l'écume et les mouettes ; des sommets montagneux chapeautés de neige ; ou encore des morceaux de glace à la dérive dans l'immensité de l'océan.
J'avais l'impression d'y être, de sentir ce froid fouetter mes joues et imprégner mes narines. Je me serrai contre Farouk. Une chaleur bienfaisante retrouva un foyer dans mon corps.
J'ai tiré un souvenir inoubliable de ce moment. Pas tant à cause du spectacle grandiloquent que de la proximité apaisée de Farouk. Il ne m'occasionnait plus d'anxiété, juste un profond bien-être. La tête emplie d'étoiles et de visions d'ailleurs, je voulais croire que nous pouvions embrasser notre lien sans conséquence.
C'est ce que nous avons fait. Dehors, sur cette natte, les trilles d'oiseaux d'une jungle lointaine superposés aux chants de l'aria, et les étoiles à témoin.
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