Papotage

« Et du coup, tu t'appelles comment ? me demande-t-elle.
– Sarah.
– Et tes pronoms ?
– Elle, et toi ?
– Elle aussi.
– Okay ! »
Léger moment de flottement alors qu'on s'adapte à la présence de l'autre, que la timidité revient et qu'on se rend compte qu'on n'avait pas planifié plus loin que la question (enfin, en tout cas, c'est mon cas).

« Et du coup, tu fais quoi de beau dans la vie ? finit-elle par dire.
– Principalement rien. J'essaie d'être utile à la société, de sauver le monde, mais à la place je suis une chômeuse qui aimerait juste vivre de ses sculptures. Voilà voilà...
– Je comprends... »
Elle a une moue sincèrement désolée qui me brise le cœur. Alors que c'est de moi qu'on parle.
« Et toi ?
– J'finis des études de commerce. Merci les parents.
– Au moins tu les déçois pas, hoho ! Mais du coup, ton sourire sublime, c'est juste du marketing ? »
Silence. Elle éclate de rire et c'est comme si on me vaporisait de l'or sur le visage. Ça fait un bien fou.
« Non t'inquiète, c'est mon vrai sourire, cent pour cent naturel ni filtre ! Garanti ou remboursé !
– Je l'aime beaucoup.
– J'avais cru comprendre ! »

À nouveau le silence au milieu du brouhaha de la soirée, mais cette fois plus rempli : on s'est apprivoisées, la présence de l'autre n'est pas désagréable. Inconsciemment, je tape le rythme des musiques sur ma cuisse avec un doigt.
« Laisse-moi deviner, commencè-je, tu vis dans un appart' de... allez, quarante mètres carrés ? que tes parents te paient, évidemment. Ainsi que ta voiture. Je me trompe ?
– Haha non ! À part qu'il en fait que trente-cinq.
– « Que trente-cinq », répétè-je en roulant des yeux. Qu'est-ce qu'il faut pas entendre !
– Écoute, c'est déjà assez dur de me contenter de si peu d'espace, alors n'en rajoute pas !
– Tss !

« Et du coup, parle-moi un peu de tes sculptures. Qu'est-ce qui t'a donné envie ?
– En primaire, j'ai eu un atelier poterie, et ça m'a fasciné de pouvoir faire un objet à partir d'un bloc d'argile. C'était presque mystique : je peux créer quelque chose à partir d'un bout de matière inerte ! Bon, à l'époque, c'était un vase penché, mais voilà, tu vois l'idée. J'ai continué pas mal d'années. Au lycée, j'ai appris l'origami pour les mêmes raisons – et aussi parce que j'ai eu ma phase weeb. Tu as une feuille de papier toute plate et fine, tu fais quelques manips, et paf ! un oiseau. Génial. Et puis un jour, je me suis dit : eh, pourquoi pas la sculpture ? Ça semblait être une continuité, tu vois ? D'abord on prend la matière molle pour en faire ce qu'on veut, puis une matière plus exigeante comme le papier, et puis enfin la pierre, de laquelle tu dois extruder la sculpture. Beaucoup moins le droit à l'erreur. Et j'en suis là, actuellement.
– C'est cool ! Et tu fais quoi comme genre de trucs ?

« Mon délire en ce moment, c'est les pièces creuses. En gros, j'essaie de faire une sculpture qui a l'air massive, mais quand tu la soulèves, ben elle est grave légère. Un peu l'inverse de Jeff Koons, celui qui a fait la sculpture de chien en ballon. L'idée, même si elle est assez bateau, c'est de dire que les apparences sont trompeuses. Quand je maîtriserai bien le coup, j'aimerais bien faire une série de bustes pour parler des personnes trans, avec, sous la couche extérieure, un autre buste qui corresponde au genre auquel iels s'identifient.
– Je vois, c'est stylé ! Ça doit pas être facile, en tout cas !
– Non en effet, c'est même grave galère. Faut y aller tout doucement pour pas que la pierre se fissure ou se brise, ça prend des plombes et ya toujours le risque que d'un coup ça casse, et là c'est foutu, plus qu'à recommencer. Assez chiant.
– J'imagine !
– Mais bon, ça m'occupe pas mal. Même si ça se vend que dalle.
– Ma pauvre...

« T'inquiète, je m'en sors grâce à papa et maman – et des cours particuliers.
– T'as fait les beaux-arts ?
– Ouep, c'était pas mal. On loue un atelier avec des potes de promo ; c'est là que je bosse.
– D'accord d'accord.
– Et de ton côté, les études ?
– Bof, pas grand-chose à dire. C'est cours chiant sur cours chiant, avec un stage chiant de temps en temps pour pimenter un peu. Mais bon, j'me plains pas trop, à la fin je trouverai un boulot chiant bien payé !
– Et tu pourras faire du mécénat ! m'exclamè-je en faisant des yeux de chat triste.
– Haha pourquoi pas ! »

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