Lettre 8

4 mars 2020

Gabétoile,

La mer est blanche aujourd'hui. Sur la plage à marée basse, un brouillard cache la mer autant qu'il cache la ville. Je suis seule sur le sable ; je suis seule au monde. Quand j'ai trouvé ta première lettre, il était marée haute, et la mer était bleue. J'étais seule au milieu des autres, seule dans le monde.
C'est étrange, ce parallèle. Si on était dans un roman, c'est ici que ses terminerait l'histoire. J'espère bien que ce n'est pas la fin en tout cas ! Mais je me pose quand même des questions.
Ce jour là, il y avait plein de gens autour de moi. Et si quelqu'un d'autre avait ramassé cette bouteille ? Aurais-tu été plus heureuse si tu n'avais pas reçu ce message d'une Lune de bord de mer ? Aurais-tu préféré une lettre d'une Léa ou d'une Rose ?

Mais ce qui est fait est fait, laissons Léa à ses histoires d'amour et Rose à ses boutures, et je reviens à ma mer de brouillard et à mes paillettes.

Je savais qu'elles te rendraient heureuse, parce que même si il y a des petits trous noirs parfois, il y a quand même des étoiles le long du chemin et elles brillent brillent brillent. Et même que quand tu as encore un trou noir, il suffit que tu me le dises, je t'enverrai mes étoiles pour qu'elle brillent pour toi.

Mais l'homme n'est pas tout puissant, et je crois qu'il s'en rend compte. Peut-être qu'il a juste peur. Alors il cache ce qu'il peut, puis il essaie de se convaincre lui même, mais ça marche quand même pas. Alors plutôt que d'avouer qu'on va mourir un jour, plutôt que d'avouer que forcément à un moment ça va s'effondrer, faut bien créer une illusion pour se dire qu'on sert à quelque-chose. Ça sert à rien d'avoir le contrôle, tant que tu as l'illusion d'avoir le contrôle. J'ai lu ça dans un livre un jour, mais je sais plus les mots exacts.

Le bruit des vagues m'attire, j'aurais dû prendre ma planche. Il fait qu'une dizaine de degrés, et j'aurais sûrement été malade après, mais ça en aurait valu la peine.
Alors, comme j'ai pas ma planche, je suis assise juste au bord de l'eau verte du mauvais temps et les vagues viennent claquer contre mes bottes en caoutchouc jaune. Ça fait un joli bruit, comme une chanson rien que pour moi. Je t'aurais bien envoyé un peu d'écume, mais elle va tâcher la feuille et disparaître, donc il faudra te contenter des minuscules gouttes que la mer lance sur ma feuille.

Les couleurs sont changeantes, elles me cajolent puis elles m'assoment. Elles me rassurent, puis elles m'agressent. Elles me divertissent puis elles m'agacent. Elles me sauvent puis elles me cassent. Quand je vole, elles me font pousser des ailes. Quand je me noie, elles m'enfoncent la tête sous l'eau.
Les étoiles sont belles mais je me lasse de ce qu'elles sont. Pourquoi est-ce qu'à chaque fois que je regarde les étoiles, il faut toujours que ce soit la beauté de l'âme et l'espoir qui clignote et le rire du Petit Prince et le monde qui est trop beau pour l'homme et la valeur de la vie ? Pourquoi est-ce que ça ne peut pas être juste une étoile ? J'aime les étoiles parce qu'elles brillent. C'est juste un petit point qui brille, c'est tout. Arrêtez avec vos bêtises psychoanalytiques et laissez-moi admirer en paix.

La lune est belle, mais elle me blesse quand personne ne regarde. Comment on appelle ça, la violence domestique, quand c'est toi-même que tu frappes? Elle m'envoie des jets d'acide, et elle vise les yeux. Un couteau de boucher dans le dos, pile entre les omoplates et deux vertèbres. Parce que, même si j'affiche cette ressemblance avec fierté, parfois, elle ne m'épargne pas. C'est comme un miroir un peu trop parfait, qui montre le monde juste un chouïa trop vrai. Puis une fois que tu as vu ce petit détail de rien, ce pore un peu trop dilaté, cette tâche juste un peu moins claire que le reste de la dent, tu ne peux plus rien voir d'autre. Et qu'importe que tu puisses avoir les yeux d'une teinte de vert extraordinaire, ou bien que tes cheveux relevés te donnent des faux airs de princesse, puisque ce défaut, cette petite poussière de rien est là ! Alors la lune, oui, elle est magnifique, mais elle est tellement méchante parfois.

La lune, elle est toujours deuxième. La lune, elle est toujours cachée derrière le soleil, derrière les autres qui brillent plus beau, plus fort qu'elle. Et seulement lorsqu'ils deignent se pousser un peu, s'effacer un peu, alors seulement on peut voir un rayon de lune. Oh, mais ne crois pas qu'ils s'effacent par bonté d'âme, oh non. Ils s'atténuent un peu pour revenir plus brillants ensuite, et ridiculiser cette pauvre lueur pâle, qui n'est que le pâle reflet de la leur, et comme elle brille, la leur! Comme elle ridiculise les faibles éclats blanc bleu sales qui osaient à peine filtrer en leur absence!
La lune est toujours deuxième, Gaby ! Si je te demande, là comme ça, les astres qu'il y a dans le ciel, tu répondrais le soleil en premier. Quand on reste éveillé la nuit, c'est pour regarder les étoiles ! Et la lune dans tout ça? Même à la course des prénoms, la lune arrive bien derrière. Et même quand on me donne ce prénom si original et évident, il arrive deuxième, et personne ne l'utilise. Mais je te le dis, moi, je m'appelle Lune.

C'est vrai que c'est beau les petits détails, c'est parce qu'il y a de l'écume que les vagues sont si belles. Puis même si le monde est laid, il y a toujours le soleil, les étoiles et la lune pas loin, ou alors la mer. Puis la laideur vaut la peine d'être appréciée aussi. Quand j'étais petite, je détestais les jours gris où la mer est verte d'olive et où l'écume sale se laisse déchirer par des vagues et des vents trop violentes. Je préférais largement les jours d'été où la mer était bleue dessin animé et le sable chaud sous mes pieds. Mais maintenant, ça a changé. Il y a quelque chose de calmant, de reposant dans la laideur du monde. À vrai dire, quand je la contemple dans la rue, je me sens comme une héroïne de roman, de ces livres où le monde est tellement laid et tellement désespérant que tu n'en peux plus, que tu veux arrêter de le lire mais tu ne peux pas. Tu ne peux pas, parce que tu es accrochée à la laideur et au désespoir comme une bouée de sauvetage, comme si c'était la seule chose encore réelle et qu'elle pouvait te sauver. En fait, oublies ce que je t'avais dit dans mon portrait chinois, si j'étais un livre, je serais un Zola.

Bisous (oui j'avais envie de te donner un peu d'amour là tout de suite, parce que tu es une belle humaine)
Lune, qui s'invente un monde dans la mer.

PS : moi aussi, tes lettres me font sourire. Elles me donnent envie de courir danser à travers le salon, la plage et même le monde entier.

PPS: j'avais emmené une paillette en forme de lune pour la coller en signature, mais je l'ai perdue, du coup voilà un petit soleil en dessin pour toi ☀️

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