Chapitre 2

— Voilà notre nouvelle maison Aedan.

Je levai les yeux vers maman, ma main chaudement entrelacée contre la sienne.

— Est-ce qu'on va y rester plus longtemps cette fois-ci ?

Celle de papa se posa sur mes cheveux. Il les ébouriffa avec affection.

— Nous n'irons nulle part ailleurs bonhomme.

Ça me rassurait. Je détestais déménager. Dire au revoir à mes copains, devoir m'en faire de nouveaux, aller dans d'autres écoles. Et tout recommencer à zéro, encore et encore.

Nous l'avions bien trop fait, mais le travail de papa nous l'imposait. J'avais longtemps boudé de tristesse à l'idée de m'éloigner de mes amis. Jusqu'à ce que maman m'explique que si nous restions ici, papa devrait alors partir sans nous. Et que cela durerait probablement plusieurs années.

« Est-ce que tu ne veux plus voir papa ? »

Cela avait suffi à me calmer. Mes amis étaient importants, mais papa l'était tout autant. Je ne me voyais pas vivre sans lui, il m'aurait bien trop manqué.

— Est-ce qu'elle te plaît ?

J'observais la belle maison avec plus d'attention. Les murs étaient blancs tandis que quelques fleurs décoraient le patio en bois. Il y en avait également dans la petite parcelle de jardin où nous nous tenions.

— Mhm, elle est jolie.

Collée à la nôtre, se trouvait une maison bien plus sombre. La terreur qui me submergea alors me pétrifia sur place. D'un noir aussi profond qu'une nuit sans étoiles, elle contrastait avec celle que nous possédions, bien plus claire et accueillante. La main de maman me serra si fort qu'elle me fit mal.

— M-maman.

Je tentai instinctivement de m'en libérer avant de me figer à la vue de son visage. Ou plutôt, de son absence. Il était si trouble que j'étais incapable de le discerner correctement. Son allure horrifique me retourna l'estomac, redoubla mon angoisse. Tout mon être me hurlait de m'éloigner de cette femme qui n'avait plus rien de l'apparence de ma mère. Le cœur battant à un rythme fou, je me mis à tirer de toutes mes forces pour m'arracher à sa poigne. Me libérer de la terreur sourde qu'elle m'inspirait.

— Tu n'aurais jamais dû revenir.

Je tombais brusquement à la renverse lorsqu'elle daigna enfin me relâcher. La panique pulsait jusqu'à mes tempes, tambourinant au rythme de mes pulsations effrénées. Détourner le regard de cette maison m'était impossible. Elle m'effrayait tant que je refusais de lui tourner le dos.

Je me retrouvais pourtant seul face à son ombre grandissante. Si infime face à sa grandeur écrasante. La peur m'obstruait la gorge, m'empêchait de hurler à l'aide. Je n'étais que sa victime impuissante. Un enfant pris dans le flux d'une obscurité qui m'engloutissait. Que pouvais-je faire contre elle ? Hormis lever mes mains, de cet instinct de protection futile qui me traversait. Pour constater avec effroi, le sang qui les parsemait.

***

Je me réveillai en sursaut, trempé de sueur et tremblant de tout mon être. Ma gorge m'irritait, pourtant j'étais incapable de déterminer si la faute incombait à la poussière ou l'angoisse qui me submergeait.

Cachet.

Je me relevai avec difficulté et vacillai, à la recherche de mon sac. Ma respiration était si laborieuse qu'elle semblait écorcher mes poumons à chaque inspiration. Me repérer dans cet environnement inconnu fut une réelle épreuve. D'autant plus que le soleil n'avait toujours pas repris ses droits et que l'électricité ne fonctionnait pas encore.

Téléphone.

Je tapotai mes poches à sa recherche, ignorant du mieux que je pus les murs qui semblaient se rapprocher à chaque seconde.

J'ai besoin d'air.

Un grognement m'échappa lorsque je le trouvai enfin pour constater qu'il était éteint. Je parvins à l'allumer d'une main tremblante tout en me dirigeant précipitamment vers la fenêtre. Je me cognai à la table, cependant la douleur n'était qu'une pierre jetée dans l'océan abyssal de mes angoisses. Si infime que je m'y attardai à peine malgré l'élancement qu'elle me procurait.

L'air me fit un bien fou alors que je m'écrasais contre les bords de la fenêtre. J'inspirai une grande goulée d'oxygène et tentai de me calmer en fermant les yeux. Mon téléphone n'avait de cesse de vibrer contre ma main, possédé par une multitude de notifications incessantes. D'un soupir, je me laissai glisser contre le mur pour m'asseoir sur le sol glacial.

Tout va bien. Tu vas bien.

Mes mains tremblaient toujours, néanmoins j'étais parvenu à faire refluer la terreur à une palpitation sourde à l'arrière de mon crâne. Mon écran indiquait de nombreux appels et messages manqués. Une dizaine de mes amis et encore plus de ma mère. J'avais oublié de les prévenir de mon arrivée, trop épuisé par le trajet pour ne serait-ce qu'y songer.

Je leur envoyai simplement une réponse pour leur dire que j'étais vivant. De toute façon ils devaient tous dormir, il n'était que cinq heures et demie du matin.

J'avais beaucoup de choses à faire aujourd'hui. À commencer par vérifier s'ils avaient remis l'eau et l'électricité – je m'en étais occupé avant d'arriver, mais je devais trouver le compteur pour les activer. Probablement dans le garage.

Je m'y rendis après m'être redressé en utilisant la lampe torche de mon téléphone. Incapable de m'en empêcher, je me figeai à l'entrée en observant le lieu sombre où reposait ma voiture. Un sentiment de malaise m'envahit face à l'absence de fenêtres. Je détestais l'idée qu'il n'y en ait pas. Pourtant je m'engouffrai à l'intérieur en prenant soin de laisser la porte ouverte. Mon sac reposait sur le siège passager, je m'en emparai puis cherchai le compteur. Une fois déniché, j'activai les commandes nécessaires avant de le refermer.

La première chose que je fis en sortant fut d'allumer les lumières et de prendre mes anxiolytiques. J'avais eu du mal à me refaire à l'état vaseux et nauséeux dans lequel ils me plongeaient après les avoir arrêtés. Cependant j'avais réexaminé le dosage avec mon thérapeute et avec le temps, ils ne m'abrutissaient plus autant tant que je respectais les doses.

L'eau et l'électricité fonctionnaient bien alors je pus prendre une douche afin de retirer toute la sueur qui me collait à la peau. Une fois terminé, je rejoignis la cuisine et ouvris tous les placards, constatant sans surprise que chacun d'eux était dépourvu de nourriture. Les rares produits qui s'y trouvaient étaient périmés depuis des années, alors je les jetai.

Je devais aller faire les courses. Il n'était que six heures donc j'en profitai pour faire un tour de la maison maintenant qu'elle était éclairée. Tout était couvert de poussière et – même si ça sentait moins qu'hier – il y avait toujours une odeur de renfermé qui traînait dans l'air. Le parquet était en bois et les murs peints d'une couleur marron clair. Soft, mais chaleureux. Quelques cadres se trouvaient sur les meubles du salon. Je m'en approchai et me vis, âgé d'une dizaine d'années, aux côtés de mes parents.

Mon rêve me revint en mémoire si brusquement que je me figeai. Huit ans. J'avais huit ans lorsque nous avions emménagé. L'enfant que j'avais été semblait plus rayonnant et heureux que je ne l'étais aujourd'hui. Je m'en détournai et observai le canapé en cuir marron sur lequel j'avais dormi. Les meubles de la pièce se constituaient de bois et une grande télé s'y trouvait toujours. Ça, c'était étonnant. Personne n'avait donc dévalisé cette maison, tout ce temps où nous l'avions abandonnée ? Je me demandais si elle fonctionnait encore.

Quoi qu'il en soit, cela attendrait un autre jour, car la télécommande semblait avoir disparu. Je repartis vers la cuisine fermée et notai la présence d'un frigo en plus du nécessaire afin de cuisiner. Il ne manquait que la nourriture. Mon ventre gronda à cette pensée. La première chose que je ferais serait de m'acheter un café et de quoi déjeuner.

J'éteignis la lumière et grimpai les escaliers vers l'étage. J'y découvris une salle de bains, un bureau et deux chambres. La mienne ainsi que celle de mes parents. Au bout du couloir se dressait une autre porte. Je m'y dirigeai et l'ouvris, tombant nez à nez sur des escaliers. Ça devait être le grenier. L'odeur de renfermé était pire à cet endroit, m'obligeant à effectuer un mouvement de recul. Il était hors de question que je monte là-haut. J'étais persuadé qu'il n'y avait aucune fenêtre, sans compter le stock considérable de poussières. Je la refermai et redescendis vers le jardin arrière.

Mon téléphone sonna lorsque je posai le pied à l'extérieur. Je savais qu'il y en avait un ici. Je l'avais senti. Les mauvaises herbes s'étaient déchaînées à cet endroit, se déployant sauvagement sur l'ensemble du terrain. Une vieille cabane en bois délabrée se tenait au fond à droite, à l'abri d'un grand chêne qui la surplombait de toute sa hauteur. Je sortis mon téléphone et répondis tout en continuant mon observation.

— Bordel de merde Aedan ! C'est si compliqué de nous appeler pour nous dire que tu es bien arrivé ?

Je souris face à l'agacement de Calypso.

— Bonjour à toi aussi, ma belle.
— Je jure que je vais te donner un sacré coup de pied au cul si tu refais un coup pareil !
— Elle serait capable de prendre l'avion Aedan, tu le sais. J'ai déjà dû l'en empêcher hier soir tellement elle s'inquiétait, répondit Ekaitz.
— Désolé les gars, j'ai complètement oublié. La route m'a épuisé, je suis directement allé me coucher.
— Ne refais plus ça parce que la prochaine fois ce sera en face que je t'engueulerai.

Mon sourire s'agrandit tandis que je m'asseyais sur la terrasse en bois, le regard rivé vers le soleil qui se levait timidement.

— Promis.
— Est-ce que tu vas bien ? Comment est la maison ? Tu as de quoi manger hein ? N'oublie pas...
— Calypso du calme, ris-je. Tout va bien la maison est... disons sympa, mais il y a pas mal de ménage à faire.

Mon attention se dirigea vers les quelques fentes de la terrasse.

— Et un peu de rénovations.
— Nous pourrons venir t'aider sur un week-end si tu en as besoin, m'indiqua Ekaitz.
— C'est gentil, mais ça ira. Ça m'occupera un peu de me charger de tout ça. En fait, je suis assez étonné que personne n'ait pensé à la dévaliser.
— Peut-être que quelqu'un la surveillait ? Est-ce que tu te souviens de quelque chose ?

Mon rêve nocturne me revint en tête, cependant je ne savais pas s'il s'agissait d'un souvenir ou d'un cauchemar. Peut-être un mixte des deux. Mon regard se posa sur la palissade qui séparait mon jardin de celui du voisin. Certaines planches semblaient dans un piteux état tandis que d'autres avaient meilleure allure.

— Je ne suis pas sûr.
— Si quelque chose ne va pas, n'hésite pas à nous appeler. Même si c'est à cinq heures du matin, insista Ekaitz.

Ils me connaissaient si bien.

— Ça marche. Passez une bonne journée les gars.
— Tu parles, il y a cette Samantha qui travaille avec moi aujourd'hui, je jure que je vais lui enfoncer mes doigts dans les yeux à cette...
— Merci Aedan, toi aussi, répondit Ekaitz avant de raccrocher.

Je ne pus m'empêcher de rire. Le connaissant, il avait probablement placé sa main contre sa bouche pour restreindre sa haine envers son insupportable collègue. Si on ne l'arrêtait pas, il était facile de passer trois heures à écouter de grands monologues sur l'incompétence exaspérante des autres employés.

Mon sourire s'estompa tandis que je profitais du lever de soleil. Je ne me lasserai jamais de ce genre de vue, elle détenait un côté apaisant sur le flot de mes pensées incessantes.

Lorsqu'il fut assez haut pour me brûler les yeux, je me rendis au garage et déchargeai mes affaires dans le salon afin de libérer l'espace arrière de mon véhicule. Une fois fait, j'ouvris la porte du garage, fermai celle qui menait à la maison et grimpai sur le siège passager. Malgré mes nombreux essais, le pick-up refusa de démarrer.

— Allez, ne me fais pas ça maintenant s'il te plaît.

Je devais vraiment l'emmener au garage, mais là tout de suite j'étais juste affamé. Au bout d'un moment il accéda enfin à ma demande et se mit en route, bien que laborieusement. Je tapotai le tableau de bord en souriant.

— Allez mon gros, après promis je te fais réparer.

J'enclenchai la marche arrière et le laissai allumer le temps de refermer la porte du garage. Il fallait vraiment que je trouve un système automatique pour ça. Mon attention se posa sur les façades des deux maisons accolées. Comme dans mon rêve, la mienne était blanche bien que décrépit par l'usage du temps, tandis que celle du voisin était d'une noirceur semblable aux profondeurs de l'abîme. Seules quelques petites barrières de bois séparaient nos jardins avant. Le mien était anarchique de mauvaises herbes contrairement à l'autre bien tondu et entretenu.

Je finis par m'en détourner et retournai dans ma voiture pour quitter l'endroit. Je roulais doucement en tentant de me remémorer cette petite ville dans laquelle j'avais grandi. Tout le monde devait se connaître ici. Peut-être en avais-je rencontré durant mon enfance, cependant je ne possédais plus aucun souvenir d'eux.

Je fis un arrêt devant le premier café que je vis. Les courses pouvaient attendre, mon estomac non. Une clochette s'enclencha à mon arrivée tandis que j'observerais les lieux décorés dans un style ancien. Les tables en bois étaient entourées par de vieux canapés en cuir. Sur les murs se trouvaient des posters et pancartes américaines accompagnées pour certaines de plusieurs jeux de lumière. J'aimais beaucoup l'ambiance qui s'en dégageait, c'était chaleureux et original pour l'époque. Quelques clients savouraient leur repas tout en discutant entre eux. Mon arrivée les fit quasiment tous se retourner.

— Bonjour.

Je forçai un sourire sur mes lèvres et frottai ma nuque de malaise. Tout le monde s'était tu pour me dévisager. J'avais la sensation d'être un intrus qui avait osé fouler les terres sacrées des habitués. En fait, j'étais sûr que ce n'était pas qu'une impression, sauf que certains me fixaient comme s'ils essayaient de se souvenir de quelque chose.

— Eh, mais ce ne serait pas le petit Aedan ?
— On dirait bien que si, bon sang qu'est-ce que t'as grandi !

Merveilleux. Vraiment. Génial. Visiblement la plupart d'entre eux pour ne pas dire tous me connaissaient. Et moi ? Eh bien leurs visages m'étaient inconnus.

Une jeune femme s'approcha de moi, un sourire aimable aux lèvres.

— Sois le bienvenu, ne fais pas attention à eux et installe-toi où tu veux.
— Merci.

Je pris un siège en ignorant les commentaires concernant ma grande ressemblance avec mes parents. Ainsi que la raison pour laquelle j'étais revenu.

— Je te sers quelque chose ?
— Un café noir et de quoi manger s'il te plaît.
— On a du bacon, des œufs brouillés et des toasts est-ce que ça te va ?
— Ce serait parfait.

Elle me fit un clin d'œil et s'éloigna afin de préparer la commande. Aussitôt, quelqu'un que je soupçonnais être sa mère étant donné la ressemblance, sortit de l'arrière-boutique et riva ses yeux sur moi.

— Oh bon sang, je rêve !

Elle se précipita vers moi, comme si elle s'apprêtait à me prendre dans ses bras ou à m'embrasser. Mon geste de recul ainsi que mon expression durent l'en dissuader, car elle s'immobilisa brusquement. Elle me semblait familière, néanmoins je ne la reconnaissais pas.

— C'est bien toi Aedan, pas vrai ?
— Je suppose ? Je regrette, mais je crains ne pas me souvenir de votre nom.

Les chuchotements s'élevèrent autour de nous alors qu'elle posait sa main sur son cœur, le visage tiré par l'affliction.

— Tu ne te rappelles plus de nous ? Tu n'as toujours pas retrouvé ta mémoire ?
— En fait, je suis ici pour ça.

Elle s'assit à mes côtés et drapa sa main sur mon bras.

— Oh chéri, je ne sais pas si c'est une bonne idée...

J'étais las de ces réponses.

— J'en ai besoin, insistais-je d'une voix plus tranchante que prévu.

Elle se mordilla la lèvre puis acquiesça d'un signe de tête.

— Je suis Sheila. Tu venais souvent manger des sucreries avec Jay quand vous étiez petits. Tes parents étaient également très appréciés ici.

Jay ? Ce nom m'évoquait quelque chose sans que je ne puisse mettre de visage dessus.

— Jay ?
— Oui vous traîniez tout le temps ensemble. Mon Dieu quand il apprendra ton retour il sera si heureux ! Si tu savais comment votre départ l'a rendu triste des semaines durant ! Je crois même qu'il n'est plus sorti de sa chambre pendant une dizaine de jours, ses parents n'arrivaient plus à le consoler.

Je ne savais pas quoi dire. Seul un sentiment de malaise m'envahissait, crépitant sous ma peau telle une armée de fourmis désagréables. Elle dut le sentir, car elle se releva brusquement.

— Quoi qu'il en soit, sache que je suis heureuse de te revoir. N'hésite surtout pas à passer par ici si tu as besoin de quoi que ce soit.
— J'y penserai, merci.

Je lui souris avec sincérité et attendis que sa fille – Joyce d'après son badge – revienne avec ma nourriture. Lorsque ce fut le cas, j'en savourai chaque bouchée en me détendant peu à peu. Les discussions avaient repris leur cours, détournant enfin l'attention de moi. Après quelques minutes agréables, la porte s'ouvrit à nouveau dans un son de clochettes. Elle fut suivie par un silence si brutal que je levai les yeux vers la personne qui, tout comme moi un instant plus tôt, se faisait dévisager avec intensité.

Non, ce n'était pas pareil. L'ambiance était devenue glaciale et l'animosité transparut si intensément sur leurs visages que cela me surprit. Des murmures volontairement indiscrets se firent entendre.

— Qu'est-ce qu'il fout encore ici, cet enfoiré ?
— Je me demande pourquoi Sheila l'autorise à foutre les pieds ici.

Je l'observai alors avec curiosité tandis qu'il ignorait leurs remarques acerbes en se dirigeant vers le comptoir. Le temps sembla se suspendre un instant lorsque son regard croisa le mien. Ce fut si violent que j'en oubliai comment respirer. Mon cœur s'accéléra brusquement, entamant à lui seul une course folle dont il n'était pas certain d'en sortir vainqueur. Ce qu'il vit le figea l'espace d'une seconde, cependant aucune expression ne le trahit lorsqu'il finit par se tourner vers Sheila. Elle lui sourit en tendant deux cafés à emporter.

— Et voilà pour toi, comme d'habitude.

Il hocha la tête, s'en empara et quitta les lieux sans plus de cérémonie. Ça n'avait duré que quelques secondes, pourtant ce fut comme s'il avait déclenché un ouragan sur son passage. Les commentaires venimeux reprirent tandis que quelques œillades vacillèrent sur moi. Sheila claqua violemment son torchon contre le comptoir, ce qui me fit presque sursauter de surprise. Elle les foudroya ensuite d'un regard noir qui les fit tous taire, me faisant comprendre que cette scène n'avait rien d'inhabituel. Toute cette agitation me rendait nerveux alors je m'empressai de terminer mon café et partis à mon tour après avoir réglé. Que s'était-il passé ? Pourquoi tant de haine flottait dans l'atmosphère ? C'était comme si l'air s'était raréfié crépitant de façon désagréable jusqu'à l'implosion.

Je soupirai un grand coup et levai les yeux vers le ciel. Les petites villes étaient vraiment spéciales. Tout se savait, tout le monde se connaissait et les rumeurs pullulaient. Je préférais de loin la grandeur de San Francisco qui faisait de nous des inconnus libres de nos choix. Libre de vivre sans que tout se sache.

***

Je déchargeai mes trois sacs de courses sur le comptoir de la cuisine afin de les ranger. Il y avait suffisamment de nourriture pour tenir un bon moment sans devoir retourner en ville. Alors que j'ouvris les placards, la vue de la poussière qu'ils contenaient me fit aussitôt changer d'avis. Mieux valait nettoyer tout ça avant d'y stocker quoi que ce soit.

En fouillant dans les sacs, je trouvai l'ensemble des produits ménagers que j'avais achetés et les sortis. Cela me prit une heure pour rendre cette pièce viable. L'odeur des produits propageait désormais une senteur florale bien plus agréable que le renfermé qu'elle possédait.

Enfin satisfait, je pus finalement ranger mes courses tout en laissant une bouteille de vin sur le côté. Mes parents avaient l'habitude de se présenter en offrant un petit présent aux voisins à chaque déménagement, alors je m'étais dit que j'allais en faire de même avec le mien.

Généralement, elle cuisinait un gâteau ou des cookies, mais du vin ça passait tout aussi bien non ?

Il était à peine midi donc j'en profitai pour faire un grand ménage dans cette maison. Je commençai par le rez-de-chaussée. Cela me prit deux bonnes heures, mais je fus satisfait du résultat. Lorsque je sentis mon estomac gronder, je me préparai un sandwich et allumai la télé afin de voir si elle fonctionnait.

Ce n'était pas le cas. Je m'en doutais, elle avait été hors tension si longtemps que quelque chose avait dû se dégrader au fil du temps. Peut-être qu'il fallait juste que je nettoie la poussière à l'intérieur ? Je verrai ça plus tard. Mes muscles commençaient à protester, cependant je les ignorai et montai dans ma chambre afin de poursuivre le nettoyage. J'en fis de même avec la salle de bains, le couloir et terminai en sueur, allongé dans le canapé, mais bien plus à l'aise dans un environnement sain. J'avais délaissé l'ancienne chambre de mes parents parce qu'il était déjà dix-huit heures et que j'étais épuisé. Bon sang je n'avais même pas déballé mes affaires, les cartons étaient encore clos et sincèrement ? Je n'avais plus la foi pour le faire aujourd'hui. Alors ça attendra. En allant dans la cuisine pour me prendre un verre d'eau, mon regard accrocha la bouteille de vin. C'est vrai qu'il fallait que j'aille me présenter. J'ignorai mon manque d'envie, m'en emparai et toquai chez les voisins.

Ils mirent tant de temps à répondre que je me demandai s'ils s'étaient absentés. Je toquai une nouvelle fois et sursautai presque lorsque la porte s'ouvrit.

Oh.

C'était lui, l'homme que tout le monde avait méprisé au café. Son air sombre était toujours présent alors que ses yeux me dévisageaient de haut en bas. Il s'était changé pour un jogging et un haut à manches longues, mais n'avait pas retiré le keffieh autour de son cou.

Je voulais ouvrir la bouche, seulement son regard brûlant me paralysait sur place. Le mien finit par se diriger derrière lui, tombant droit dans celui d'un petit garçon caché à l'arrière des escaliers. Seule sa petite tête dépassait tandis qu'il m'observait avec curiosité.

— Je peux vous aider ?

Je levai les yeux devant moi et aperçus une femme se tenir à la place de l'homme qui avait disparu.

— Bonjour, nous sommes vos nouveaux voisins. Je vous ai apporté ces cookies, sourit ma mère.

Elle me tenait la main, l'autre étant occupé par le plat de gâteau tout juste sorti du four. Je me reconcentrai sur le petit garçon qui me fixait et lui souris. Sa mère le remarqua et se retourna, cependant l'enfant s'éclipsa tout aussi vite.

— Eh bien quelle surprise ! Merci beaucoup c'est adorable, dit-elle finalement en prenant le plat.
— Je suis Amaïa et voici mon fils Aedan. Mon mari travaille donc il n'a malheureusement pas pu venir.
— Enchanté Amaïa, je suis Céleste.

Le garçon ne revenait pas. Un sentiment de déception me traversa tandis qu'elles se serraient la main.

— Qu'est-ce qui vous amène ici ? s'enquit-elle joyeusement.

Elle dégageait une sorte d'aura réconfortante qui mettait aussitôt à l'aise. Ses longs cheveux châtains encadraient son joli visage pâle.

— Mon mari a été muté récemment dans cette ville alors nous avons dû le suivre.
— Oh j'espère que ça n'a pas été trop dur. D'où veniez-vous ?
— De Portland en Oregon. Il est souvent amené à bouger donc nous avons l'habitude de le suivre, bien que cette fois-ci, cela semble enfin définitif.
— Tant mieux, c'est toujours plus agréable de s'installer définitivement quelque part. J'espère de tout cœur que cette ville vous plaira, elle est beaucoup plus petite que Portland, mais les gens sont tous charmants. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à toquer à ma porte.
— Merci beaucoup, c'est gentil. Si vous souhaitez venir prendre le thé chez nous un de ces jours, ce serait avec plaisir.
— Bien sûr, j'y songerai ! Merci pour l'invitation.

L'éclat de verre qui se brise me fit violemment sursauter. Je retrouvai mes esprits et secouai la tête, sentant un mal de crâne pulser contre mes tempes. La femme avait disparu, tout comme ma mère, pour laisser place à l'homme du café. Qui fixait la bouteille que j'avais involontairement lâchée. Sa chute l'avait inévitablement réduite en morceaux tandis que le liquide bordeaux se répandait à l'entrée.

— Merde ! Je suis désolé je...

Je m'accroupis rapidement et ramassai les bouts de verre avec précipitation. Bon sang quel idiot je faisais ! Mes mains tremblaient légèrement tandis que j'essayais de reprendre pied avec la réalité, bouleversé par le souvenir qui m'était revenu si brutalement. Une main m'agrippa le bras, m'obligeant à me redresser hors de portée de mon désastre.

— Laissez, je vais m'en occuper.

Je fus surpris par sa voix rauque, comme si elle s'était cassée. Son ton morne semblait dépité, ce qui me fit culpabiliser d'avoir ainsi sali son palier.

— Je suis désolé, je... Je voulais vous l'offrir pour me présenter, mais on peut dire que j'ai royalement foiré.

Je grimaçai, pas très fier de moi alors qu'il me fixait, impassible.

— Je suis votre nouveau voisin Ae...
— Vous pouvez y aller.

Le ton glacial de sa voix me figea.

— Je m'occuperai de ça plus tard.

Sur ces mots il ferma la porte et me laissa là, comme un con sur le palier.

Super impression Aedan, bravo.

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