Bleus
Elle s'apprête à poser la main sur mon bras pour me guider, mais se ravise au dernier moment ; je lui souris et la remercie d'un hochement de tête. Tout ce temps passé à lui répéter que j'ai du mal avec les contacts physiques a porté ses fruits ! Elle m'entraîne donc vers le garage et m'indique un tas de sacs. Je dépose le mien à côté d'un râteau rouge pour le retrouver facilement. Nous passons ensuite par la cuisine où elle me propose diverses boissons. « Un verre de limonade, comme d'habitude. » « Alala, tu ne changeras donc jamais ? » « Non, la limonade, c'est parfait. » « Haha je comprends ! » Ainsi armée, je peux être introduite au reste de la bruyante assemblée. Je jette un coup d'œil à l'enceinte qui dégueule ses décibels grésillants et me cale hors du cône de projection. Bon, c'est à l'opposé du buffet, mais ya pas l'air d'y avoir masse de trucs vegans. Tant pis. Tour de prénom pronom(s), je n'enregistre presque rien, mais saisis néanmoins que la mignonne personne aux cheveux bleus utilise iel. Good enough, je redemanderai les infos plus tard, quand des plus petits groupes se formeront.
En attendant, je me cache derrière mon verre dont je bois gorgée après gorgée, pour éviter de parler. Ça discute études et amour, jobs et cul, glande et crushs. Habituel. J'élude les questions sur la façon dont j'occupe mon existence d'un lapidaire « principalement dormir, mais il m'arrive d'aller à mes cours de peinture. » Quelques hochements de tête désintéressés, et l'inévitable interrogation : « ah cool, et tu peins quoi ? » Je donne toujours la même réponse, en transperçant le cristallin de la personne de mes yeux jusqu'à brûler sa cornée pour lui faire comprendre que je suis très sérieuse puis sors de ma voix la plus grave « uniquement des nu•es. » Long silence de circonstance. Mon interlocuteurice se fige, sent le malaise pointer sous mon regard intense et perçoit très bien le sous-entendu. Si des rires n'éclatent pas, comme aujourd'hui, j'ajoute, glaçante : « je fais aussi des natures mortes. » En général, à ce point, mon auditoire comprend (ou préfère supposer) que je ne suis pas sérieuse. Dans le doute, on passera à l'interrogatoire d'un•e autre convive. C'est comme cela que je gagne ma tranquillité, mon droit à la bizarrerie et la compagnie de quelques personnes souvent chouettes parce qu'assez timbrées pour m'approcher.
En parlant du loup, lae bel bleu•e, après un crochet par la cuisine pour remplir son verre de bière, se pose avec naturel à côté de moi. Iel boit une gorgée et fait une moue appréciative avant de me demander en penchant le verre dans ma direction :
« L'est vachement bon, tu veux goûter ?
– Euh non, je ne bois pas d'alcool. »
Iel s'approche vers moi et me glisse d'un air conspirateur :
« T'inquiète : c'est du champomy ! »
Avant d'éclater d'un rire tonitruant qui lui vaut quelques regards dont iel semble se ficher royalement.
OK, iel a l'air cool.
« Chuis désolé•e, j'ai mangé ton prénom, tu peux me le rappeler ?
– Émelyne. J'ai aussi zappé le tien, navrée !
– T'inquiète. Charlie du coup, enchantier !
– Haha ! J'ai raté ton CV, du coup tu fais quoi, toi ?
– Je suis luthier.
– Wow stylé !
– Ça va, j'aime bien la minutie que ça demande. Ça m'absorbe et les journées passent vite.
– J'imagine. J'admire les gens doués de leurs mains, moi je sais juste vaguement barbouiller ma toile et le contexte suffit à ce qu'on y voit de l'art...
– Dis pas ça, je suis sûr•e que tu t'en tires bien ! En parlant de mains d'ailleurs... »
Iel fouille dans la poche de sa salopette et en sort un petit cube en plastique plein de bidules à activer, qu'iel commence à manipuler.
« L'habitude de faire quelque chose de mes dix doigts toute la journée, indique-t-iel en guise d'explication.
– Bien sûr, rétorqué-je avec un sourire en lui montrant mon œuf en mousse.
– C'est sûr que le contact avec le pinceau doit te manquer.
– T'imagines pas ! J'hésite régulièrement à venir aux événements sociaux avec mon nécessaire à peinture, mais il prend trop de place...
– Du coup, ça t'arrive de voir un truc à peindre et de regretter de pas l'avoir pris ?
– Pas trop. J'ai menti tout à l'heure sur les nu•es (expression outrée): je suis plutôt impressionniste. J'aime bien l'idée de peindre de mémoire avec ce qu'il me reste de mes perceptions pour combler les trous des souvenirs visuels. Genre s'il me manque des détails de l'environnement, je vais me fonder sur l'impression générale du lieu, des mouvements, des couleurs, des sons...
– Wouaaah ! Bon, je te pardonne pour les nu•es, mas uniquement parce que ce que tu fais a l'air grave cool !
– Haha merci !
– Si je comprends bien donc, commence-t-iel en posant sur son menton d'un air pensif, tu réaliserais donc le portrait de ton amant ou amante grâce à tes souvenirs et pas sur le vif ? »
Je manque de m'étouffer avec la limonade et les bulles éclatent douloureusement dans mon nez.
« Euh non, j'ai jamais fait, je sais pas, bafouillè-je.
– Et ça t'intéresserait ?
– Hm je peut-être, je pense. Beaucoup de sensations complexes à retranscrire... De grands aplats sur la peau... Bleus ? Non, trop froid. Peut-être la peau bleue et des aplats magenta qui la recouvrent. Peindre au doigt pour rappeler les caresses... Beaucoup de jaune, des grands traits schlaaaah (mouvement du bras). Et comme des rayons rosés qui s'étendent en flaque... Ouais, c'est pas mal. Oh pardon ! m'exclamè-je en focalisant mon regard, je me suis perdue dans l'idée !
– Haha c'est OK, t'en fais pas ! C'est trop cool de te voir réfléchir ! Mais dis-moi, tu as un ou une modèle en ce moment ?
– Euh, non (malaxage intense de mon œuf).
– Hm hm.
– Et toi, demandè-je pressée de changer de sujet, tu préfères fabriquer quels instruments ?
–Les contrebasses, affirme-t-iel avec conviction. Mais c'est parce que j'en préfère le son. Et puis, j'aime l'idée que les notes vont peupler la caisse de résonnance, alors je la crée spacieuse pour elles !
– C'est kro mignon !
– On s'amuse comme on peut ! dit-iel en haussant les épaules. En parlant de s'amuser, tu joues aux jeux vidéo ?
– Hm j'ai pas les sous pour les nouveaux jeux, ni le PC qu'il faut. Merci la précarité des artistes ! Par contre, je pratique plutôt le jeu de société. J'aime bien le fait que ça se fait en personne. Ya tout de suite plus d'interactions, ça permet de voir les potes et puis la matérialité des jetons...
– Ah ça, c'est sûr que pouvoir lancer les dés, c'est trop bien !
– Mais oui !
– Après, pour défendre le jeu vidéo, ya toujours les LAN qui existent !
– C'est vrai, mais on reste quand même trop seul devant son PC à mon goût. Tant qu'à faire une soirée avec des potes, je préfère voir leur visage.
– Bon point. C'est sûr que vu l'énergie que ça demande, autant profiter à fond !
– Voilà, c'est ça !
– Après, moi j'ai régulièrement du mal à sortir de chez moi, du coup le jeu en ligne, c'est pratique. Et les LAN, c'est chouette parce que je peux mettre mon casque et m'isoler sans que ça soit chelou.
– Oooh le bon plan !
– Chuis futé•e hehe !
– En parlant de ça, j'ose pas sortir mes boules quiès, dis-je en pointant les enceintes avec une moue de dégoût.
– Oh non, fait-iel avec une moue désolée. J'ai peut-être une idée, cela dit. Tu as vu que ya un framboisier dans un coin du jardin ?
– Nooon ! Où ?
– Viens ! »
Et iel file à grandes enjambées vers l'arrière de la maison.
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