Chapitre 17

- C'est bizarre, s'étonna Kelly, comment tu as pu ne t'apercevoir de rien pendant tout ce temps ?

- Je ne pouvais pas imaginer que... qu'il s'agissait de cette Andréa.

- Tu as des notions d'italien ? lui demandai-je, réalisant soudain qu'il lisait ce carnet depuis la veille.

- Un peu, je prends des cours depuis un moment, déjà.

« Comme par hasard... »

Non, non, ce n'était pas le moment d'être jaloux.

- Tu peux nous lire quelques passages, dans ce cas ? proposa Emilie.

- Oui, sans trop de problèmes.

Dex me prit le livre des mains, et comme si cela nous permettrait de mieux comprendre, nous nous rassemblâmes autour de lui. Je lui indiquai le premier passage qui m'avait interpellé.

- Là, à la date du vingt-et-un avril 2016, elle parle d'un voyage au Cameroun.

Dex se racla la gorge avant d'amorcer sa lecture d'une voix hésitante.

« Nous sommes dans un village... j'ai oublié le nom. Les gens sont très gentils et... accueillants. Les femmes ont coiffé mes cheveux en tresses sophistiquées et m'ont appris à tisser des chapeaux avec des... Fred est enthousiaste. Il a trouvé un autre objet à ... Il n'en a jamais assez... »

Dex sauta quelques banalités sur leur séjour avant de reprendre.

« 7 mai 2016. Ça y est. Il est enfin fini. L'artisan nous a même dit qu'il s'était dépêché pour ... Fred le tient entre ses mains comme le saint... Pourtant je ne trouve rien d'exceptionnel à ce masque. Peut-être son incroyable... et son... »

- Ah, soupira Dex, trop de mots que je ne connais pas.

- Ce n'est pas grave, continue, l'exhortai-je.

« Je me demande si sa légende est vraie... »

Cette journée finissait sur cette phrase pleine de mystères. Elle parlait sans doute de la légende du masque que mamie nous avait contée la veille. Plus à l'aise à mesure qu'il parlait, Dex passa d'Egypte à Madagascar et des îles Caïman aux Galapagos. Andréa ne s'appesantissait jamais, donnant le strict minimum à chaque fois. De sorte que des dizaines d'anecdotes de pays différents noircissaient les pages de l'épais carnet.

- Ils ont vraiment fait le tour du monde, vous croyez ? s'interrogea Kelly avec un brin d'admiration.

- J'espère bien, lui répondis-je.

Après tout, ils étaient si bien partis. Rien qui concerna ce chalet où des choses étranges ne fut mentionné avant plusieurs pages. Pourtant, je laissai Dex toutes les lires, sa voix se cassant un peu à cause du froid. Puis il arriva à la date que j'avais imprimée dans mon esprit.

« 10 juillet 2017. Nous avons emménagé aujourd'hui dans notre nouveau chez-nous, dans les... C'est un peu... mais ça nous fera du bien après toutes ces années de... et de voyages. Un endroit... pour finir nos jours. Déjà, je vois Fred... les cartons avec l'excitation d'un enfant. Il dépose ses précieux objets de collection partout et... comment. Je devrais peut-être aller l'arrêter avant qu'il ne mette cette horrible pelisse... dans le salon. »

- C'est le chalet, murmura Emilie.

« 16 juillet 2017. Tous les cartons sont vides et la maison semble ployer sous le poids de tous les trésors de Fred. Pas un seul endroit où l'on peut poser son regard sans tomber sur l'un d'eux. On dirait la caverne d'Alibaba, temple du magnifique et de l'étrange. Les bibelots qui décorent la... à l'entrée, la tête de... au bas des... le... antique qui tic et qui tac dans le..., des... russes sur la..., et j'en passe. Même le masque... a trouvé sa place contre le mur. »

Dex souffla de frustration avant de reprendre.

« Il jette ses... vides sur nous. Je ne crois pas vraiment en ces fables et ces légendes, mais je me dis qu'un simple coup d'œil à ce visage ferait fuir les moins... »

- Je l'aime bien, elle, commenta Kelly.

- Chut, lui intima Emilie à qui elle jeta un regard noir.

Dex passa rapidement quelques pages représentant les débuts d'Andréa et Frédérick dans leur nouvelle maison.

« 24 octobre 2017. Je n'arrive pas à comprendre comment Fred fait. Jamais il n'a l'air de s'ennuyer. Lui qui était le premier à porter son sac et... vers de nouvelles... son nouveau... me surprend. Je n'aurais jamais cru que de nous deux, ce soit moi qui... le plus nos... »

« 04 novembre 2017. Je m'ennuie terriblement. Le village est à plusieurs kilomètres en contrebas et avec mes os qui me font souffrir, il m'est bien difficile de trouver de la compagnie. »

« 13 novembre 2017. Frédérick ne comprend pas que cet endroit n'est pas fait pour moi. Je me sens... Je veux m'en aller, quitter ce froid et tous ces objets qui me rappellent sans... notre vie passée et qui est terminée. »

Je n'avais fait que survoler la première fois, et maintenant mes tripes étaient serrées par anticipation. Je me demandais si les autres ressentaient la même chose que moi.

« 20 novembre 2017. Je ressens des... d'air alors même que je suis assise près de la cheminée. Je... je... je me couvre, mais rien... Ce froid ne me quitte pas. Le soleil me manque, et j'ai l'impression que les objets me regardent, me narguent. Je les entendrais presque... à mes oreilles. Frédérick ne m'écoute pas, trop occupé avec ses expéditions dans le village quand moi, le simple fait de quitter notre lit me fait claquer des dents. »

Dex ne se rendait même plus compte qu'il butait de moins en moins sur les mots. Nous étions absorbés par sa lecture. Avaient-ils seulement remarqué que depuis plusieurs pages, elle ne l'appelait plus « Fred », mais « Frédérick » ? Tout le monde savait que lorsqu'une femme n'appelait plus son homme par son petit non, ça ne présageait rien de bon.

« 25 novembre 2017. Il croit que je ne sais pas ce qu'il fait dehors, mais je ne suis pas une idiote. Je suis une vieille femme après tout. C'est sûrement pour cela qu'il préfère se réfugier dans des draps plus chauds. Mais oserai-je lui demander la vérité ? »

« 2 décembre 2017. Comment peut-il être aussi insensible à mes souffrances ? Il nie de bout en bout, l'animal. Il m'humilie, alors que je sais... Alors j'ai demandé à partir. Au moins, qu'il m'accorde ça. Si je ne quitte pas cette maison, je vais me faire engloutir par les regards de ces objets qui me méprisent et me renvoient le vide qui m'habitent désormais. »

« 11 décembre 2017. Je n'arrive presque plus à me souvenir de ma vie d'avant. Elle semble si loin. Et comme pour me protéger, je m'invente des histoires. Je ne sais plus lesquelles sont vraies et lesquelles sont fausses, mais ça me rassure. Il n'est pas là aujourd'hui, comme d'habitude. Lorsque ce n'est pas pour m'emmener chez le rhumatologue, il ne sort pratiquement pas avec moi. Il me laisse seule avec mes mensonges, avec les siens, et avec leurs regards posés sur moi. »

« 20 décembre 2017. J'ai fracassé tous ses bibelots contre le mur. Ils pensaient que je ne les voyais pas me regarder, ils se trompaient. La tête de... ? Au feu. Les... ? Au feu aussi. Ça les apprendra à me regarder. Et puis il y a ce masque... lui, je n'ai pas pu. Ses orbites étaient comme deux obsidiennes. Pourtant il faut que quelqu'un s'en débarrasse. Le fera-t-il ? »

« 21 décembre 2017. Il ne l'a pas fait. Au contraire, il m'a accablé de reproches. Comme quoi je ne suis plus celle qu'il a connue, que je suis folle de m'en prendre à de pauvres objets inoffensifs. C'est lui pourtant qui n'est plus celui que je connaissais ! Il me ment, et il se ment à lui-même. Je vais détruire son adoré, comme ça, il me reviendra peut-être... »

Son mari n'était plus qu'un simple article défini. Je savais d'ores et déjà que quelque chose n'allait plus chez Andréa, mais je ne comprenais pas vraiment quel était le point de départ de sa psychose. Était-ce l'infidélité de son mari que j'avais perçue ? La solitude ? Ou l'œuvre de quelque chose de plus abstrait ? Andréa semblait pourtant si... gentille dans les premières pages. Je sentis que Dex était mal à l'aise pourtant il continua :

« 22 décembre 2017. J'ai essayé de le détruire, Sans succès. Les lumières clignotent, les portes claquent, les verres se brisent. Tout cela était pour moi. Et lorsque j'ai voulu le toucher, j'ai reçu une décharge. Mes doigts sont couverts de cloques. C'est une preuve. Je ne peux pas continuer ainsi, je ne peux plus... »

Je déglutis avec difficulté. On dirait un cauchemar.

« 24 décembre 2017. C'est la meilleure solution, pour moi, pour lui surtout, pour qu'il ouvre les yeux sur ce que lui et ce qu'il a aimé plus que moi m'ont fait. Prends garde à toi. Ne t'attache pas au matériel, aussi banal soit-il, plus qu'à l'humain. Tu le regretteras amèrement. Comme moi... »

Les pages suivantes étaient couvertes de gribouillis illisibles. Peut-être des mots étaient cachés derrière, mais Dex ne put les déchiffrer. Et ce jusqu'à la fin du carnet.

Un silence pesant s'installa entre nous. Je serrai ma poitrine à travers mon pull-over ; elle me faisait mal. Je regardai les autres. Dex avait rejeté le livre un peu plus loin sur le lit et il était pâle comme un linge. Sa sœur n'était pas mieux. Emilie par contre était stoïque, ne laissant aucune émotion transparaître. Je n'eus pas le temps de m'attarder sur elle.

- Je n'ai pas bien compris... Vous pensez qu'elle s'est... commença Kelly.

Elle ne put terminer sa phrase. La réponse me paraissait malgré tout évidente. Andréa Hoüser avait perdu l'esprit et n'était pas juste « morte », comme l'avait laissé entendre Mamie. Elle s'était probablement suicidée. Cette éventualité trouvait un triste écho dans les événements survenus quelques heures plus tôt.

- C'est horrible... murmura-t-elle, d'une voix chevrotante.

A la surprise générale, Dex bondit hors du lit et s'exclama :

- On ne peut pas laisser les choses aller plus loin ! Une femme s'est suicidée à cause de... de... je ne sais même plus comment il faut les appeler. Et vous l'avez tous entendu, tout ça, c'est à cause des objets bizarres que son mari a ramenés avec lui. Et il y a un moyen de mettre un terme à tout ça.

- Attends un peu Dex, cette femme n'avait pas l'air d'aller bien. Elle devenait folle à cause de la solitude et de cet abruti de Frédérick, il n'y a pas moyen que...

- Que quoi ?

Kelly arrêta la main qu'elle tendait vers son frère, choquée.

- Je veux que tout ça s'arrête. Je ne veux plus que quelqu'un d'autre soit blessé, murmura ce dernier, les larmes aux yeux.

Je n'aurais jamais imaginé me sentir aussi proche de mon cousin, à tel que l'affection me transperça le cœur. Je lui pressai l'épaule, captai son regard, et lui assurai :

- On va le faire, et puis tout rentrera dans l'ordre, je te le promets.

Il hocha doucement la tête en s'essuyant les yeux. Sa volonté était à l'image de la mienne. Nous ne pouvions pas laisser que ce qui est arrivé à Andréa Hoüser arrive à l'un d'entre nous. Le contenu du carnet était clair et une fois que tout fut mis en place dans mon esprit, je me sentis vraiment con. Je l'avais senti dès le début pourtant. Je l'avais su à l'instant où j'avais posé les yeux sur lui. Je n'avais fait que me voiler la face depuis lors, prétendant faire mon possible alors que j'évitais l'évidence. J'avais envie de me filer des baffes.

- On ferait mieux de se dépêcher.

La voix d'Emilie s'éleva à l'autre bout de la pièce. Nous ne l'avions pas entendue depuis un moment. La mine sérieuse, elle sortit son portable de sa poche et regarda l'écran avant de le présenter en guise de preuve.

- Le soleil se lève déjà.

Je sentis Dex se raidir sous ma paume. Avec la lecture du carnet et le sous-sol totalement fermé, nous en avions oublié que l'aurore était notre délai d'action. A ce moment, j'entendis du tumulte en haut. Ce n'était plus qu'une question de temps avant que les autres ne constatent ce que nous avions fait.

Nous devions détruire le masque au plus vite.

A suivre...

©Tous droits réservés

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Il s'est fait attendre, mais le voilà. La bande réussira-t-il à briser le masque à temps ? Est-ce vraiment la solution ? Oncle Andy et les autres s'en sortiront-ils ? To be continuous. 🤗

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