Septième Nouvelle Lune

Assise en tailleur au milieu du salon de Hilda, je fixais le vide. Non loin de moi, je sentais la présence, discrète, de la jeune elfe. Elle attendait une réaction de ma part. Elle voulait rentrer dans son village, ce que je comprenais parfaitement. La nuit tombait peu à peu et l'atmosphère de la cité déserte devenait de plus en plus angoissante. Je réfléchissais à ce que je pouvais faire. Je pouvais bien faire quelque chose...

Un bruit sourd, lointain, résonna dans l'air et je me levai d'un bond. Nathaëlle, postée devant la fenêtre, frissonna. Elle pressentait l'arrivée d'une tempête. Le genre de tempête qui emporte tout sur son passage. Et à la fin, il ne restera rien. Nous entendîmes le grincement de la porte d'entrée et l'elfe adopta aussitôt une posture défensive. Le bruit de légers frottements sur le plancher la détendirent un peu et un petit porcelet que nous connaissions bien apparut à l'entrée du salon.

– Ah ! Vous voilà enfin, mesdemoiselles ! Je commençais à avoir l'impression d'être pourchassé par de drôles d'ombres, dans cette cité maudite.

– M'sieur Cy. C'est dangereux de vous promener seul, si tard.

Nathaëlle se pencha et prit Cyril dans ses bras.

– Vous êtes frigorifié ! Lynae, on devrait rentrer...

– Attendez un peu, demoiselle Nathaëlle, je suis venu vous prévenir d'une chose très importante ! Vous devriez vous dépêchez de vous mettre à l'abri. La louve a senti des présences hostiles durant sa ronde. Et croyez-moi, il n'y a aucune chance que son instinct la trompe !

– Pana va bien ? La dernière fois que je l'ai vue...

– Oui, oui, allons, rentrons, pressons !

Le cochonnet s'extirpa des bras de l'elfe et trottina vers la sortie pour nous inciter à faire de même. Une fois hors de la maison abandonnée, je sentis aussitôt la fraîcheur du soir m'imprégner. Ou peut-être était-ce les fameuses ombres qu'avait mentionnées Cyril. Il me semblait que la traversée de la ville fantôme dans la semi-obscurité était plus longue qu'à notre arrivée. Plusieurs fois, nous nous retournions, persuadés d'avoir vu quelqu'un se glisser dans notre dos. Mais nous étions seuls, et seuls nos pas résonnaient dans les rues aux pavés usés.

Sur le chemin du retour, enfin libérés de l'étrange angoisse de la ville portuaire, je m'arrêtai un instant et levai les yeux au ciel. Il était sombre, bien sombre, sans aucune étoile pour nous guider. D'épais nuages tapissaient la voûte céleste et un nouveau grondement se fit entendre. D'un même mouvement, nous frissonnâmes, comme si le ciel venait de nous annoncer un présage funeste, et nous repartîmes en accélérant le pas.

Plus nous approchions du village des elfes que nous avions quitté quelques heures plus tôt, plus je me sentais tendue. Nous aurions dû voir les lumières au loin. Nous aurions dû entendre des bruits, des éclats de voix, peut-être. Mais ni oiseau ni insecte n'indiquait sa présence dans les environs. Un vent léger faisait parfois bruisser les feuilles des arbres que l'on croisait. Mais il était rare. Et bientôt j'eus l'impression de commencer à suffoquer. Je manquais d'air. Mon souffle était court. Boum. Boum. J'entendais mon coeur résonner dans mon crâne. Une douleur à la tempe. Boum. Boum. Je continuais d'avancer. Nathaëlle commençait à me distancer. Je ralentissais ? Elle accélérait ? Cyril trottinait à sa hauteur. Le temps s'étirait. La petite ville au loin semblait inhabituellement calme. Boum. Boum. Je n'avais pas trouvé de moyen d'obtenir de la poussière d'étoile. Des gens allaient mourir. Je n'avais pas d'autres solutions. Ils allaient mourir. Les elfes. Les chasseurs, peut-être. Les autres, qui n'auraient pas dû être là. Boum. Boum. J'allais mourir. Encore. Et perdre Kei. Kei allait mourir. Boum. Boum. Il n'y avait plus aucune issue. Ma poitrine me faisait mal, j'appuyai ma main dessus. Comme pour empêcher mon coeur d'en sortir. Boum. Boum. J'eus un vertige. Je trébuchai. Je m'effondrai sur l'herbe humide.

Profitant de cette pause forcée, j'inspirai profondément, remplissant mes poumons d'un air glacial. Plus glacial encore que la mort. Une lumière aveuglante explosa dans le champ en périphérie de la ville. Je clignais les yeux plusieurs fois pour voir Nathaëlle se mettre à courir dans la direction d'où émanait désormais des bruits confus de combat. Cyril s'était arrêté et retourné vers moi alors que je me redressais. Sans un mot, je me dirigeai vers la bataille qui commençait à peine. Une bataille de plus dans une guerre invisible.

Arrivée un peu à l'écart, j'observais l'étrange échange de coups qui s'offraient devant moi. J'assistais à une scène irréelle tirée d'un film de fantasy. Certains chasseurs avaient des armes à feu mais la plupart ne les utilisait pas et battait à l'épée, parfois à la lance. De l'autre côté, les elfes avaient été rejoints par d'autres êtres magiques dont je n'avais jamais soupçonné l'existence. J'ignorais même qui ils étaient et ce qu'ils étaient. Je vis, un peu en retrait, ce que je supposais être une sorte de sorcier. Il portait une longue robe et tenait dans ses mains un bâton immense surmonté d'une pierre qui brillait à la manière d'une flamme spectrale. À l'endroit où il se tenait, une lumière similaire à celle de son bâton commençait petit à petit à embraser le sol. Soudain, il abaissa son sceptre et un mur de lumière frappa les chasseurs de plein fouet. Ils furent tous projetés quelques mètres plus loin mais ne restèrent pas longtemps inactifs. Ce que le mage venait de faire était vraiment impressionnant, mais apparemment complètement insuffisant.

Alors que les Chasseurs s'apprêtaient à reprendre leur assaut, j'entendis une voix terriblement douce traverser le champ. Je reconnus la voix envoûtante de Lyra et la cherchais du regard. Elle venait d'arriver accompagnée de Gwenaël et trois autres personnes que je ne connaissais pas. Deux d'entre eux, le plus grand et celui qui avait la taille d'un enfant, se mirent à courir en direction des Chasseurs qui s'étonnaient de l'arrivée de ces nouveaux venus. Ils n'étaient pas armés mais ils fonçaient sur eux à toute allure... Et juste avant la rencontre qui aurait pu leur être fatale, tous deux se métamorphosèrent, le grand devint une immense panthère et l'autre un énorme chien. Très vite, ils furent rejoints par Pana, que je reconnus sans peine malgré sa forme lupine. À ma connaissance, c'était la seule de son espèce à se battre avec nous ce jour-là.

Il semblait que nous avions enfin l'ascendant sur nos adversaires. Mais il y eut une explosion. La lumière aveuglante me rappela ce que j'avais vu quelques minutes plus tôt. Les trois énormes bêtes furent propulsées en l'air. Pana atterrit à quelques pas de moi et redevint humaine. Je me précipitai vers elle et constatai qu'elle était évanouie. Apparemment, sa fourrure de louve l'avait préservée des brûlures de la bombe. J'espérais que les deux autres ait eu la même chance qu'elle et s'en soient sortis. Je relevais la tête alors que la bataille reprenait de plus belle. Je vis le félin géant se redresser et s'élancer à nouveau dans le combat. L'autre était resté couché, j'étais trop loin pour connaître son état et le rejoindre était inenvisageable.

Le tonnerre grondait au-dessus de nos têtes, et pourtant je ne vis aucun éclair. Il ne pleuvait pas et la nuit était plus noire que jamais. Quelques feux autour du champ me permettaient encore de distinguer les formes des combattants. Et c'est ainsi que je le vis. Kei. Il se battait de toutes ses forces. Je le sentais. Je sentais sa fatigue. Je sentais ses blessures, multiples, infligées à sa peau. Je le vis s'effondrer sous un coup. Je le vis tenter de se redresser et reprendre un coup. Et encore un autre. Je le vis par terre, allongé. Se redressant sur un coude, retombant. Son bourreau le surplombant. Je détournais le regard un instant. Partout ailleurs, partout autour de moi, ils se battaient. Ils se battaient pour leur vie. Et leur vie leur échappait petit à petit.

Une voix résonnait en moi. Était-ce celle de Lyra ? Était-ce la mienne ? La poussière d'étoile. Mais elle ne se fabriquait pas. Alors comment en avoir ? Fallait-il écraser des étoiles pour l'avoir ? Fallait-il seulement une étoile, ou n'était-ce qu'un nom ? La poussière d'étoile.

Pour avoir de la poussière d'étoile, il faut... Une étoile.

As-tu trouvé ton étoile ?

D'un seul coup, je compris. Je me mis à courir vers Kei. La lame du Chasseur descendait au ralenti sur lui. Je hurlai.

– Lanera Tora ! Kopara No Lunaë !

Une lumière vive et blanche m'entoura instantanément et jaillit tout autour de moi. La lumière qui fusait sur tout ce qui m'entourait était semblable à des milliards de grains de poussière. La poussière d'étoile. Il fallait une étoile. J'étais une étoile. Chacun se figea et tous les regards se tournèrent vers moi. J'étais leur lumière. J'étais leur guide. Je ralentis et m'arrêtais auprès de mon âme-soeur. Je me penchai sur lui et versai la poudre du bout de mes doigts. Je n'avais aucune idée de ce que je faisais. C'était comme un réflexe instinctif. Mais cela fonctionna. Ses blessures se refermèrent et il se releva sans peine. Les Chasseurs avaient lâché leurs armes. Les blessés se redressaient doucement. Pana s'était réveillée et se tenait déjà debout. Ses yeux brillaient d'un éclat joyeux que je ne lui avais jamais vu. À vrai dire, tout le monde semblait heureux et... apaisé. L'orage était passé. Les nuages avaient disparu mais les étoiles semblaient toujours éteintes. Ou peut-être était-ce ma lumière qui les éclipsait.

Le combat était fini. Une nouvelle page d'histoire se tournait. Je le sentais. Je me sentis fébrile. Je vacillai. Je ne sentais plus mes jambes. Kei m'empêcha de tomber. Une silhouette se détacha de la colline. Peter. Je n'aurais pas pu le voir en temps normal. Mais j'illuminais la scène comme si nous étions en plein jour. Une autre silhouette le suivait. Ma mère. Mais comment ?... Peu importe comment. Je souris. Moi aussi, j'étais heureuse.

***

Quelques jours plus tard, le monde semblait avoir repris son cours normal. Les anciens chasseurs avaient cessé leur lutte vaine. Certains tentaient même de résonner leurs anciens collègues qui n'étaient pas présents. J'appris que mon père avait monté l'assassinat de ma mère de toute pièce afin de pouvoir la mettre à l'abri. C'était pour ça que Kei n'avait pas senti l'odeur de son sang, elle n'avait pas été touchée. Peter était parvenu à convaincre son ancien bras droit de l'aider. C'était lui qui avait tiré. Une balle à blanc. Ses collègues n'étaient pas au courant et l'avaient laissé gérer le corps.

Je rencontrais aussi les nouveaux qui étaient venus avec Gwenaël et Lyra. Ils venaient d'un autre monde. Le plus grand, Jicémare, était le chef de ce petit groupe, il formait le plus jeune, Galnë, afin d'en faire un chavalier. La troisième, Betty, était venue en observation et c'est pour cela qu'elle n'avait pas combattu à leur côté. Ils disaient qu'ils faisaient tous partie d'un groupe combattant les injustices à travers les mondes. Leur intervention à cette bataille avait été exceptionnelle et ils ne pouvaient rester beaucoup plus longtemps. Nous aurions donc besoin de trouver de nouveaux alliés si vous voulions enfin mettre un terme à l'existence des Chasseurs... Cependant, la venue de ces étrangers nous avait permis d'envisager la possibilité d'un exil, dans un monde qui nous accepterait tels que nous sommes...

Ma mère décida de s'installer avec Peter dans le petit village breton qu'ils aimaient tant. Avec Kei, je décidais de partir pour de longues vacances, ou de nouvelles aventures, à la découverte de notre monde et de ses secrets. Pana nous accompagna sur le bout de chemin qui nous mena en Suisse. Elle avait décidé qu'il était temps pour elle de retrouver sa place et ses racines. Elle avait prévu de repartir plus tard, la Suisse n'était pour elle que la première étape d'un long voyage.

Lyra s'investissait à fond dans sa vie estudiantine et espérait pouvoir faire changer le monde des hommes. Gwenaël s'intéressait à sa lutte et l'avait rejointe bien que ça lui coûtait énormément de quitter sa campagne natale.

Kei me confia qu'avant de se lancer dans le dernier assaut, lors du dernier grondement d'orage, il avait vu un signe dans le ciel.

– J'ai vu Stun, l'ami dragon d'Aellys. J'ai senti qu'il nous encourageait, à sa façon. C'était comme s'il avait voulu me dire qu'on s'en sortirait.

– Un dragon ?... Je n'ai rien vu... Enfin, je pensais qu'il n'y avait rien à voir dans le ciel, pas même les étoiles... Tu crois qu'il aurait pu nous aider ?

– Je crois qu'il voulait nous aider. Mais qu'il ne pouvait pas. Ce n'était pas son combat.

Je regardais Kei, sans comprendre. Il ne rajouta rien et je compris. C'était notre combat. Mon amour m'enlaça et m'embrassa avec douceur. Nous restâmes dans les bras l'un de l'autre pour l'éternité.

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