2014 (partie 1)


- Allez grouillez-vous, vous avez la trouille ou quoi ?

Suzie continuait d'avancer, les regardant à peine. Déjà elle contournait le bâtiment à la recherche d'une entrée, tandis que les deux autres membres du trio restaient en arrière. Malgré le poids du sac à dos qu'il transportait, Gary pressa le pas afin de la rattraper.

- Bien sûr que non, qu'est-ce que tu crois !

Farrah, elle, continua de trainer des pieds. Elle jeta un oeil vers la bâtisse qui en effet ne lui disait rien qui vaille, mais elle aurait avalé sa langue plutôt que l'admettre à haute voix, surtout en songeant au regard moqueur avec lequel Suzie la jaugerait. Tout en avançant, elle espéra secrètement que la porte arrière resterait close. Malheureusement elle déchanta lorsque sa meilleure amie poussa un cri de triomphe.

- C'est ouvert, il suffisait juste de forcer un peu ! On va pouvoir y aller !

Elle entra avec enthousiasme, suivie par les deux autres. Sur le seuil, Farrah hésita à aller plus loin.

- Suze, c'est pas une bonne idée, je crois pas qu'on a le droit d'être ici.

- C'est bon, on est mineurs, personne va nous arrêter. Et puis ils avaient qu'à mieux fermer.

Elle lui lança ce fameux regard que Farrah détestait tant.

- Je le savais que tu te dégonflerais de toute façon !

- Mais pas du tout ! C'est juste que je comprends pas ce qu'on fait ici. On aurait dû aller au château de Boiseau, c'est beaucoup plus intéressant qu'une librairie moisie.

Et moisi n'était pas qu'une image, l'odeur la prenait à la gorge alors même qu'elle n'était pas encore entrée.

- Le château de Boiseau ça a déjà été fait par plein de chaine d'Urbex. Si on veut que ça décolle, il faut faire dans l'original. Ici c'est parfait, il y a eu plein d'histoires bizarres, genre des meurtres et des disparitions. Si ça se trouve, on va même filmer des fantômes.

Gary, qui était en train de préparer la caméra, leva les yeux au ciel dans son dos. La seule raison pour laquelle il avait accepté de venir, c'est parce que Suzie était sa cousine et qu'elle lui avait promis cent euros s'il s'occupait de filmer sa vidéo. Il attendait donc avec impatience la fin de cette terrible épreuve.

Farrah se décida à entrer également avec prudence. Comme les deux autres, elle alluma la lampe torche de son téléphone pour avoir une meilleur visibilité dans les recoins que les fenêtres ne suffisaient pas à éclairer. L'endroit était dans un état lamentable: du sol au plafond, chaque centimètre carré était couvert de poussière, si bien qu'on distinguait à peine les quelques affiches défraichies vantant tel ou tel roman en vue il y a dix ans. Autour d'eux les meubles à étagères étaient pour la plupart enfoncés ou cassés, couverts de tags pour certains. Les livres qui se trouvaient toujours là, subsistant malgré le temps, étaient pour beaucoup déchirés et moisis. Certains couvraient le plancher, comme s'ils avaient été jetés là parmi les cadavres de bouteilles de bière. Au-dessus des étagères, des écriteaux indiquaient les différentes sections: littérature, romans policiers, fantasy, jeunesse, voyage, politique et histoire, cuisine, beaux livres, scolaire. Il était étrange de penser que cet endroit avait abrité de la vie, avant.

Elle ne pouvait le nier, ce lieu abandonné avait un charme poétique qui finissait par la toucher elle aussi. Comme Suzie, elle avait toujours aimer lire, et voir ces cadavres de papier lui faisait mal au coeur autant que cela l'intriguait. Elle essaya d'imaginer ce qu'avait pu être cet endroit autrefois, mais sans y parvenir.

- Tu sais ce qu'il s'est passé ici ?

Suzie prit son air mystérieux, celui qu'elle avait lorsqu'elle s'apprêtait à dévoiler une information particulièrement secrète et juteuse.

- C'est assez mystérieux, mais il y a dix ans, tous les employés de la librairie sont devenus dingues et se sont retrouvés à l'asile. Il y en a même qui seraient morts dans des circonstances très bizarres...

L'adolescente fut interrompue par un éclat de rire provenant de son cousin.

- Ben voyons ! Tu crois vraiment n'importe quoi. C'est juste une librairie qui a fait faillite et puis c'est tout. T'as vu où elle est placée ? Personne ne passe jamais ici, pas étonnant que ça n'ait pas tenu.

Suzie le fusilla du regard, furieuse.

- Mais de quoi tu te mêles toi ? T'es là pour filmer, personne t'as demandé ton avis. Et puis j'ai rien inventé, j'ai fait des recherches figurez-vous. Y en a plein qui pensent que l'endroit est maudit ou un truc du genre. En tout cas je sais que la librairie a été rachetée il y a quelques années mais le propriétaire l'a laissée complètement à l'abandon. C'est bizarre ça non ? Pourquoi quelqu'un rachèterait un commerce pour ne rien en faire ?

Farrah haussa les épaules en guise de réponse. Elle ne croyait pas particulièrement aux malédictions, mais elle ne se sentait pas non plus particulièrement à l'aise ici. Elle sentait un danger les menacer, comme s'ils allaient se faire prendre tôt ou tard. Gary lui, semblait particulièrement indifférent.

- Bon, on filme ou quoi ? J'ai pas que ça à faire, je dois retrouver Mathias à cinq heures.

- Oui oui, c'est bon. Il faut qu'on trouve l'endroit parfait, sinistre mais pas trop non plus. Si ça se trouve on va voir des phénomènes surnaturels à la caméra !

Suzie plaça un bras autour des épaules de Farrah, qui avait bien du mal à se dérider.

- Allé, fais pas la tête ! Ca va être génial et ça nous fera plein de vues ! Je te promets qu'on aura pas d'ennuis. Tu sais que tu peux me faire confiance, non ?

Farrah ne put s'empêcher de sourire, ayant bien du mal à résister au sourire et à l'enthousiasme juvénile de Suzie. Peut-être qu'elle avait raison, qu'elle s'inquiétait pour rien. C'est vrai après tout, elle ne faisait jamais rien de vraiment excitant d'habitude. Elle se décida donc à participer plus activement, aidant les deux autres à préparer ce qui serait leur plateau de tournage. Ils s'installèrent vers centre de la librairie, entre deux étagères poussiéreuses et remplies de livres qui semblaient être de vieilles éditions. Fascinée, Suzie ne put s'empêcher d'en prendre un et de le feuilleter avec délicatesse, effleurant du bout des doigts les pages au papier jauni.

- Bon, on y va ? s'impatienta Gary.

Délaissant sa lecture, elle se plaça correctement tandis que Farrah finissait de fixer son micro.

- C'est quand tu veux Suze.

La jeune fille repoussa ses cheveux en arrière puis se racla la gorge avant d'offrir un sourire éblouissant à la caméra.

- Amateurs d'histoires effrayantes et autres fantômes bonsoir ! Aujourd'hui nous vous accueillons dans ce qui était autrefois la Librairie des Pas Perdus, un lieu plein de mystères où...

- C'était quoi ça ?

Farrah les regardait tous deux, les yeux écarquillés. Suzie ne chercha pas à dissimuler son agacement.

- Mais enfin de quoi tu parles ? L'intro était super, t'étais vraiment obligée de m'interrompre ?

- Je te dis que j'ai entendu quelque chose de bizarre.

- Mais enfin t'as vu la tête du bâtiment, forcément il y a des bruits partout !

Gary, lui, se contenta de soupirer en lâchant un « Putain ! » sonore, mais qui ne fut entendu que par lui. A ce rythme là ils en avaient pour la nuit, encore plus si elles se disputaient. Il était sur le point d'essayer de calmer le jeu, quand un craquement sonore retentit dans toute la bâtisse, les faisant tout trois sursauter. Un silence pesant s'ensuivit, durant lequel aucun n'osa faire un geste. Ce fut Suzie qui osa parler la première, d'une voix tremblante.

- Bordel... c'était quoi ça ?

Farrah la regarda, sans savoir quoi lui répondre. Il ne lui serait pas venu à l'esprit de lui faire remarquer qu'elle avait eu raison. Les deux jeunes filles se prirent par la main instinctivement. Gary semblait avoir recouvré ses esprits et cherchait l'origine du bruit lorsqu'un deuxième craquement retentit, auquel il répondit par un rire moqueur.


- Mais enfin c'est rien du tout, c'est juste les murs qui font ça. Il doit y avoir du vent ou je sais pas. En tout cas j'ai l'impression que ça vient de derrière cette porte.

Il les regarda d'un air de défi, Suzie plus particulièrement.

- Vous voulez qu'on aille voir ou vous vous dégonflez ?

Il savait que sa cousine ne pourrait résister au défi qu'il lui lançait. Les choses avaient toujours été comme ça entre eux, et c'était parfois une telle peste que ça ne lui ferait sans doute pas de mal d'avoir un peu la trouille !

Comme il l'avait prédit, elle ne tarda pas à se détacher de Farrah.

- Pas du tout, évidemment qu'on vient, hein Farrah ? Ce ne serait pas de l'Urbex si on allait pas tout explorer !

Farrah n'avait qu'une envie: quitter cet endroit et rentrer chez elle. Mais sous les regards inquisiteurs de Suzie et Gary, elle ne réussit pas à dire non acquiesça d'un signe de tête, avec la certitude qu'ils faisaient une énorme bêtise. Elle les suivit néanmoins vers la fameuse porte, qui était plutôt ordinaire, voire même assez laide. Pourtant, il lui semblait que chaque pas les rapprochait davantage du danger. Elle pouvait sentir des sueurs froides s'écouler de son dos et des frissons la parcourir. Ce fut pire encore lorsqu'elle vit Suzie et Gary s'acharner contre la porte qui leur résistait. Mais enfin, celle-ci s'ouvrit dans un grand fracas.

Ce qu'ils trouvèrent était en fait plutôt décevant. C'était un simple escalier en colimaçon qui menait vers un étage supérieur, ou des combles peut-être. Cette fois-ci, il n'y avait aucune fenêtre pour les éclairer. Gary ralluma la lampe de son téléphone et la dirigea vers le haut, mais ils ne parvinrent pas davantage à voir ce qui se trouvait là.

- On monte ? On trouvera peut-être des trucs cool pour l'épisode.

A l'idée de devoir s'aventurer encore plus loin dans cet endroit glauque à souhait, Farrah crut perdre la raison.

- Non on monte pas ! Ca va pas ou quoi, cet escalier a l'air sur le point de s'écrouler ! Ca devait être une réserve, comme y en a dans toutes les librairies, on trouvera rien d'intéressant.

- Mais enfin t'énerve pas comme ça, Gary faisait juste une suggestion.

- Je m'énerve pas, je dis juste que ça sert à rien, en plus on était censés filmer, on perd notre temps là.

Les deux jeunes filles s'affrontèrent du regard durant quelques instants. Gary lui, haussa les épaules.

- Perso je m'en fous, vous faites bien ce que vous voulez. C'est con, ça commençait à devenir intéressant votre truc d'Urbex là.

- Exactement, on fait de l'Urbex, on est censé explorer. C'était ton idée Farrah, et on dirait que tu prends rien au sérieux.

- Justement, c'était mon idée, alors pourquoi c'est toujours TOI qui décides et moi qui te suis ?

- Peut-être parce que c'est moi qui ai les meilleures idées de sujets ! On sait toutes les deux que tu l'aurais jamais fait sans moi, tu fais jamais rien toute seule !

Suzie conclut en lui adressant un petit rire méprisant. C'en fut trop pour Farrah: humiliée et angoissée par ce lieu sinistre, elle explosa comme une cocotte minute et la poussa en arrière d'un geste impulsif. Déstabilisée, Suzie trébucha et heurta un vieux miroir qui se trouvait appuyé contre le mur et qui se brisa en mille morceaux sous l'effet du choc. Durant un instant, Farrah crut presque apercevoir des yeux s'y refléter, mais elle était bien trop horrifiée par ce qu'elle venait de faire pour s'en préoccuper.

- Oh Suze, pardon, je voulais pas...
- Mais t'es folle ! Regarde ce que t'as fait, je me suis coupée en plus...


- QUI EST LÀ ?

Tous trois sursautèrent d'un coup. Cette fois-ci, même Gary n'en menait pas large et se mit à trembler de tous ses membres. Il se rapprocha des deux adolescentes pour qu'elles puissent entendre ses chuchotements.

- Merde, qu'est-ce qu'on fait ?
- La porte arrière est juste là, il nous verra pas. On a qu'à marcher tout contre le mur.

Ils obéirent à la suggestion de Suzie, la laissant mener le groupe. Farrah crut qu'elle allait s'évanouir en entendant une fois de plus cette voix rocailleuse, comme venant d'outre-tombe.

- Je sais qu'il y a quelqu'un, je vous ai entendu ! Je vais appeler les flics je vous préviens.

Alors qu'ils étaient presque arrivés à destination, Gary eut un sursaut.

- Merde la caméra !
- Tant pis, on repart sans !
- Pas question, elle est à mon père, il va me tuer !
- Bon d'accord, j'y vais.

Sans attendre une seconde de plus, Suzie s'élança vers leur lieu de tournage. Si la pénombre l'avait protégée, la lumière qui traversait les fenêtres poussiéreuses dévoila sa présence. L'homme était grand et visiblement vieux. Sa tête était couverte d'une masse de boucles brunes qui aurait pu le faire paraitre plus jeune si son visage n'avait pas été si marqué et sa démarche si fatiguée. Son regard en revanche reflétait une telle colère que même Suzie prit peur, elle qui pourtant adorait provoquer les adultes.

- Je vous vois ! Sales gamins, je vais vous apprendre à entrer chez les autres !

D'un geste, l'adolescente attrapa la caméra et se précipita vers Gary et Farrah.

- COUREZ !

Tous trois sortirent la librairie comme un seul homme, courant comme jamais aucun d'entre n'avait couru avant.


Combien de temps furent-ils poursuivis ? Ils auraient été bien incapables de le déterminer. Lorsqu'il s'arrêtèrent, le souffle court et les poumons en feu, il n'y avait plus personne derrière eux.

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