Pogo
Yop ! Voici la version complète de De Concert si vous voulez la lire d'une traite ! J'espère que vous l'avez aimée :)
J'ai travaillé dessus pendant plus de trois pour arriver à être satisfaite (avec beaucoup de temps à la laisser reposer quand même). Avec elle s'ouvre une nouvelle ère pour ma façon d'écrire : je passe beaucoup plus de temps en relecture pour essayer d'améliorer mes textes, ce qui entraîne un processus créatif trèèès rallongé (j'ai même imprimé une des premières versions de cette nouvelle pour écrire direct dessus les modifs que je voulais (cf média)).
Quant à cette nouvelle, elle m'a été inspirée par le concert auquel je venais d'assister - et les trois heures de retard de mon train. J'ai aussi été frappée par le caractère cru de ma lecture du moment, Les Aventures de China Iron, que j'ai en partie reproduit ici. Dans la liste des influences, citons aussi La Grâce du dindon déplumé (de @julhepburn ), qui m'a inspiré la scène d'augure sur menu.
Ce texte suit et clôt les deux précédents en ce qu'il propose une vision du flirt et des relations axée sur la compréhension de l'autre. J'ai ressenti le besoin de présenter à nouveau un personnage asexuel, mais qui ne soit pas lae narrateurice afin de mettre en avant ce que cette façon de relationner a de complètement ok, en fait. Ainsi, on s'éloigne du schéma "rencontre-flirt-baise" puisque la narratrice ne dort même pas chez son date, sans pour autant en ressentir de la frustration. En tant que personne ace moi-même, il m'apparaît essentiel d'accentuer le caractère acceptable de cette situation afin de pouvoir flirter tranquillement moi aussi, avec l'impression qu'on m'accepte pour ce que je suis.
Ainsi, ce triptyque couvre trois façons de relationner autour d'une rencontre fortuite : du sexe avec emphase sur l'émotionnel et l'aspect safe ; un moment d'intimité sans sexe ; une rencontre émotionnellement forte qui ne débouche pas sur du sexe mais qui reste satisfaisante.
Je doute continuer mes recherches sur ces thèmes, ayant l'impression d'avoir fait le tour de ce que je voulais exprimer, mais on est jamais à l'abri d'une rechute ^^
De Concert
TW : mention d'alcool ; ivresse ; désir ; nourriture.
Mon corps a compris avant moi. Légère humidité entre mes cuisses quand elle est tombée dans mes bras, fouettée par ses cheveux menthe poivrée, son sourire et ses yeux en diamant étincelant d'euphorie ou d'ivresse en tout cas amusée jusqu'à l'extase, et qu'elle s'est attardée contre moi, confortablement installée sur ma poitrine, juste quelques secondes de trop. Ce n'est qu'après qu'elle s'est écartée que je me suis demandé si son sourire m'était adressé.
*****
CADRE : un stade reconverti en salle de concert (plaques en synthétique assemblées sur le sol), 20 000 metaleux•ses enfièvré•es y sont parqué•es. Nombreux sifflements.
ZOOM sur la FOSSE : les spectateurices sont acculé•es conte les crash barriers, entassé•es, comprimé•es. À mesure qu'on s'éloigne de la scène incandescente, les rangs s'écartent, à la façon de la compression de l'air face à un objet se déplaçant à grande vitesse (c.f. : effet Doppler). Mais la foule est plus fluide, agitée de soubresauts (de la même manière qu'un muscle traversé par un courant électrique intermittent). À certains endroits, des maelströms se forment, tourbillons désordonnés qui aspirent des grains de sable sur leurs lèvres. Et brutalement se referment.
MÉGA ZOOM sur le 15ème RANG : ça saute en hurlant les paroles de la chanson (« Death is not the end », Ectoplasmic Cataplasm, Longwalker Records, 2018) et ne s'arrête que pour lever le poing – index et annulaire sortis – et crier sa joie, avant de pogoter de plus belle.
-> Je suis en frange de la zone de gesticulation intense© ; je m'agite plus calmement, un pied devant l'autre en marquant le rythme d'un coup de torse : je kiffe dans un calme très relatif.
À la fin d'une chanson, je me retourne pour appréhender l'immensité de la foule dans laquelle je baigne (et jouir de ce que je peux voir le visage des musiciennes et pas les autres). C'est là qu'une petite midinette me tape dans l'œil, littéralement : son levé de poing enthousiaste atterrit sur mon arcade sourcilière. Alors que je porte la main sur la zone meurtrie en serrant les dents, elle vagit d'une voix rauque d'avoir trop chanté :
« Oh putain ça va, je t'ai pas éborgnée ? »
J'agite la main dans une tentative de minimiser le problème.
« Tu veux que je t'accompagne chercher un médic ?
– Je ne bougerai de cette place, sifflé-je, que morte ou à la fin du concert ! »
Elle éclate de rire et déjà la douleur s'atténue.
« Non franchement, ça va ? Je t'ai pas trop fait mal ?
– Ça ira, ça ira »
Et le concert reprend et j'oublie instantanément mes soucis.
Entre deux chansons, je sens qu'on toque à mon épaule. C'est encore elle, qui s'enquiert de mon état.
« R.A.S., j'ai pu bien profiter du solo. Et puis tu sais, pour avoir pratiqué quelques mosh pits, le pire, c'est pas les coups mais la bière dans l'œil. Ça, ça tue. Une fois, j'ai même cru que j'étais devenue aveugle !
– Oh ouais, ça m'est arrivé aussi et j'ai loupé la chanteuse de Leaping Mind qui surfait sur la foule avec un foutu skate tellement je chialais !
– Oh ma pauvre !
– Non mais c'est pas le pire.
– Ah ouais ?
– Yup. Le pire, c'est d'être coincée derrière une géante au concert de son groupe préféré et de plus admirer son joli cul que les musiciennes. »
Le temps se fige alors que je digère ce qu'elle vient d'oser dire.
« Tu sais que je suis arrivée cinq heures en avance pour avoir cette place ?
– Oui, mais d'une je suis mignonne, et de deux ça changera rien pour toi. »
Et elle a raison, la bougresse. Je reculerai pas trop et elle me gênera pas – voire elle me protégera des pogoteureuses. Et puis, c'est vrai qu'elle est mignonne : cheveux noirs avec une mèche décolorée, un visage un peu rond dévoré par un sourire adorable (dont elle joue de ouf), anneau à la narine gauche, bras tatoués façon prothèse biomécanique, un débardeur du groupe où pendent mille pendentifs et une jupe en dentelle avec les collants en résille qui vont bien.
Elle pose ses poings sous son menton et incline la tête, prend un air suppliant et je sens que je craque.
« Steuplé ? »
Je détourne les yeux d'un air excédé et lui indique de la tête qu'elle peut passer.
« Merciii ! »
Elle se précipite dans la brèche, trop contente de sa chance. Le gars derrière elle en profite pour me tirer son plus grand sourire de banane et me demander par signes s'il peut passer : je lâche un « faut pas déconner non plus » avant de me remettre face à la scène. Je commence à regretter mon geste quand la meuf se retourne et me balance d'une voix très sincère « vraiment, merci, t'es une reine. » Et puis le groupe recommence à jouer avec toute sa rage et je m'enjaille.
– Jusqu'à l'incident.
Un mouvement un peu violent des agité•es (= vague humaine) la repousse contre moi, et elle s'écroule dans mes bras. Son sourire vivant à l'extrême qui me monte à la tête et je sue de l'aine alors la musique s'estompe quand elle semble se lover contre moi et puis elle s'écarte brusquement en poussant un mec (qui vient se cogner à un autre dans une version plus hardcore des dominos). L'instant est passé, et je crois avoir rêvé les clochettes dans mon ventre.
Un dernier hurlement bestial de la salle (pure joie) et les lumières se rallument. Immédiatement le creux, dans lequel s'efforce de revenir la vie quotidienne. Les oreilles résonnent encore des guitares saturées et des screams, aidées d'acouphènes, mais dans le calme trop soudain, je ne sais momentanément plus qui je suis et ce que je fais de ma vie le reste du temps. Je tourne sur moi-même, erre quelques pas dans la salle en pleine hémorragie. C'est la meuf de plus tôt qui m'ancre en m'alpaguant :
« Au fait, tu t'appelles comment ? »
Sa voix éraillée doit passer par le nid de tissu qui a poussé dans mes oreilles, mon cerveau galère à interpréter les sons qui lui parviennent.
« Euh, paniqué-je avec une volte-face qui tangue. Solène. Et toi ? »
Ma voix est pâteuse, je me sens floue.
« Iphigénie – je déconne pas. Appelle-moi Iphi', par contre.
– Euh ouais aucun souci.
– Encore merci pour tout à l'heure : j'ai vraiment pu profiter du spectacle, grâce à toi !
– Ah ben c'est normal.
– Et toi dans mes bras, on en parle ? ai-je soudain envie de crier mais je me retiens. »
Brusque envie de pleurer.
« Ça te dit d'aller boire un verre ? »
Moi ? Pourquoi donc ? Je fais taire mes pensées, rappelle difficilement à mon souvenir le planning de mon lendemain (grasse matinée, repas, sieste) et opine :
« Ouais grave. »
Et pouf, nous voilà dans l'air frais.
Iphi' nous guide sans hésiter vers une barre d'immeuble qui forme comme une muraille contre le vent : non pas crénelée, mais chaque étage à partir du dixième devient plus petit alors que l'on passe d'un appartement à un duplex doté d'une orgueilleuse terrasse puis à un penthouse. Marches de géant.
« Ça te dérange de prendre le bus pour s'éloigner de la salle ? Tous les bars alentour risquent d'être blindés de métalleux suants.
– Nope, aucun problème. J'irai où tu iras ! »
Elle secoue la tête comme si je disais des conneries, mais j'ai pas raté la lueur qui s'est ajoutée à son regard.
Je suis donc Iphi' sur quelques centaines de mètres avec, au fur et à mesure qu'on s'écarte de l'épicentre, de moins en moins de personnes en t-shirt noir et cheveux longs autour de nous. Comme une secte qui retournerait se mêler aux civils après sa cérémonie – pour mieux les corrompre ? Ça me rappelle les fins de Pride, mais avec moins de choix dans le rouge à lèvres (toutes les nuances de noir imaginables). Et beaucoup plus de bières. Mais tout de même l'instinct de meute heureux de se savoir entouré de semblables.
Elle me demande à brûle-pourpoint :
« C'est quoi ton plus grand regret ?
– Wow ! Ça sort de nulle part, ça ! m'exclamé-je.
– Ça te gêne ? Déso, des fois je suis un peu directe et je me rends pas compte de ce que je dis.
– Non non, ça ira. C'est juste un peu intense comme question.
– C'est juste que j'y réfléchissais parce que ya quelques années, j'aurais pas osé te proposer d'aller boire un verre.
– Je suis bien contente que tu aies changée, alors ! affirmé-je en plissant les yeux de délice. »
Iphi' m'offre un sourire pâle en retour, empesanti par ses souvenirs dans lesquels elle replonge, et, à sa suite, je parcours ma propre nébuleuse ; elle ne s'offusque donc pas de mon silence pensif qui dure. Une voiture passe et nous marchons d'un pas tranquille, contraste avec les décharges d'énergie du concert. Échos de rire, vrombissement de moteur, klaxon lointain : respiration urbaine. La première réponse qui me vient à l'esprit est le regret de ne pas l'avoir embrassée pendant une chanson. Maiiis ça me semble pas la meilleure idée du monde de lui dire.
« Je crois que c'était il y a quatre ans, commencé-je enfin d'une voix rendue atone par la distance à parcourir depuis mes souvenirs. Je filais le parfait amour avec ma copine de l'époque. On avait même chacune un tiroir à fringues dans la piaule de l'autre ! C'était... J'étais heureuse. Et puis elle a fini ses études et s'est vu offrir un poste dans une entreprise au Danemark, un pays qu'elle adore. Le rêve, quoi. Alors forcément, elle n'a pas hésité longtemps. Et, évidemment, elle m'a proposé de partir avec elle. À cette époque, j'avais un job pas trop naze, m'enfin rien de dingue. Mais ça m'a terrifiée. Refaire ma vie au loin et vivre avec elle en même temps, c'était trop, trop flippant. Alors j'ai retardé l'échéance du choix.
« Et puis un jour, elle a pris ses valises, qui n'attendaient qu'elle dans mon entrée depuis qu'elle avait rendu son appart', et elle m'a demandé, ses yeux rivés dans les miens, si je l'accompagnais, ou pas. J'ai su instantanément que cet instant serait un pivot de mon existence.
Tout mon corps s'est glacé du dedans, je me suis sentie ouvrir la bouche, la refermer, et secouer la tête. Alors elle est partie, la porte a claqué et la glace en moi s'est brisée. Incapable de pleurer. Je suis restée bloquée devant la porte d'entrée un bon moment. Et puis mon corps s'est écroulé sur mon lit et le vide.
« Elle se mariait l'année suivante avec une meuf de là-bas. On parle encore de temps à autre, de la pluie et du beau temps, de son gosse. C'est tout. »
J'apprécie le silence sobre qui nous entoure, peuplé de son écoute attentive et des griffures dans mon ventre.
« Tu l'aimes encore ? finit par demander Iphi' dans un souffle murmuré.
– Peut-être. J'ai comme un creux en moi quand je pense à elle. »
Elle n'ajoute rien et approche seulement sa main de mon épaule. Hochement de tête, caresse qui me réchauffe.
Nous arrivons à un arrêt de bus, où attend également un couple plutôt pompette qui se roule des pelles en éclatant de rire après avoir murmuré un truc dans l'oreille de l'autre (ou juste l'avoir léché ?). À leur battle jacket décorée de patchs (surtout du black et du death), je peux affirmer qu'iels ont assisté au concert. Avec Iphi', nous ne disons rien, mais à la façon dont sa tête se balance doucement alors que ses lèvres s'agitent silencieusement et grâce au fait que son pied bat la mesure, je déduis qu'elle a encore les oreilles pleines des chansons jouées au concert. Son regard aussi est ailleurs : dans sa mémoire avant que les images ne fuient. Je souris, hésite à l'entourer d'un bras, renonce pour ne pas interrompre sa rêverie. C'est finalement elle qui, entre deux morceaux mentaux, effleure ma main de la sienne et m'interroge du regard. Mon discret headbang se mue en un « oui » l'espace d'une croche.
Sa petite main se blottit dans ma paume moite et j'ai l'impression d'être hors de la réalité, plongée dans un rêve trop beau pour durer. Un peu comme un concert, en fait. À nouveau, cette pointe d'humidité entre mes cuisses.
Quand l'ordinaire percera-t-il la surface ?
Je m'immerge néanmoins avec plaisir dans ces sentiments semblables à la fièvre de la foule en délire et l'adrénaline ou bien je suis la chanteuse qui, hurlant dans son micro, tend la main vers les milliers de fans surexcité•es qui l'admirent et se repaissent de la vitalité qui exsude de chacun de ses gestes, et je transcende mon humanité, embrasée par les projecteurs : véritable parousie.
L'épaule d'Iphi' se frotte à la mienne et les nuages effilochés qui griffaient l'horizon s'échappent de la scène. Une étoile perce le ciel pollué et l'heure bleue débute alors que mon corps s'ouvre.
J'ai du mal à respirer sous la poussée d'émotions qui me traverse de part en part. Sentant probablement mon trouble, elle se tourne vers moi et me sourit.
Je lui souris en retour et profite de la larme au coin de mon œil.
Certains instants semblent essentiels et pourtant terriblement délicats ; on a beau savoir qu'ils ne dureront pas, une part de nous les vit comme éternels.
Le bus arrive et nous passons le trajet tête contre tête.
J'ai peur d'être déjà amoureuse.
Un cahot.
« Mon plus grand regret, lâche soudain Iphi' sans me regarder, c'est d'avoir suivi les injonctions de la société, de m'être blessée ce faisant, et d'avoir blessé des gens au passage. Certains étaient des mecs cis het, mais quand même. Je me suis trop longtemps empêchée d'aimer qui je veux comme je veux. »
À ces mots, elle m'adresse un croissant lumineux et je fonds encore un peu plus.
Nous descendons peu après et Iphi' se dirige sans hésiter dans les rues alors que le ciel toujours s'assombrit. Nous atteignons notre destination après quelques minutes.
« Voici mon repaire : le Joyeux Pichet ! Alors ouais, le nom fait très nid de vieilleux réacs', mais il a été repris par un couple lesbien qui a réussi le miracle de garder l'ancienne clientèle (surtout le midi) et d'attirer les queers du quartier, notamment avec une prog' de soirées à thèmes LGBT+, féministes, poly... Du coup, ça a fait un peu de tri chez les habitué•es, mais toutes les personnes qui restent se tolèrent sans souci. Bref, j'y passe trop de temps – et de thunes.
– Hâte de découvrir ça, ça a l'air cool ! m'exclamé-je en zyeutant le drapeau arc-en-ciel qui couvre la vitre à côté de la porte d'entrée.
– Grave ! J'espère que tu aimeras ce lieu !
– Je vois pas de raisons du contraire. »
Nous entrons et Iphi' tape la bise à une des gérantes.
« Alors, c'était bien le concert ?
– Trop génial ! Je me suis éclatée ! Notamment grâce à Solène, précise-t-elle en tendant la main vers moi, qui a eu la gentillesse de me faire passer devant elle !
– Wooow la classe ! s'exclame la gérante en se penchant pour me faire la bise à mon tour. Moi c'est Antigone, ravie de te rencontrer, t'as l'air chouette !
– Enchantée, et euh, pour le concert, c'était normal, vu ma taille.
– Haha, c'est vrai que t'es vachement grande, mais ça reste cool de penser aux autres. Tu mesures combien d'ailleurs ?
– Un mètre soixante-dix-huit. Sans semelles compensées, précisé-je en levant ma godasse justement bien surélevée.
– Impressionnant ! J'vous laisse vous asseoir, je prendrai les commandes dans quelques minutes.
– Oki ! »
Iphi' nous mène à grands pas vers une table au fond de la salle en ignorant celles vides.
« C'est ma place habituelle, précise-t-elle en s'asseyant.
– Elle a quelque chose de particulier ?
– À part l'empreinte de mon cul dans le coussin, ce qui la rend très confortable ? Chaipas, je crois juste que j'aime être dans un coin : ça m'évite d'avoir à checker dans mon dos.
– Parano ?
–Nah juste anxieuse. Et j'aime être entourée par les deux murs, ça fait cocon.
– T'as dû kiffer la foule tout à l'heure !
– Haha rigole pas ! Pendant les entractes des premières parties, je m'asseyais par terre. Ça faisait comme une jungle dense de jambes. Trop rassurant.
– T'es tarée ! Sur un malentendu, un gars t'aurait écrasée !
– Je gueule très fort. Et je mords.
– C'est bon à savoir, affirmé-je avec un ton flirty.
– Tss ! Je te préviens juste que faut pas me chercher des embrouilles.
– Hm hm, fais-je avec l'air de ne pas y croire.
– T'es bête, lâche-t-elle en roulant des yeux mais avec un sourire d'aise. Bon, assieds-toi et choisis ce que tu veux manger.
– Oh je pensais proposer de dîner chez l'une d'entre nous, dis-je en insistant sur « dîner ».
– Ola ! Pas si vite ! D'abord on parle, puis on voit pour un after à base de tisane.
– Bon, bon...
– En vrai, je veux surtout voir ce que tu vas choisir.
– Ah ?
– Oui, explique-t-elle doctement. Stuveux, j'aime bien essayer de deviner des choses sur les gens en regardant ce qu'iels bouffent. C'est un peu comme l'astrologie, mais en prime on se remplit l'estomac.
– Olala, tu me fiches une de ces pressions !
– Ça fait partie du test : tu vas choisir quelque chose qui te représente d'après toi, ou que tu aimes beaucoup.
– Euh euh, lâché-je en paniquant un chouïa. »
J'ai les doigts qui tambourinent sur la table en faux cuir noir craquelé tandis qu'Iphi' me dévisage avec intensité (je rougis). Non mais quelle terreur cette fille ! Les différents plats défilent sous mes yeux et j'ai l'impression d'être devant un exam' où j'ai pas révisé et où en plus je comprends pas l'énoncé. Caviar d'aubergine à l'ail ? Non, pas envie de la tuer avec mon haleine. Patates au four avec persil et fomage ? Rustique, trop bourratif, risque de ballonnements. Oh les tomates farcies aux amandes, châtaignes bouillies et herbes de Provence, ça semble pas mal ! Mais si je me tache ? Fais chieeer !
Et puis l'illumination. Pile quand Antigone arrive.
« Alors, vous avez fait votre choix ?
– Tout à fait, réponds-je avec assurance tandis qu'Iphi' me regarde avec intérêt. Je vais prendre une kriek et des frites. »
Regard de surprise d'Iphi', dont je me délecte.
« Et toi ? Comme d'habitude ?
– Ouaip, merci !
– C'est noté ! Je vous apporte ça quand c'est prêt !
– Merci Antigone, dis-je avec un hochement de tête. »
Quelques secondes de silence. Une expression triomphante se moule sur mon visage.
« Alors, que dit mon augure ? la nargué-je.
– Que tu es très sale, et pas effrayée par les travaux manuels.
– Ah oui ? l'interrogé-je sans me départir de mon grand sourire de lama.
– Tu vas manger tes frites avec les doigts et tu auras plein de gras dessus, donc ça te dérange pas de les salir en général.
– Alors, c'est vrai, c'est mon petit côté butch.
– Tu es aussi un peu enfantine.
– Eh oh, les frites, c'est très sérieux ! C'est un bon indicateur de la qualité du resto !
– Et tu as une facette analytique, ajoute-t-elle avec un sourire malicieux.
– Tu triches, ça vient pas directement de mon plat !
– Eh j'ai pas dit que c'était scientifique, hein !
– Bon, bon... C'est tout ?
– C'est déjà pas mal. Même si je dois avouer que ça dénote une certaine originalité – ou du moins que tu te fiches pas mal des conventions sociales – de commander des frites à un date.
– Ah parce que c'est un date maintenant ? exulté-je.
– Roh ta gueule ! rit-elle.
– Tu oublies un dernier point, qui va bien avec ce que tu viens d'avouer.
– Oh ? Qu'est-ce donc ?
– Que les frites, ça se partage facilement, proclamé-je très fière. »
Elle se tait et me regarde, les yeux agrandis d'admiration.
Je bous.
« Eh ben, pas mal du tout ! Un très bon choix, donc.
– Merci ! Et en plus, je pourrais t'admirer en train de te lécher les doigts, lâché-je avec un air affecté.
– Oh punaise ! T'es vraiment une perv' ! s'esclaffe-t-elle.
– J'avoue tout !
– Bon, plus sérieusement, commence-t-elle avec une vroix grave.
– Oui ? dis-je prête à l'écoute.
– Ya plusieurs points que j'aimerais mettre au clair. »
Elle prend une grande inspiration, semble chercher les mots ou du courage ou la résolution au fond d'elle. Pointe d'angoisse en stalactite depuis mon sternum.
« Je veux pas que tu le prennes mal parce que t'as l'air d'être une personne super, et que c'est vraiment pas contre toi... Rah merde, je le tourne super mal, on dirait que je m'apprête à te foutre un râteau ! Bon. Tu te souviens quand tout à l'heure je proposais un after tisane ? Ben j'étais sérieuse. On couchera pas ensemble, précise-t-elle en voyant mon air interloqué, je suis ace. C'était aussi en partie ce à quoi je faisais allusion tout à l'heure, quand je parlais de mes regrets.
– Oh oki !
– Et j'ai besoin d'un peu de temps avant de dormir avec les gens, question de confiance, tu vois ?
– Je vois très bien.
– Genre, tu me plais et tout, 'fin t'as bien vu quand on attendait le bus, mais... Tu vois, je suis plutôt extravertie, super tactile, j'adore les câlins, l'affection, tout ça, et souvent, c'est interprété comme de l'attirance, parce que je suis un petit canard awkward qui mesure pas bien la portée de mes actes (surtout quand je suis euphorique et que j'ai un peu bu). Or, dans ton cas, c'en est, de l'attirance, mais juste pas sexuelle.
– Non mais t'inquiète, je connais l'asexualité, c'est ok, vraiment, la rassuré-je.
– Merci, t'es choue. Après, je préfère aussi parler avec mes copaines avant de relationner de manière sérieuse avec quelqu'un.
– Et c'est tout à ton honneur !
– Mais enfin voilà, je suis désolée si je t'ai fait miroiter des trucs, des fois je me rends pas compte des signaux que j'envoie et j'oublie que tout le monde n'est pas ace, finit-elle avec l'air très gênée.
– Vraiment, ya pas de soucis ! Merci d'avoir clarifié tout ça.
– Tu m'en veux pas ?
– Ben non pourquoi ?
– Euh, je... Tu devais te dire qu'on allait pécho et tout. Excuse-moi, j'ai plutôt l'habitude de réactions moins sympathiques, alors je suis un peu étonnée !
– Alors oui, faire du sexe avec toi, j'avoue que ça m'aurait pas déplu, mais... J'aime bien comme ça aussi, affirmé-je en lui souriant avec chaleur (et une pointe de tendresse). Ça enlève rien au fait que tu es ultra craquante et que tu es une personne ultra cool. Juste, en rentrant chez moi si je suis pas claquée, je me masturberais et pis tout ira bien, expliqué-je avec légèreté.
– Merci, t'es gentille ! Je suis vachement rassurée !
– Oh, c'est normal.
– N'empêche. Le nombre de dates qui se sont barré•es quand je leur ai dit...
– Je suis désolée que tu aies vécu ça... Si ça peut te rassurer encore plus, j'ai très envie de te serrer dans mes bras et de t'embrasser.
– Haha profiteuse ! »
Nous échangeons un regard de pur désir, et Iphi' se penche vers moi pour déposer un baiser sur mes lèvres qui secoue mon corps à la façon d'un caillou jeté dans une flaque : sinusoïdales qui serpentent sur mes vertèbres et je frissonne de plaisir. J'ai envie d'elle, de plus, sa langue caresse mes lèvres et je l'accueille et tout éclate : c'est une porte enflammée qui s'ouvre dans ma poitrine, le souffle coupé net par un mordillement de ma lèvre supérieure, suivi par un coup de langue sur mon labret, et je lance mes mains à la rencontre de son visage bouillonnant que je veux serrer fort contre le mien jusqu'à ce qu'elle fasse partie de moi. L'impression d'être une tasse d'eau frémissante et elle la boule à thé.
Ouaip, il faudra que je change de sous-vêtements en rentrant.
En rompant le contact après ce temps infiniment dilué et trop court, Iphi' dépose sa main sur la mienne. Sourires de part et d'autre de la table. Ce n'est qu'après ce moment d'affection que nous remarquons Antigone, qui attendait avec son plateau fumant que nous puissions lui accorder un peu d'attention.
« Je peux déposer ? demande-t-elle avec un clin d'œil.
– Oui oui, bien sûr ! s'empresse de répondre Iphi'.
– Désolée de t'avoir fait attendre, renchéris-je.
– Oh c'est rien, vous aviez l'air de passer un très bon moment, j'allais pas vous déranger !
– T'es sweet ! lui lance Iphy.
– Je sais, je sais ! Allez, profitez bien ! »
J'attends qu'elle soit partie pour demander :
« Mais du coup, embrasser quelqu'un, c'est ok vis-à-vis de tes copaines ?
– Oh oui, je flirte pas mal, mine de rien, et elles aussi. C'est juste qu'on en parle après (ou avant si le date est prévu), puis on essaie assez vite de se rencontrer entre membres de mon polycule.
– Olala, déjà la présentation à la famille – de cœur ! Spèce de U-Haul lesbian !
– Eh ouais, se marre-t-elle, on fonce avec moi !
– Ça me plaît. »
Nos yeux se clipsent intenses et un baiser qui me détend, non plutôt me liquéfie et mon dos s'ouvre en volutes de volupté.
L'air boucle entre nous.
Nous dégustons ensuite notre bière à petites gorgées en piochant dans les frites et en échangeant des regards bien trop fleur bleue. Antigone revient après une minute et dépose le wrap avocat, maïs, haricots rouges et fomage râpé ainsi que le muffin au chocolat noir d'Iphy, avec une fourchette et une cuillère pour chacune de nous deux.
« Elle est vraiment adorable, commenté-je entre deux bouchées.
– T'as vu ? Et Ruby, sa copine, est tout aussi choupie ! C'est pas pour rien que je squatte ici !
– Non mais je pense grave repasser. Ne serait-ce que pour te revoir.
– Alala, t'es trop mignonne à crusher comme ça !
– C'est pas ma faute !
– Mais oui, mais oui !
– Rappelle-moi qui a initié notre rapprochement ?
– Chhht ! fait-elle en mimant l'agacement et en posant un doigt sur mes lèvres et je soupire. »
C'est main dans la main que nous sortons du Joyeux Pichet. Assaillie par une brise un peu frisquette, Iphi' frissonne et se serre contre moi et mon cœur menace de flancher.
« On passe chez moi, du coup ? J'habite à quelques rues.
– Ben voui, comme ça je connaîtrai le chemin.
– C'est ça ! Et si je reçois des lettres anonymes, je saurai de qui elles viennent !
– Je pensais plutôt sonner chez toi en costard pour t'emmener en date.
– T'es ce genre de meuf ? demande-t-elle l'air particulièrement impressionnée.
– Ouaip. Et sans vouloir me vanter, toutes celles qui m'ont vue sapée comme ça ont fini dans mon lit.
– Ah oui ?
– Yep. Note que j'ai pas dit qu'on a couché ensemble.
– Je vois ! Tu dois vraiment être très généreuse pour ouvrir ton lit aux gens sans rien attendre d'elleux !
– Ya de ça. Ya aussi qu'il est gigantesque et particulièrement confortable. Mes ami•es l'aiment beaucoup, mes amant•es aussi, mais pas pour les mêmes raisons.
– Hâte de le tester et d'y faire des câlins hihi ! »
J'ai le ventre plein d'étincelles ; cette soirée ne finit pas de malmener mon bidou – pour mon plus grand plaisir.
Le trottoir défile sous nos pas, léger claquement des semelles sur les pavés, qui rappellent presque un défilé alors que nos pas désaccordés martèlent le sol, c'est le roulement d'un tambour trop joyeux en pleine batacuda qui désarticule tes membres pour mieux les remplacer par des instruments de fête qui s'agitent loin au-dessus de ta tête et sans t'en rendre compte soudain tu danses et la foule est en fait un seul et même corps qui se tord et se tend et éclate pour mieux exulter, dragon dionysiaque. Je secoue la tête et me recentre : vent frais sur mes joues, main tiède contre la mienne, que je serre.
« Dis... commence Iphi'. Tu m'en veux si je fais un truc un peu dangereux et que je risque de t'entraîner dans ma bêtise ?
– Dis toujours ?
– Ben j'aime bien, la nuit, marcher au milieu de la route. Quand ya pas trop de voitures.
– Euh pourquoi ?
– Hm je sais pas trop. Je crois que ça m'est venu en prenant l'avion : j'ai vu des déserts coupés par des routes, des forêts percées par des chemins, des collines sciées par une voie rapide. Partout, une bande grise comme une tranchée. Ça m'a frappée : on aménage l'espace autour des voitures, et pas des humains. Pareil avec les villes. D'abord les voitures, ensuite les piétons. Et ça me saoule ! s'exclame-t-elle avec force. C'est le niveau le plus palpable du capitalisme : on est écrasé•es par la machine, nous les hommes et femmes du quotidien. D'abord la production, les acheteureuses ensuite ! Alors du coup, j'essaie de me réapproprier la route pour dire « on existe, merde ! Faites attention à nous, c'est nous qui vivons dans la ville, pas la ville qui vit en nous ! » Tu vois l'idée ?
– Ouais. T'es pompette ?
– ... Oui.
– Et t'as le permis ?
– Non.
– Ça explique beaucoup de choses.
– Roooh !
– Non mais j'aime bien ton plan, même si, niveau philo de comptoir, ça se pose là, me moqué-je et elle me tire la langue. Mais on sent que t'as besoin de l'exprimer, ta colère.
– Grave, ça me rend vénère tout ça !
– Ça me rappelle un bouquin où un personnage qui est un extra-terrestre croit au début que les habitants de la Terre sont les voitures et donc essaie de leur serrer la main et manque de se faire écraser.
– Tu voiiiis ?
– Ce que je vois surtout, c'est qu'une voiture arrive droit sur nous.
– Bwarf, fait-elle d'un ton détaché en me serrant fort la main. »
Alors qu'elle s'approche, je me bouche une oreille avec l'autre main en prévision du klaxon qui ne manque pas, et Iphi' sort son plus beau doigt d'honneur. Heureusement, lae conducteurice ne s'arrête pas pour nous engueuler.
C'est donc en marchant sur les pointillés au centre de la chaussée d'un pas de funambule bourré que nous arrivons chez Iphi'.
« Bon, faudra pas faire trop de bruit, ya maon coloc' qui doit sûrement dormir.
– C'est pas toi qui disais que tu hurles ? la taquiné-je.
– Fais pas la maligne ! Iel est très cassant•e quand on lae réveille.
– Alors je me contenterai de te câliner.
– On peut chuchoter, aussi.
– C'est vrai, m'esclaffé-je. »
Nous montons les escaliers du tournis (de l'ivresse et du désir) en trébuchant et elle referme précautionneusement la porte derrière nous, puis me montre la cuisine. Une fois cette dernière porte close, elle s'autorise à murmurer :
« Tu veux une tisane ?
– Depuis le temps qu'on me la vend, je veux bien !
– Tss ! Installe-toi, je prépare ça, dit-elle en indiquant un tabouret. »
Bien vite, la bouilloire siffle et est promptement stoppée, puis son contenu versé dans deux tasses en porcelaine bleu et blanc motif branche de cerisier. Nos jambes se retrouvent sous la table et sa chaleur est un tourbillon de douceur dans lequel je sens que je peux me perdre avec délice. Nous nous observons tendrement à travers la vapeur un moment (ambiance éthérée), puis je remarque :
« Je crois que c'est mon moment préféré avec mes dates : la collation – souvent post coïtale – du milieu de la nuit, quand tout est calme, apaisé. J'aime cette lueur orange, la quiétude des corps prêts à s'endormir. »
Iphi' me sourit.
« J'aime bien aussi, ça a un côté rêve éveillé.
– Voui, c'est vrai.
– Je suis contente de t'avoir rencontrée.
– Oh tout pareil ! Mais je crois que je suis crevée, ça fait beaucoup d'émotions en une soirée !
– Je vais pas te retenir plus longtemps, je suis tout aussi claquée. »
Nous nous levons. Sur le pas de la porte, j'ouvre les bras en grand et Iphi' y tombe (encore ?!) et se blottit contre moi. Je profite un instant avant d'indiquer :
« Tu sais que je vais avoir du mal à partir si tu me retiens comme ça...
– Mpfr. »
Elle se décolle de moi, les yeux déjà en partie plongés dans son oreiller.
« Je peux... ? demandé-je en m'approchant de ses lèvres.
– Voui, un petit pour la route. »
Douceur.
« Bonne nuit Iphi' !
– Bonne nuit Solène. »
Je m'arrête au milieu d'une volée de marches et remonte en vitesse. Farfouille mon sac, en tire mon agenda, déchire une feuille, et griffonne au stylo mon numéro de téléphone dessus avant de la glisser sous la porte pour me rappeler ensuite que j'aurais pu la mettre dans la boîte aux lettres. Ah tant pis ! Je pouffe en m'imaginant la réaction de saon coloc' demain matin. C'est quand même fort qu'on ait réussi à oublier ce détail ! Le cœur très léger, je retrouve la rue silencieuse et prends le chemin pour chez moi, entre les étoiles des réverbères qui m'éblouissent ainsi que les phares car je saute de bande blanche en bande blanche et ris des nuages orangés, et je pense aux lendemains et à Iphi' et à nos lèvres qui s'uniront puis nos mains et enfin nos yeux et là seulement, au fond de ses pupilles dilatées, je lirai la même ivresse que dans les miens : deux ventres qui pulsent pour l'un pour l'autre.
Si elle m'envoie un message.
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