La lettre
✘ Je rappelle que l'histoire se passe au XIXème siècle, à Paris. ✘
"Louis, s'il te plaît, arrête donc un peu de travailler et viens souper !"
Assis sur une vieille chaise en bois dans la pièce attenante à la salle à manger, j'étais entièrement absorbé par ma lecture, au point de n'entendre ni les paroles de ma femme, ni les bruits de pas de mes enfants sur le plancher. J'eus cependant un sursaut lorsqu'une voix féminine retentit au ras de mes oreilles, me faisant presque lâcher mon carnet. Ma femme se mit à rire en s'écartant de moi, un sourire flottant sur ses fines lèvres.
"Chéri, ça va refroidir.
-Oui, oui. J'arrive. Je dois finir une let...un papier important pour demain, répondis-je en affichant un sourire légèrement crispé.
-Vraiment ? Lequel ?"
Elle pencha sa tête au-dessus de mon cahier, essayant de déchiffrer ce qu'il y avait de marqué. Elle n'eut cependant pas le temps de lire la moindre ligne, car je fermai rapidement le petit livret avant de me lever en toussotant.
"Tout compte fait, au diable les papiers, je préfère passer du temps avec ma petite famille", dis-je en passant un bras autour de sa taille.
Elle m'adressa une moue satisfaite, comme si tout cela avait fait partie de son plan, puis se détacha de moi pour se diriger vers la grande table en chêne recouverte d'une fine nappe blanche où était disposés cinq couverts. Un pour moi, un autre pour ma femme, deux pour mes enfants; et le dernier étant pour notre bonne. D'habitude, celles-ci n'avaient pas le droit de manger avec leurs maîtres, mais dans notre famille c'était différent. Nous traitions tout le monde sur un pied d'égalité, même si notre manière de vivre était souvent mal vue par les autres bourgeois.
Le repas fut fort bon et se déroula dans une excellente ambiance, tout le monde prenant part aux différents sujets de conversation abordés. Après que la domestique eut débarrassée et que ma chère Eleanor l'eut aidée, je quittai la salle à manger, passant en coup de vent dans le petit salon pour récupérer mon carnet avant de monter m'enfermer dans mon bureau personnel.
Je restai ainsi deux bonnes heures à rédiger diverses lettres dans le silence le plus religieux, le seul bruit se distinguant étant celui de ma plume. D'ordinaire je ne mettais pas plus d'une heure à tout terminer. Et même s'il était vrai que j'avais quelques documents en retard, cela ne m'aurait pas normalement pris autant de temps. Mais pour être franc, je bloquais sur quelque chose de bien précis.
D'habitude il n'envoie jamais de lettre. Il se débrouille toujours pour trouver un autre moyen afin de me contacter.
Cela faisait presque trente minutes que je me tenais devant l'enveloppe en question -je ne l'avais toujours pas décachetée-, me torturant les méninges pour tenter de comprendre pourquoi, cette fois-ci, il avait décidé d'envoyer une lettre. Je m'inquiétais légèrement quant aux possibles conséquences de ce geste. Et si Eleanor parvenait à la lire ? Imaginons que pour une raison x ou y l'un de mes enfants met la main dessus ?
Toutes sortes de pensées envahissaient mon esprit et je me dépêchai de les chasser d'un revers de la main mental, me disant qu'avec des "si" on pourrait refaire le monde. Je haussai finalement les épaules en me répétant intérieurement de ne pas m'affoler pour si peu. J'allais finir par devenir paranoïaque si je continuais. De toute manière, les seules choses inscrites sur l'enveloppe étaient mon nom et prénom ainsi que l'adresse où je vivais. Pourquoi quelqu'un s'intéresserait-il spécialement à ce pli ? Je souris à cette pensée puis le décachetai. A part son format plus grand que celui des précédentes lettres, le mot était comme à son habitude : le papier avait cette légère senteur de cannelle que j'affectionnais tant ; l'écriture était toujours aussi gracieuse et droite, comme si cette lettre avait été rédigée par un calligraphe ; le vocabulaire riche et varié demeurait un véritable régal pour les oreilles lors de la lecture ; la signature restait toute aussi pleine de promesse futures ; et il n'y avait jamais son nom en bas de la feuille, mais un pseudonyme, sûrement trouvé dans un vieux livre.
Au fur et à mesure que mes yeux parcouraient les lignes, mon sourire s'agrandissait, alors que mon esprit -occupé à dévorer le texte- avait totalement oublié mes précédentes craintes. Lorsque j'eus fini de lire, je pliai soigneusement la lettre avant de la remettre dans son enveloppe, posant ensuite celle-ci sur un coin de mon bureau. Après que tout fut en ordre, je pris une belle feuille vierge et commençai à rédiger une réponse.
J'étais en train de déposer un timbre sur le devant de l'enveloppe lorsque quelqu'un frappa à la porte, ce qui me fit sursauter.
"Oui ?"
La poignée tourna doucement, puis le battant s'ouvrit sur ma femme, déjà vêtue de sa robe de chambre. Elle avança à l'intérieur de la pièces, ses pas se faisant feutrés grâce à la moquette disposée au sol. Sous la lumière de la bougie, je pus voir à son expression qu'elle semblait soucieuse et j'en imaginais quelque peu la raison.
"Tu ne viens donc pas te reposer avec moi ?" s'enquit Eleanor en posant son regard inquiet sur moi.
Elle avait les paupières lourdes et se battait manifestement pour rester éveillée. Je me pinçai la lèvre à cette vue. Je m'en voulais de la mettre dans un pareil état. Je jetai un rapide regard à l'horloge murale avant de reporter mes orbes océane sur le visage ensommeillé de mon épouse. D'habitude, à cette heure-ci, cela faisait bien longtemps qu'elle n'était plus debout. Me sentant plus que coupable, je quittai mon fauteuil en cuir -ne prenant pas la peine de ranger mes affaires- et m'approchai d'elle en lui adressant un sourire bienveillant.
"Bien sûr que si, j'allais justement te rejoindre dans quelques minutes", mentis-je.
Ses lippes se relevèrent dans un léger sourire, me faisant culpabiliser davantage. Comment pouvais-je lui mentir de la sorte ? Tandis que je saisissais la bougie pour nous éclairer -Eleanor et moi- dans le couloir menant aux chambres, je réfléchis à tout cela, et lui mentir pour ainsi la préserver semblait être la meilleure méthode afin que personne ne souffre. Une fois la porte de mon bureau refermée, j'introduisis la petite clef en argent dans la serrure et y fis deux tours avant de replacer cette même clef dans la poche intérieure de mon veston.
La nuit fut courte. Enfin, pour moi en tout cas. Pris de remords, je n'arrivais pas à trouver le sommeil, me tournant encore et encore dans le lit, tantôt faisant face à Eleanor -qui de son côté s'était endormie quelques minutes seulement après que nous nous soyons couchés-, tantôt face au mur. Je m'en voulais que mes pensées soient toutes dirigées vers quelque chose d'autre qu'elle et mes enfants. Je n'avais pas coutume d'être si peu sérieux et ma nature angoissée refaisant surface lors de moments comme celui-ci. Je finis cependant par sombrer dans un sommeil agité aux premières lueurs de l'aube, laissant la possibilité à mon esprit de se reposer quelques heures.
Lorsque j'ouvris les yeux, ma femme n'était déjà plus là. Les volets entrouverts laissaient passer de fins rayons de lumière pâle, ce qui m'indiqua qu'il ne devait pas être plus de neuf heures. Je me redressai en me frottant les yeux -essayant de chasser cette fatigue causée par le manque de sommeil- tout en me demandant la raison de son réveil si matinal. Puis, je réalisai que nous étions dimanche et qu'il y avait de grandes chances pour qu'elle se soit rendue en ville avec les enfants et la bonne.
J'organisai donc ma matinée, optant pour une longue promenade le long des quais, histoire de profiter de l'air frais et revigorant de ce mois d'octobre ; suivie d'une halte au bord du petit lac situé non-loin de ma demeure; et je conclurais ma sortie par une visite chez le boulanger, afin de satisfaire l'estomac de tous les gourmands de la maison.
Je m'extirpai du lit, quittant ainsi sa douce chaleur et ses oreillers moelleux, pour affronter l'air ambiant nettement plus frisquet. Après avoir fait un brin de toilette, je m'habillai du complet propre que la bonne avait soigneusement déposé sur le valet, la veille au soir.
Quand je fus de tour, tout le monde était déjà rentré. J'eus à peine le temps de retirer mon manteau qu'une tornade blonde me tomba dessus en riant, manquant de me faire lâcher le sac rempli de pâtisseries que je tenais de ma main gauche.
"Eh bien, je constate que tu es ravi de me voir, dis-je en riant à mon tour alors que mon fils me faisait de grands sourires.
-Oh oui ! Ce matin, avec mère et Joséphine, nous nous sommes bien amusés ! Même que j'ai eu le droit de faire deux tours de manège ! S'exclama-t-il en tapant dans ses petites mains.
-Quel petit chanceux nous avons là, fis-je en lui ébouriffant tendrement les cheveux avant de lui tendre la boîte emplie de confiseries. Pourrais-tu donner ceci à Joséphine ? Ce sont quelques gourmandises pour le dessert..."
Je lui fis un petit clin d'œil, puis gloussai lorsque l'enfant s'éloigna en courant vers la cuisine, chantonnant à tue-tête "Père a ramené des gâteaux !" de sa petite voix presque criarde. Une fois qu'il fut hors de ma vue, je m'engageai dans le vaste couloir. Je laissai mes pensées vagabonder sur divers sujets tous plus futiles les uns que les autres, lorsqu'un bruit sourd se fit entendre au premier étage. Je me reconnectai soudainement à la réalité et fronçai les sourcils. On aurait dit le bruit d'un objet tombant sur le sol, cependant le son qu'il avait produit lors de sa chute avait semblé comme...étouffé. Je hâtai le pas, fonçant à grandes enjambées vers les escaliers dont je gravis rapidement les marches, atteignant l'étage légèrement essoufflé. Outre ma respiration, d'autres sons se firent entendre -plus doux cette fois-ci- et je tendis l'oreille, tentant d'identifier leur provenance. Lorsque j'eus enfin réussi, je bifurquai à gauche, mes jambes avançant presque toutes seules dans le corridor.
Qu'est-ce que...
Je m'arrêtai net quand je vis que l'entrée de mon bureau était entrouverte, un filet de lumière filtrant par le mince interstice. Je posai immédiatement ma main sur la poche intérieure de mon veston, tâtonnant à la recherche de la clef ouvrant la pièce. Quel fut mon étonnement quand je me rendis compte qu'elle n'y était pas ! J'avais probablement dû l'oublier dans mon vêtement de la veille et n'y avais pas fait plus attention que cela, ce matin, lorsque je m'étais vêtu. Elle avait sûrement dû tomber alors que mon veston était emmené dans la buanderie, permettant à une personne de s'en emparer ! A cause de ma maladresse, quelqu'un était manifestement en train de fouiller mon bureau ! Mon coin secret ! Je me maudis intérieurement, serrant les dents en me reprochant cette grossière erreur. Je continuai d'avancer silencieusement, priant pour que le parquet ne craque pas sous mes pas, me rapprochant lentement mais sûrement de mon but. Plus la distance entre la pièce et moi s'amenuisait, plus les bruits devenaient distincts. Les seuls que j'arrivais à bien distinguer semblaient être ceux de feuilles que l'on froisse ou de dossiers tombant en sol. Et c'est à cet instant que je me souvins que la veille je n'avais strictement rien rangé, et que tout était encore tel quel sur ma table, exposé à la vue de tous.
J'avais la respiration courte et de fines gouttes de sueur dévalaient mes tempes. Collé au mur, je me décidai enfin à passer ma tête dans l'entrebâillement de la porte, regrettant déjà ce que je m'apprêtais à voir : Eleanor, agenouillé sur le sol, tenant de ses mains tremblantes la lettre que j'avais reçue il y a peu. Son dos était secoué de légers soubresauts. Et je sus qu'elle pleurait. D'une démarche hésitante, je m'engouffrai dans la pièce, la moquette étouffant le bruit habituel de mes talonnettes. Je me penchai vers mon épouse, posant l'une de mes mains sur son épaule frêle. Eleanor poussai un cri strident avant de se retourner d'un coup -la lettre toujours entre ses doigts-, reculant précipitamment à ma vue. Ses grands yeux baignés de larmes s'agrandirent sous la surprise en son menton tremblotait.
"Louis...", articula-t-elle d'une voix chevrotante, tandis qu'elle se mordait de toute évidence la lèvre inférieure pour ne pas éclater en sanglots.
Ce fut comme si j'avais reçu une balle en plein cœur et que celui-ci avait explosé en mille morceaux dans ma poitrine. C'était de ma faute si elle pleurait, je le savais bien. Je posai ensuite mes genoux à terre, contemplant ma femme sans rien dire. Sa lippe inférieure devenait blanchâtre à force qu'elle la morde ; ses cheveux habituellement si bien coiffés étaient dénoués et se mouvaient librement sur ses épaules ; ses joues avaient perdu leur couleur rosâtre ; et ses mains ne cessaient de trembler tout en tenant toujours le pli.
Il fallait que je trouve un mensonge. Et vite.
"Chérie...
-Suffit ! me coupa-t-elle. Comment oses-tu encore m'appeler ainsi après tout ceci ?!
-Ce n'est pas ce que tu crois...", continuais-je d'une voix douce, même si intérieurement je n'en menais pas large.
Elle eut un rire nerveux et ses tremblements ne firent que s'accentuer.
"Qu'est-ce que c'est alors ? Cela me semble pourtant être clair, tu vois une autre femme", réussit à articuler Eleanor alors que de nouvelles larmes coulaient le long de ses joues.
Elle n'a pas compris...
Je déglutis. J'étais à la fois soulagé et terriblement mal à l'aise.
"Non. Je ne vois pas une autre femme..."
Elle leva ses prunelles larmoyantes vers moi, essayant de déceler d'éventuelles traces de mensonges. Je ne cillai pas, la laissant me sonder. Nous restâmes ainsi une bonne dizaine de minutes. Puis Eleanor se calma progressivement, voyant à mon regard que j'étais sincère. Elle se précipita ensuite dans mes bras, me serrant contre elle comme s'il en dépendait de sa vie.
Nous venions de terminer de déjeuner. Mon épouse paraissait de nouveau sereine, même s'il l'on pouvait voir que ses pupilles demeuraient légèrement rougies. Elle m'avait cependant cru pour l'histoire de cette fameuse lettre -même si mon mensonge était plus que farfelu- et je ne cherchai pas plus loin. J'étais désormais assis sur une des chaises du salon, un livre posé sur les genoux. Je ne faisais guère attention à ce qui se passait autour de moi, totalement happé par l'intrigue de mon roman.
"Père ! Regardez ce que l'on m'a acheté au marché, ce matin ! S'exclama ma fille en déposant sur mes jambes croisées une petite poupée, me tirant du calme intérieur dans lequel j'étais depuis une vingtaine de minutes. Elle est belle, n'est-ce pas ? ajouta-t-elle, un large sourire aux lèvres.
-Je dois l'admettre, elle est loin d'être laide", répondis-je en prenant le jouet entre mes mains pour l'examiner de plus près.
C'était une magnifique mignonnette d'une vingtaine de centimètres, vêtue d'une robe à volants aux tons rosâtres, de ballerines d'un banc immaculé, et portant un collier fait de minuscules perles nacrées autour de son cou délicat. Les vêtements semblaient faits d'étoffes de qualité et leurs couleurs seyaient parfaitement avec le teint porcelaine de la poupée, qui ressemblait à une véritable princesse avec ses longs cheveux blonds tombant en belles anglaises sur les petites épaulettes de sa robe.
Une fois mon "inspection" terminée, je tendis sa nouvelle acquisition à ma fille.
"Elle a vraiment l'air de te plaire, cette poupée, remarquai-je en souriant à ma petite Anne.
-Oh oui, beaucoup !
-Ta mère t'a fait un bien joli cadeau, j'espère que tu l'as remerciée comme il se doit."
La fillette pencha la tête sur le côté, une expression de surprise peinte sur son visage.
"Mais père, ce n'est pas maman qui me l'a offerte.
-Vraiment ? répliquai-je en fronçant les sourcils, intrigué. Qui, alors ?
-Tonton Harry ! Maman et moi l'avons croisé alors que nous étions sur le point de rentrer à la maison."
Harry ? Cela ne pouvait signifier qu'une chose...
Sous les yeux stupéfaits de ma fille, je repris la mignonette et commençai à la tourner dans tous les sens, voulant à tout prix trouver ce que je cherchais.
Bingo...
Je sortis discrètement un bout de papier plié en quatre d'une des chaussures, le glissai dans la poche gauche de ma veste, puis fis comme si de rien n'était et replaçai le chausson sur le petit pied de la poupée.
"Désolé ma chérie, tu peux repartir jouer si tu veux", lui dis-je en lui tendant sa figurine.
Elle me remercia et la saisit, non sans m'adresser un regard empli d'incompréhension suite à mon geste. Je la regardai ensuite s'éloigner, prenant la direction du salon pour aller voir sa mère, et profitai de ce moment en tête-à-tête avec moi-même pour sortir le mot d'Harry de ma poche. J'admirais une fois de plus la tournure de ses phrases et la qualité de son écriture, toujours émerveillé par cette facilité qu'il avait à rédiger de si jolis textes. Une fois ma lecture finie, je rangeai rapidement le papier au fond de l'une de mes poches. Harry voulait que l'on se voie dans l'après-midi, ce qui tombait bien vu que je n'avais point d'occupations de prévues pour cette deuxième partie de la journée. Je montai les escaliers pour me rendre à mon bureau, souriant de plus en plus à l'idée du rendez-vous. Arrivé à l'étage, je marchais d'une démarche nonchalante vers la pièce, lorsque je vis Eleanor assise sur le banc dans le corridor. Elle paraissait tendue.
"Eleanor...?" dis-je prudemment.
Elle ne réagit pas, son regard fixant le parquet devant ses yeux. Je pris place à ses côtés et posai l'une de mes mains sur les siennes. Elle tressauta et tourna rapidement sa tête dans ma direction, battant des cils en m'adressant un regard surpris.
"Louis...? Que fais-tu là?
-Tu n'as pas l'air de bien aller, est-ce l'évènement de ce matin qui te tourmente encore ?
-Ne t'en fais donc pas."
Elle esquissa un demi-sourire. J'hochai lentement la tête en serrant doucement ses mains dans la mienne, comprenant ses craintes. Eleanor semblait m'analyser de ses grandes prunelles, comme s'il elle essayait d'y déceler quelque chose en particulier. Après une longue minute à nous regarder dans le blanc des yeux, je finis par détourner légèrement la tête, son regard persistant me mettant mal à l'aise.
"Nous pourrions profiter du beau temps pour aller nous balader tous les deux, qu'en dis-tu ? demanda mon épouse, son regard toujours posé sur moi.
Devant mon silence, elle enchaîna :
"Il ne me semble pas que tu aies un emploi du temps particulièrement chargé cet après-midi."
Je retirai ma main des siennes avant de relever les yeux vers elle, lui adressant un regard confus.
"Je suis vraiment désolé ma chérie, mais j'ai un rendez-vous qui, je pense, va me prendre une bonne partie de la journée.
-Un rendez-vous ? Reprit-elle d'une voix aiguë, puis-je savoir avec qui ?
-Harry. Il a demandé à ce que l'on se voie. Sûrement pour les finalités du contrat, je suppose.
-Oh !"
Elle paraissait rassurée.
"Moi qui croyais que toute cette histoire pour racheter les parts de sa compagnie était terminée..."
Elle lâcha un petit soupir de déception puis se leva, adoucissant les plis de sa robe.
"Harry a beau être l'un de mes cousins préférés, il n'en demeure pas moins qu'il est sans cesse en train de me voler mon mari."
Elle émit un rire bref avant de me regarder une nouvelle fois. J'étais terriblement tendu après l'avoir entendu, mais me forçai à rire avec elle, même si le mien sonnait faux.
Après avoir salué mes enfants et donner de multiples recommandations à la gouvernante, je fermai la porte de la maison et partis en direction du centre-ville, là où je devais rejoindre Harry. Une dizaine de minutes après être partis de ma demeure, je remarquai que j'avais de nouveau oublié la clef de mon bureau -qui était sûrement restée dans la serrure-, et me contentai de hausser les épaules en me disant que de toute façon Eleanor n'irait pas dedans pour fouiller à nouveau. J'étais d'excellente humeur et rien ne semblait pouvoir m'attrister.
Une quinzaine de minutes plus tard, je franchissais le seuil du petit café dans lequel Harry et moi avions pour habitude de nous rejoindre. Il n'y avait pas beaucoup de monde pour une fois. Je scrutai l'intérieur du bistrot, cherchant Harry des yeux. Il m'aperçut et me fit un signe de la main, auquel je répondis par un grand sourire avant de me mettre en marche. Il était toujours aussi resplendissant : ses boucles brunes tombaient légèrement devant ses yeux, si bien qu'il devait sans cesse les remettre en place ; son sourire charmeur ne quittait pas un seul instant ses lèvres ; ses longs doigts tournaient nonchalamment les pages de son journal ; ses pupilles aux si nombreuses nuances de vert allaient de gauche à droite, lisant rapidement le texte qu'il avait sous les yeux.
"Bonjour Louis, fit-il en reposant son journal.
-Bonjour à toi aussi, Harry, répondis-je en m'asseyant face à lui avant de me tourner vers la serveuse, commandant un café.
-Tu as mauvaise mine, se passe-t-il quelque chose ?"
Il me dévisageait de ses prunelles émeraude, notant sans aucun doute que j'avais les yeux violacés et le teint moins pimpant que d'habitude. Je lâchai un petit soupir. J'avais espéré qu'il ne remarque rien, mais c'était sans compter sur ses talents d'observateur.
"Pourquoi diable a-t-il fallu que tu m'envoies une lettre...
-Je n'aurais pas dû...? demanda-t-il alors que son front se plissait légèrement sous l'effet de la surprise. Tu n'as pas aimé, c'est cela ?
-J'ai grandement apprécié, crois-moi, fis-je en lui faisant un sourire presque tendre. Mais..., je baissai les yeux, contemplant la table. Eleanor est tombée dessus par mégarde."
Harry passa une main sur sa nuque alors qu'un "oh..." franchissait ses lèvres. Il remit ensuite en place l'une de ses boucles rebelles, avant de poursuivre :
"Je suis désolé, tout compte fait j'aurais dû me contenter de nos petits tours de passe-passe habituels.
-Ne te sens pas responsable, tout est de ma faute. Si je n'avais pas oublié cette maudite clef dans mon veston, rien de tout cela ne serait arrivé.
-Et si je ne t'avais pas envoyé de lettre, tu n'aurais pas eu de problèmes.
-Mais tu n'as pas signé de ton vrai nom, ce qui je t'assure, a évité qu'elle déchaîne ses foudres sur moi.
-Oui, évidemment. Mais..."
Je remerciai la serveuse puis posai mes deux mains sur la tasse tiède, tentant de réchauffer mes paumes glacées. Le tintement de la petite clochette retentie, annonçant l'arrivée de nouveaux clients. Je les détaillai un bref instant, puis me retournai vers Harry.
"Je lui ai raconté un mensonge et elle y a cru. Fin de l'histoire.
-Vraiment ? Monsieur ose mentir à sa tendre et chère épouse ? dit-il en riant.
-Ne joue pas à l'innocent avec moi..."
Je lui souris en coin avant de porter la tasse à mes lèvres, buvant une gorgée de ma boisson. Harry esquissa un sourire moqueur en émettant un "tsss", se tournant ensuite vers la fenêtre située non loin de notre table. Soudain, il cligna plusieurs fois des yeux et se pencha, ses pupilles semblant se focaliser sur quelque chose de précis.
"Harry ? Un problème ? m'enquis-je en regardant dans la même direction que lui, mais ne voyant qu'une foule de badauds.
-Non, il n'y a rien. Il m'a semblé voir quelque chose, mais je me suis fourvoyé."
Il était un peu plus de quatre heures lorsque nous quittâmes le café, nous dirigeant vers le vaste appartement que possédait Harry. Le trajet se passa dans le silence le plus complet, aucun de nous deux n'osant prononcer un mot.
Arrivés à destination, je m'installai dans le canapé couleur crème trônant devant la cheminée, observant le tissu devenir rougeâtre sous les flammes de cette dernière. Harry me rejoint peu après, déposant le tisonnier avant de venir s'asseoir à mes côtés. Je posai ma tête sur son épaule et contemplai les flammes onduler dans le foyer. Il enroula ensuite un bras autour de mes épaules et me serra conter lui, ce qui me fit sourire. Le silence était apaisant, les seuls bruits se faisant entendre étant ceux de nos respirations et les crépitements venant de la cheminée. Je fermai les yeux, me laissant bercer par les battements du cœur d'Harry, celui-ci déposant un léger baiser sur ma tempe pour me signifier qu'il ne bougerait pas et que je pouvais dormir si je le souhaitais.
Je fus tiré de mon sommeil par de légères secousses, comme si j'étais ballotté par le mouvement d'un train. J'ouvris lentement les paupières. Harry me tenait dans ses bras comme une jeune mariée, allant manifestement me coucher au chaud dans son lit. Je souris à cette pensée et referma les yeux. Je le sentis me déposer sur le matelas moelleux, ôter délicatement mes chaussures et mon veston, pour finir par s'allonger à mes côtés et rabattre la couverture sur nos deux corps. Il s'approcha ensuite de moi et se colla à mon dos, m'arrachant un sourire de satisfaction. Son bras s'enroula autour de ma taille, comme pour m'intimer de rester avec lui. Mais me soustraire de son étreinte était bien a dernière chose dont j'avais envie.
Un bruit de porte que l'on claque, un brusque éclat de voix déchirant le silence. Je bondis presque du lit, mon cœur tambourinant dans ma poitrine. Harry était dans le même état que moi, me jetant un regard empli d'incompréhension avant de tourner la tête vers le seuil de la chambre, ses yeux s'arrondissant subitement alors que son teint devenait livide.
"El...Que...Que fais-tu ici ?" articula-t-il en jetant des regards effarés à la silhouette se découpant au pied du lit.
Mon corps fut parcouru de sueurs froides lorsque je posai les yeux sur ma femme. Je vins immédiatement me blottir contre Harry en guise de réflexe, ce qui fit pousser des exclamations de rage à mon épouse. L'espace d'un instant, je crus que son regard d'un noir profond allait me transpercer la cage thoracique pour venir m'arracher le cœur.
"Le voilà donc, ton fameux "rendez-vous" ?!" cria-t-elle d'une voix où se mêlaient déception et colère.
Je déglutis difficilement. Harry ne pipait mot, mais au vue des tremblements qui secouait son corps, il était terrifié.
"Depuis quand? ajouta Eleanor, sa voix perçante résonnant dans la pièce.
-Presque deux mois", répliqua courageusement Harry d'une voix qui se voulait assurée.
Un frisson me parcourut l'échine lorsque je remarquai qu'à sa main se trouvait le petit pistolet que je gardais normalement dans le coffre à combinaison situé dans mon bureau.
La clef ! Non ! J'aurai dû retourner la chercher !
Mes yeux restaient rivés sur l'arme tandis qu'Eleanor se pavanait dans la chambre, ses doigts caressant la crosse.
"Je trouvais ton rendez-vous suspect, Louis. Alors je t'ai suivi. Non sans passer avant par ton bureau. Quelle chance que tu sois aussi tête-en-l'air, sinon je n'aurais pas eu ce petit bijou, dit-elle en désignant le calibre. Et quand je t'ai vu avec Harry -elle prononça son prénom de telle sorte qu'on aurait cru que cela était une insulte- j'ai compris."
Elle secoua doucement la tête en émettant un claquement de la langue désapprobateur.
"Comment imaginer une telle ignominie ?" déclara-t-elle en nous pointant tous deux avec le pistolet, ses lèvres se tordant dans une grimace dégoûtée.
Alors qu'Harry me serrait contre lui, j'osai enfin la regarder dans les yeux. Son visage seulement éclairé par la lueur faiblarde de la lampe semblait tout droit sorti d'un roman d'épouvante : ses yeux étaient emplis de larmes qu'elle essuyait rageusement du revers de sa manche ; sa main tremblante tenait pourtant fermement le calibre toujours pointé sur nous ; et ses jambes tremblotaient comme si le poids de l'arme la tirait vers le bas. Mais le plus effrayant n'en demeurait pas moins son regard...Ce n'était pas comme la dernière fois. Pas cette tristesse sans nom qui j'avais décelée dans ses yeux. Non, je ne voyais rien d'autre que de la fureur. De la fureur à l'état pur.
Elle retira le cran de sécurité du pistolet, dirigeant ensuite le canon sur la poitrine de son cousin. Une détonation sonore retentit, puis une deuxième. Son corps sans vie s'affaissa sur le matelas, puis une tâche rouge vive commença à s'étendre sur sa chemise blanchâtre.
Avec un sourire presque sadique aux lèvres, Eleanor braqua alors le revolver dans ma direction, s'approchant lentement de moi. Je la regardais du coin de l'œil, incapable d'esquisser le moindre geste ou de formuler un mot. J'étais littéralement tétanisé. Ma vision était devenue totalement floue et je ne pouvais que répéter quelques prières dans ma tête, espérant que cela puisse m'aider d'une manière ou d'une autre.
Se tenant maintenant à mon chevet, elle posa le canon chaud de l'arme à feu contre ma tempe brûlante et en sueur.
NOTES :
Yop !
J'ai écrit cet OS pour un concours il y a trois ans (où j'étais encore jeune et innocente mais déjà forceuse) et dont les consignes étaient : XIXème siècle, Paris, 10 pages Word maximum (ok j'avoue au départ j'en avais fait 14). Je suis tombée dessus en faisant le ménage dans mon disque dur et je me suis dit que ce serait cool de vous le faire partager. :)xx
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