Je refermai doucement la porte derrière moi alors que les bourdonnements envahissaient mes oreilles comme un moustique par une nuit chaude et silencieuse. Ils étaient encore discrets, mais non moins désagréables. Et en imaginant ce qui n'allait pas tarder à arriver, mon souffle commença à se saccader.
- Calme-toi, Nathan, ça va aller. C'est bon, tu contrôles la situation. Tu vas y arriver.
J'étais nul niveau auto-persuasion. Mes mains étaient déjà moites alors que je revenais d'une balade à moins dix degrés. Je sortis de la cuisine pour fuir l'image de la scène qui s'y était déroulée. Dans le couloir, j'eus la surprise de tomber sur Kelly qui regardait dans le vague. Elle semblait dans les nuages et sursauta lorsqu'elle réalisa que j'étais là. Ma petite cousine rougit violemment et balbutia quelques paroles inintelligibles avant de me traverser et de s'éclipser vers le salon.
Avait-elle entendu tante Flora et Phil ? Qu'en pensait-elle ? Avait-elle enfin compris que quelque chose n'allait pas dans sa grande et gentille famille ? Je ne savais pas. J'avais du mal à réfléchir, les bourdonnements quittant peu à peu le stade de moustique à celui d'essaim d'abeilles. L'ampoule du couloir se mit en vaciller. Trop légèrement pour attirer l'attention, mais bien assez visible pour que je me mette à trembler. Et pile à ce moment, j'entendis tante Janet rameuter du monde pour poser le diner à table.
C'était l'heure du show, mais personne ne savait qui allait réellement mener la danse.
***
Une fois encore nous étions tous rassemblés autour de la table. Les chants sortaient d'un ampli placé stratégiquement et les bonnes odeurs chatouillaient les narines autant que les couleurs chatoyantes de Noël les yeux. Les uns et les autres se passaient les plats ou les assaisonnements en bavardant bruyamment.
La magie était là, oui, mais pas pour tout le monde.
Moi, je mangeais du bout des lèvres, l'air absent. J'étais trop attentif à la grêle qui s'était de nouveau mise à tomber et aux bruits dans mes oreilles. Ces circonstances me rappelaient tant celles de la veille que j'en étais crispé.
Je guettai les potentiels protagonistes de cette nouvelle scène du coin de l'œil, inconscients du danger qui les guettait.
Emilie était assise à mes côtés cette fois et je sentis de temps en temps son regard peser sur moi. Elle devait avoir compris que quelque chose n'allait pas et son petit côté imprévisible ne manqua pas de se manifester. Elle n'attendit pas que l'on se retrouve seul et mes oreilles frissonnèrent lorsqu'elle se pencha vers moi pour murmurer :
- Qui ?
Les voix l'aidaient-elles également à lire dans les pensées ?
- Phil et tante Flora, marmonnai-je du bout des lèvres.
L'angoisse continuait de m'étreindre fort et la bile me remontait presque. Pendant ce temps, le dîner continuait, les participants nullement concernés par nos chuchotements.
- Hmm, on dirait que la grêle persistera ce soir encore, constata mamie.
- Vous le saviez avant d'acheter la maison ? demanda mon père.
- Et bien, on se doutait qu'au vu de la zone, les hivers seraient rudes. Mais ça ne nous dérange pas, affirma grand-père après une bouchée de ragoût.
- Heureusement que nous avons fait les courses aujourd'hui. Nous avons de quoi tenir ici tout le reste de la semaine, révéla tante Janet.
- Oui, tu as été très vive, ma sœur.
Il était évident que ma mère n'allait pas la laisser tante Flora et tante Janet marquer ouvertement leur relation sans rien dire.
- Vu la vitesse à laquelle certains mangent, j'ai plutôt l'impression que l'on aura tôt fait de manquer de nourriture.
Tante Flora grimaça avant d'enfourcher un morceau de viande.
- Au moins, on aura de quoi manger si jamais on reste coincé un peu plus longtemps que prévu, hein ?
L'insinuation était évidente et ma mère dut faire un gros effort pour ne pas répliquer. Décidément, elles n'en avaient jamais assez de ces disputes, comme s'ils étaient une sorte d'élixir les maintenant en vie. Des tam-tam en pleine représentation vrillaient mes tympans. Je n'étais pas comme Emilie. Comment faisait-elle pour supporter des voix dans sa tête ?
J'avais envie de vomir.
- Je connais un régime suédois qui a donné des résultats époustouflants. Il est un peu spartiate, continua tante Flora tout en prenant une nouvelle bouchée, mais ça pourrait en intéresser plus d'un. Je suis sûre qu...
Une toux interrompit son monologue. Oncle Andy assis près d'elle lui tapota gentiment le dos avec un sourire contrit, mais sa toux persistait. Lorsque ses yeux se mirent à larmoyer et que son visage se mit en rougir, l'on sut que quelque chose n'allait pas. Mamie paniqua, oncle Andy bourra le dos de sa femme de grandes claques et tante Janet répétait qu'elle était en train de mourir.
Grand-père se décida à réagir en prenant tante Flora par la taille pour la méthode d'Heimlich qui se révéla infructueuse. Elle vira du rouge au vert. Gwen lâcha un cri et Lowell courut chercher sa trousse pour faire je ne savais quelle manœuvre chirurgicale et Joy ne savait que faire.
J'étais hypnotisé par cette femme qui était en train d'étouffer. Je n'arrivais pas à bouger. Elle avait été choisie. Pas Phil qui, étrangement, semblait aussi captivé que moi par sa mère qui n'arrivait plus à respirer. Peut-être était-ce une hallucination, mais je crus le voir sourire. Je rêvais sûrement, hein ?
Je sentis la main d'Emilie sur la mienne. Et au milieu du tumulte, je l'entendis distinctement :
- Qu'est-ce que tu veux, Nath ? Tout dépend de toi.
Cette phrase était pleine de sous-entendus. Elle semblait me donner le choix d'agir ou non. Elle mettait en face de moi des choix qu'une personne comme moi ne devrait pas avoir à faire. Choisir de laisser vivre des personnes qui m'avaient fait du mal ou non. Ces fantômes étaient horribles. Elles ne me protégeaient pas, elles manipulaient tout le monde, moi y compris.
Je regardai Emilie, persuadé qu'en attendant encore un peu, elle me dirait que ce n'était pas à moi de le faire et que n'importe qui sauverait la vie de cette mégère. Mais son regard ne cilla pas. Elle était comme ça, Emilie. Elle m'accepterait, peu importe le choix que je ferais. Mais je n'étais pas prêt à commettre l'irréparable.
Sans plus réfléchir, je quittai ma chaise pour gagner l'autre bout de la table.
- Pou... poussez-vous.
Dans la précipitation et l'angoisse du moment, je balbutiai. Je sentis les regards intrigués des autres sur moi. La question se lisait dans leurs yeux : qu'est-ce que j'étais en train de faire ? Je copiai les gestes de mon grand-père, plaçai mes poings dans le creux de son estomac et la pressai de toutes mes forces. La troisième fois, elle recracha le morceau de viande coincé dans sa gorge qui tomba sur la table en un bruit sourd et poussa un soupir, le visage ruisselant de larmes.
Ma respiration était aussi saccadée que la sienne. Quasiment tout le monde était sous le choc, à la fois parce que tante Flora avait failli y passer et aussi parce que j'étais celui qui avait empêché que l'irréparable se produise.
- Putain de merde, Nathan, t'as des couilles en acier aujourd'hui ! s'exclama oncle Andy avant de me prendre dans ses bras.
Mamie lui administra une tape inoffensive sur l'épaule, à la fois soulagée et pour dissimuler son inquiétude. Je n'entendais pas vraiment les autres, mais je m'en fichais, les bourdonnements obstruaient tout. Je ne me sentais pas capable d'endurer ça. Je n'avais pas les couilles dont oncle Andy parlait. Ça devait cesser.
- Vous riez maintenant, mais vous êtes incapables de comprendre ce qu'il se passe...
Ma voix sonnait bizarrement à mes propres oreilles. Les mots... je ne pouvais plus les empêcher de sortir.
- Tous ces incidents, le lustre, le clou, l'arbre, la chute dans les escaliers et maintenant ça, tous ces phénomènes ne sont pas le fruit du hasard ou de la malchance. Quelque chose les provoque et si on ne fait rien, on va tous y passer.
- Qu'est-ce que tu racontes, fiston ? me demanda grand-père.
- Wouah, il a grave pété les plombs, s'exclama Gwen.
- C'est pas nouveau, renchérit Vince.
J'avais les poings serrés. Ils ne se doutaient pas une seconde que leur vie était entre mes mains.
- Il y a des espèces de... d'esprits dans la maison qui nous veulent du mal. Chaque fois que vous essayez de dissimuler quelque chose, un secret, ou alors lorsque vous ne vous comportez pas bien, un accident survient. C'est ce qui s'est passé pour le lustre et le clou, hein, Vince ? Et pour Dex, et toi tata Janet, et toi aussi tata Flora. Vous cachez quelque chose, je le sais, ils le savent aussi et si vous ne le dites pas, tout ça va continuer et ça pourrait très mal se finir.
Quelques secondes de flottements s'écoulèrent, avant que Gwen n'explose de rire.
- Elle est trop bonne celle-là. Attendez un peu que je raconte ça à mes copines. Eh, il a trop vu de films façon Paranormal Activity, lui.
- Allons bon, mon garçon, qu'est-ce que tu vas inventer là ? me demanda mon père.
- Peut-être qu'il a apprêté tout ce scénario comme surprise. Il est bien dans le club de littérature, c'est ça ? renchérit oncle Nico.
- Pff, l'idiot, murmura Phil.
J'entendais les rires, les moqueries, alors qu'au-dessus de nos têtes, la grêle frappait fort. La pièce se mit à tourner, j'avais le vertige devant tant de déni et de désinvolture. Ils ne me croyaient pas, j'avais été bête de croire que je pourrais les convaincre. Je perdais mon temps à vouloir les sauver. Je devrais les abandonner là et rentrer à la maison. Avec un peu de chance, les fantômes me laisseraient partir.
- Vous... vous êtes tous stupides ! J'essaye de vous sauver la vie et vous ne me croyez pas ! Sans moi, elles seraient toutes les deux mortes ! Méditez là-dessus, ou laissez-vous malmener par ces choses, moi je me casse d'ici !
Sur ces dernières paroles et devant le visage médusé de ma famille, je m'éclipsai de la salle à manger pour rejoindre mon sous-sol. Je claquai la porte derrière moi et rejoignis mon lit au pied duquel reposait mon sac de sport. J'y fourrai toutes mes affaires avec rage. J'en avais les larmes aux yeux. Mais j'étais aussi terrorisé. J'aurais tellement voulu m'enfuir, mais je savais qu'en faisant ça, je les condamnais tous. Excédé, je ramassais un objet brouillon derrière mes larmes et le balançai à l'autre bout de la pièce. J'entendis à ce moment, la porte grincer tout doucement.
- Qu'est-ce qu'il y a ? Cassez-vous ! Je ne veux plus vous voir !
- Calme-toi, Nath.
La voix d'Emilie s'échappa du haut des marches. Je séchai mes larmes et la regardai les descendre doucement, paré à lui dire ses quatre vérités, mais je constatai qu'elle n'était pas seule. La surprise ralentit mes ardeurs et je me demandai pourquoi elle les avait emmenés ici. C'était mon espace, enfin... maintenant le nôtre. Arrivée jusqu'à moi, Emilie me prit par les mains et m'invita à nouveau au calme.
- Avant de prendre ta décision, écoute d'abord ce qu'ils ont à te dire.
Elle ne me forçait jamais. Elle mettait juste des éléments devant moi et me laissait choisir ma voie. J'étais confus, tant à cause de mon esclandre qu'à cause de leur présence ici.
- Qu'est-ce que vous voulez ?
Ils se regardèrent pendant quelques secondes sans rien dire. Finalement, mon cousin prit la parole.
- Nous... on te croit...
Ces paroles tombèrent dans mon cœur comme une tonne de plumes. Elles me sonnèrent par leur poids empreints de douceur. Je comprenais maintenant pourquoi Emilie avait tenu à ce que je les prononce, mais je n'aurais jamais imaginé que les jumeaux diaboliques les prononcent à leur tour. Emilie m'adressa un sourire de connivence. Ils étaient là, et peut-être que cela ferait toute la différence.
A suivre...
©Tous droits réservés
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Les jumeaux sont les premiers à se manifester. Que vont-ils avouer à Nathan ? Vous le saurez au prochain chapitre. 😋
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