Chapitre 2
Livrés à nous-mêmes dans le vestibule, Emilie et moi restâmes immobiles, comme si avancer plus loin à l'intérieur de cette maison équivaudrait à se jeter dans la gueule du loup. Lorsqu'elle commença à enlever son manteau rougeoyant, je la regardai lentement s'extirper de ce vêtement qui révéla une robe-pull marron clair, comme celui des feuilles d'érable.
Je ne cessai de penser à ce qu'elle m'avait dit sur cette maison, sur les gens qui y habitaient. Avait-elle... les mêmes craintes que moi ? Non, c'était impossible. De toute façon, elle ne me connaissait pas et j'avais autre chose à penser qu'à cette fille. Rentrer en stop était encore d'actualité.
Traînant mon sac, je pensai à Mamie Helena et à Papy Jo qui tenaient vraiment à nous montrer leur nouvelle maison. Je prêtai donc une plus grande attention à l'intérieur. Le plancher sous mes chaussettes glissait un peu et je le sentais chaud. Partout, la couleur brune du bois prédominait. Tantôt claire, tantôt sombre, tantôt rehaussée de paillettes d'or et de décorations diverses, l'objectif étant sûrement de donner une impression de préciosité mais également de convivialité.
J'entendais les adultes un peu plus en avant, vers la gauche, ainsi que leurs rires déjà alcoolisés, les bruits des couvercles que l'on ferme et des ustensiles qui se heurtent. Ils devaient se trouver dans la cuisine. Je bifurquai à droite et pénétrai dans le vaste salon, abandonnant derrière moi Emilie toujours silencieuse. Un feu orangé brûlait dans l'âtre de la cheminée encadrée de son cadre de pierre taillée. Des lustres en verre sans prétention illuminaient la pièce de leur lumière jaune. Des fauteuils multicolores et moelleux semblaient attendre qu'un postérieur vienne les déformer. Une bibliothèque cachait des dizaines de livres derrière sa vitrine et un piano occupait timidement un coin de la pièce.
Plus loin sur un promontoire, une salle à manger pouvant facilement accueillir plus d'une dizaine de personnes était disposée, donnant presque envie de s'y attabler pour déguster le délicieux poulet rôti de mamie. Je m'avançai à petits pas jusqu'à la bibliothèque et observai les ouvrages derrière la vitrine. Au moins aurais-je de la lecture pour faire passer le temps. Continuant mon tourisme, je m'arrêtai devant la cheminée où une décoration incongrue trônait tout en haut.
Il s'agissait d'un masque.
Ce masque était difficile à décrire. Il était d'un mélange de bois sombre, de métal doré et de coquillages nacrés. Sa forme était indistincte, entre celle d'un visage humain et une tête d'animal. On aurait dit qu'il représentait les deux et aucun d'entre eux en même temps. Il était vague, flou, confus et aussi, terriblement réel. Ses yeux vides me fixaient et sa gueule ouverte donnait l'impression de vouloir m'engloutir. Plus je le regardais, plus j'avais l'impression qu'il pesait sur mon corps un poids étrange. Mes oreilles vibraient. J'entendais quelque chose...
- Il te plaît ?
Je glapis de surprise en me retournant brusquement. Emilie se tenait derrière moi, et mon oreille brûlait d'avoir été la victime de son souffle. Elle me regardait de ses yeux perturbants, un fin sourire ancré sur son visage.
- T'es folle ? T'as une idée de la frousse que tu m'as fichue ?
- Ils t'ont parlé ? Tu les as entendus ?
- T'as vraiment une case en moins. Qu'est-ce que tu racontes ?
Malgré mes invectives, elle ne cilla pas, son regard double toujours tourné vers moi. Emilie s'avança vers la cheminée et leva la tête, ses cheveux de feu balayant son dos de leurs souples ondulations. Intriguée, je la suivis du regard, attendant de voir quel cinéma elle allait à nouveau tourner. Après quelques secondes, elle se tourna à demi, me fixant de son œil vert, m'adressant un demi-sourire.
- Ils ont de l'affection pour toi, se contenta-t-elle de dire.
Et un frisson me parcourut l'échine. Ses lèvres nacrées ne se départissaient pas de ce rictus. Son œil d'émeraude semblait brûler d'un feu nouveau. Inconsciemment, je reculai. Je ne comprenais pas de quoi elle parlait, ni pourquoi elle me prêtait autant d'attention.
- Hey, regardez qui voilà !
Un courant électrique me crispa tout entier. Trop occupé avec cette fille, j'en étais arrivé à oublier ma préoccupation première : m'enfuir d'ici. Je venais de subir un « Echec », et le roi que j'étais venait d'être capturé sans même qu'il ait à lutter. Une main claqua solidement mon épaule et je le sentis s'appuyer sur moi de tout son poids.
- Alors on ne dit plus bonjour, tête de noix ? murmura-t-il en se rapprochant de mon visage.
Sa voix avait mué en cinq ans, était devenue plus rauque. Et contrairement à moi, la puberté lui avait réussi. Du coin de l'œil, je pus voir son biceps gonfler sans le moindre effort sous son pull bleu aux manches retroussées. Vince passa une main sur ses cheveux bruns drus et coiffés comme dans une pub de shampooing. Et quand je trouvai le courage de me tourner vers lui, je tombai sur ses dents blanches esquissant un sourire équivoque que je devais être le seul dans la pièce à comprendre.
- Ça fait un bail, tête de noix. Tu nous as manqué à la dernière réunion de famille.
Son haleine sentait la menthe et les relents des chips au fromage qu'il avait sûrement ingurgitées plus tôt. Ce mélange me donna des hauts le cœur et bien malgré moi, je rentrai encore plus la tête dans les épaules. Je n'entendis plus rien d'autre que les battements de mon cœur et ne sentis plus que la sueur qui dégoulinait dans mon dos. Derrière mes paupières closes, des images défilaient, encore et encore, incessantes, tourbillonnantes, me renvoyant à ma propre lâcheté, mes propres faiblesses.
Mon cousin sembla être attiré par quelque chose d'autre que moi. Emilie. Je sentis presque ses phéromones se jeter sur leur cible et sans aucun scrupule, je fus soulagé de ne plus être la victime apparente de son attention.
- Toi, tu dois être la ravissante Emilie Fisher, hein ? T'es trop belle pour traîner avec ce naze. Je me demande souvent comment ça se fait qu'on soit lié par le sang. C'est trop ridicule.
Je n'avais qu'une envie, prendre mes jambes à mon cou, comme d'habitude. Pourtant, j'étais tétanisé. Mes yeux ne savaient plus sur quoi se poser, où regarder pour trouver une échappatoire. Pendant ce temps, Emilie tourna à nouveau la tête vers le masque, sans adresser un regard ou une parole à Vince. Il n'avait pas l'habitude d'être ignoré. Et ça n'allait pas commencer aujourd'hui.
Il libéra enfin mon épaule de son poids et avança un peu vers Emilie.
- Ce truc t'intéresse ? Il est hyper moche, tu trouves pas ? Je suis sûre qu'il s'agit d'un ancêtre de cette bonne vieille tête de noix. Faut dire que de l'autre côté de la famille, on tient plus de l'animal que de l'humain, tu vois.
Et il partit d'un rire railleur, tandis que mes poings ne pouvaient que se serrer dans l'attente d'un coup que je ne porterais jamais. Le mépris qu'il exprimait n'était qu'un triste écho de ce que sa mère elle-même pensait. Elle ne nous aimait pas et avait bien appris à son fils à nous détester.Vince s'était dès notre enfance attelé à bien me faire comprendre que ma mère, mon frère et moi n'étions que des indésirables. L'amour familial dans toute sa splendeur.
La voix claire d'Emilie me tira de mes songes.
- Tu ferais mieux de ne pas t'approcher plus que ça.
Surpris par cet avertissement, Vince lâcha un rire moqueur.
- Qu'est-ce que tu racontes, toi ? T'as trop traîné avec lui apparemment.
- Je t'aurais prévenu...
Juste au moment où elle prononça cette phrase, un grand bruit retentit.
- Bordel de merde !
Encore hébété, il me fallut quelques secondes pour comprendre ce qu'il s'était passé. Juste au moment où Emilie avait averti Vince, le lustre en verre qui se trouvait au-dessus de sa tête se décrocha avant de s'écraser à ses pieds avec fracas. Il ne s'en était fallu que d'un cheveu, sinon il n'aurait pas seulement eu peur. Mais Dieu seul savait à quel point le simple fait qu'il puisse ressentir de la peur me faisait du bien.
Le souffle court, mon cher cousin jeta un regard appuyé à Emilie tandis que j'entendais déjà les adultes se poser des questions sur tout ce bruit.
- T'es pas nette, toi. Vous faîtes bien la paire, cracha-t-il à l'attention de la jeune fille.
Il tourna ses iris noisette vers moi et me lança un regard mauvais avant de filer vers l'étage.
Je ne comprenais toujours rien à ce qu'il venait de se passer. Comment ? Était-ce juste de la malchance qu'il se soit trouvé là au moment exact où le lustre se décrochait ? Ou alors était-ce plus que ça ? J'avais peur de formuler dans mon cerveau l'improbable. Pourtant, mes yeux cherchèrent d'eux-mêmes ceux d'Emilie. Cette fille... qu'est-ce qu'elle était ?
- Je te l'ai dit, Nathan. Ils ont de l'affection pour toi, se contenta-t-elle de dire avec un demi-sourire.
La question qui me brûlait les lèvres ne sortit jamais, et je laissai cette fille me traverser, gagnant un coin de la maison que je ne connaissais pas.
De qui parlait-elle ?
A suivre...
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Que se passe-t-il ? Est-ce le début des problèmes ? Quel est la source du trouble de Nathan ? Des hypothèses pour la suite ? A la semaine prochaine pour plus de réponse. 😋
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