Chapitre 8

Tys et Nuvem étaient assis en terrasse du resto de Dubert, sirotant un cocktail à base d'alcool de lutin qu'ils jugeaient avoir grandement mérité. L'un en face de l'autre, l'elfe et l'homme avaient gardé le silence pendant un long moment. Suffisamment long, même, pour que Tys soit à sa troisième consommation et qu'il commençait à réaliser que, peut-être, l'alcool de lutin avait un petit quelque chose en plus. Mais il trouvait très intéressante cette sensation d'avoir le visage engourdi, particulièrement quand il souriait.

— Tu vas bien, Tys ? demanda Nuvem qui sirotait toujours son premier verre.

Nuvem buvait très lentement. Lui qui n'avait encore jamais gouté ce genre de boisson trouvait l'expérience plutôt désagréable.

Normalement, le serveur aurait dû refuser de leur vendre de l'alcool. Mais Nuvem, avec l'ombre d'une première barbe au menton, faisait plus vieux qu'il ne l'était réellement. Et Tys, étant un elfe, devrait probablement attendre jusqu'à trente ans avant d'avoir l'air adulte. Aussi, le lutin, qui s'inquiétait peu de l'apparence physique d'une race comme de l'autre, avait assumé sans poser de question et leur avait même suggéré quelque chose d'un peu trop corsé.

— Ça va, dit Tys avec lenteur.

Il posa son verre brusquement sur la table et se pencha vers Nuvem.

— Je le savais. Je savais que ça allait se transformer au désastre, de venir ici ! Je savais qu'Egrim ne me laisserait pas parler à Sin, et je savais que nous ne pourrions pas retourner à Nocksor aussitôt ensuite ; il faut toujours que ça vire en aventure à travers tout le pays ! Ah, bordel !

— Ce n'est pas à travers tout le pays, répliqua Nuvem d'un ton qu'il espérait optimiste. Il nous a seulement demandé d'aller à Stanmore. Et ce n'est pas un si grand détour, puisqu'on veut continuer jusqu'à Mefghan pour prendre un bateau qui nous mènera à Nocksor, de toute façon.

Tys lâcha un gros soupire et roula des yeux vers le ciel d'un geste exagéré.

— Je n'avais pas prévu, en te ramenant avec moi, que tu serais autant intelligent. Et comment ça se fait que tu connaisses la cartographie de Nyirdall par cœur ?

— J'ai eu un bon prof.

— Arrête, je vais rougir...

— T'es déjà tout rouge.

Tys pressa les mains sur ses joues. Elles étaient chaudes au toucher. Ce constat ne réussit qu'à le faire rougir encore plus.

— Ça t'arrive très souvent, en fait, continua Nuvem. Et tu crois vraiment que je ne le remarque pas. Je trouve ça trop drôle.

— Ce n'est pas ma faute, c'est le truc que ces lutins on mit dans mon verre ! s'offusqua Tys.

— Ah. Je ne savais pas que tu en buvais tous les jours.

Tys détourna le regard, puis se mordit la lèvre de toutes ses forces pour s'empêcher de sourire. Il compta jusqu'à dix pour retrouver son sang-froid.

— Ce n'est pas le cas, dit-il enfin.

— Alors c'est quoi, ton excuse ?

— Oh, arrête, Nuvem ! s'offusqua Tys en rougissant encore une fois.

Nuvem pouffa de rire, puis prit une gorgée de son cocktail pour se cacher derrière son verre. Tys le dévisageait avec une soudaine envie de lire dans ses pensées. La curiosité le démangeait, mais il s'en abstint. Il détourna à nouveau le regard, cette fois en direction de la rue. D'ici, il apercevait un peu la devanture de la boutique du magicien. Les passants semblaient, pour la plupart, éviter l'endroit, alors que d'autres la pointaient en chuchotant entre eux. Le brouhaha ambiant empêchait Tys d'écouter leurs conversations, mais il se doutait que c'était en lien avec la scène qu'il avait causé avec Egrim hier.

Je comprends Sin de vouloir quitter la ville. Avec ce qui s'est produit, il a perdu beaucoup de sa crédibilité...

Tys soupira, puis se toucha la joue en toute subtilité. Sa peau n'était plus anormalement chaude, mais un nouvel éclat de rire de Nuvem, qui le voyait très bien, fit à nouveau bouillir son sang.

— Arrête, fit Tys d'une petite voix boudeuse.

— C'est trop dur.

Tys lui lança un regard ennuyé. Il ouvrit la bouche pour répliquer, mais une ombre passa sur leur table et il leva les yeux vers le ciel. Flottant à deux mètres au-dessus d'eux, une fée était agenouillée dans le vide, ses ailes vertes vibrant à une telle vitesse qu'elles n'étaient que du flou. Quelques étincelles s'échappaient de son corps et certaines tombèrent dans le verre de Tys et Nuvem, dont le liquide s'était mis à mousser comme une boisson gazeuse secouée.

Nuvem ne savait plus où regarder, autant fasciné par la fée que par les cocktails et leurs étranges réactions alchimiques. Tys, au contraire, mit sa main sur son verre et grommela à l'inconvénient.

— Tu ne pourrais t'asseoir, comme n'importe qui ?

Narsa se laissa retomber sur le sol ferme et traina une chaise à leur table. Elle y posa les coudes et se pencha vers les deux garçons, un sourire malicieux aux coins des lèvres. Ses yeux, aussi verts que ses ailes, semblaient briller de la même lueur que ses étincelles.

— Mon papi vient de me dire que vous me cherchez.

— Il a dit pourquoi ? demanda Tys avec prudence.

Narsa lâcha un petit ricanement haut perché, puis balança une grosse mèche de cheveux bruns et frisés au-dessus de son épaule.

— Oui, bien sûr. Le pauvre, il a l'air complètement perdu. Et je vous avoue que c'est la première fois que je le vois à ce point anéanti. Il veut que je vous suive jusqu'à Stanmore, mais dans le fond, tout ce qu'il souhaite, c'est m'éloigner d'Egrim. Il croit que je ne pourrais pas prendre soin de moi-même si je restais à Wondor... C'est faux, évidemment. Mais comme je l'ai déjà dit... il est complètement perdu. Alors j'ai décidé, pour une fois, de faire la gentille fille et de vous accompagner à Stanmore. Ne serait-ce que pour faire un simple aller-retour de quelques jours.

— Tu sais que c'est dangereux de dire ça ? « Un simple aller-retour »... on va se faire attaquer par des pirates si tu le répètes trois fois devant le miroir.

Narsa pouffa de rire, puis se redressa sur sa chaise. Ses pieds ne touchaient pas le sol ; on croirait une enfant tant elle était petite. Pourtant, Tys savait qu'elle était fort probablement plus vieille que lui.

— On part quand ? dit-elle enfin.

— Quand tu es prête. Pour ce qui est de nous, on a déjà nos bagages et des provisions.

Tys frappa du talon de sa botte son sac de voyage qui trainait sous la table.

— Donnez-moi une heure. On se retrouve à la fontaine du poisson. D'accord ?

Nuvem lâcha un grognement bestial en entendant parler de la fontaine où Tys avait failli se noyer la veille. Celui-ci gigota sur la chaise, mal à laisse. Narsa fit comme si elle n'avait rien remarqué, se levant déjà en élargissant les ailes derrière son dos.

— C'est d'accord, dit Tys avec un temps de retard. Mais... je suis curieux. Je m'attendais à ce que tu t'opposes complètement de nous suivre à Stanmore.

— Je t'ai dit que c'était juste pour être gentille avec Sin.

— « Juste » ?

Narsa se mordit la lèvre et ses ailes retombèrent derrière son dos. Elle lança un regard nerveux de gauche à droite, puis se pencha vers Tys et murmura sur le ton de la confidence :

— Egrim et moi, on a du mal à se supporter. Quelles sont mes chances de survie, s'il a tenté de tuer son meilleur ami ?!

Tys n'avait rien à répondre à ça. Il était vrai qu'à la place de Narsa, il fuirait Egrim à l'autre bout du pays.

Narsa lui lança un dernier regard explicite, puis s'envola vers la boutique du magicien pour s'engouffrer par une fenêtre du deuxième étage.

Tys se renfrogna, puis prit son verre et but plusieurs gorgées, quelques gouttes s'échappant de ses lèvres pour couler sur son menton et sa poitrine.

— Calme-toi, fit Nuvem d'un ton doux.

— J'ai envie de crier et de casser quelque chose, dit Tys tout en s'essuyant de la manche de son manteau.

Tys s'employa tout de même à relaxer, s'efforçant de penser à autre chose, à n'importe quoi. Il était très conscient qu'il ne devait jamais céder à la colère ; en tant que télépathe, il risquait de blesser des gens par ses simples émotions.

Je crierais et casserais quelque chose quand on aura quitté la ville, se promit Tys.

*

Une heure plus tard, Tys et Nuvem étaient de retour à la place centrale de la ville de Wondor, c'est-à-dire à la fameuse fontaine du poisson. Ici aussi, pareil à la boutique du magicien, les gens évitaient la fontaine, comme si une nouvelle peur s'était débloquée dans l'esprit collectif ; se noyer dedans, coincé sous une couche de glace. Contrairement à la veille, il n'y avait plus d'enfant qui courrait partout, pas d'adultes qui discutaient entre eux avec des sourires. Ils chuchotaient plutôt, et Tys entendait le sujet qui revenait le plus souvent ; Egrim. Même si Sin avait su convaincre la police de ne pas l'enfermer, et le journal local de ne rien écrire sur l'évènement, il y avait eu beaucoup trop de témoins pour envisager que la rumeur n'allait pas se rependre. Tout juste vingt-quatre heures plus tard, la ville entière était déjà au courant qu'il y avait une case en moins dans la tête de leur apprenti mage.

Narsa était assise au-dessus de la fontaine, sur le corps recourbé du poisson, à trois mètres du sol. Les jambes croisées et un sac sur les genoux, elle se passait les doigts dans les cheveux, l'air perdu dans ses pensées.

Tys mit une main en porte-voix et cria dans sa direction :

— Eh, Narsa ! On est là !

Narsa redressa la tête en entendant son nom, puis baissa les yeux vers Tys et Nuvem, debout au milieu de la place. Tys rougit encore une fois en remarquant tous les regards se tourner vers lui ; certains des passants savaient que c'était lui, la victime de la veille.

Narsa sauta de la fontaine et se laissa descendre doucement en lévitant jusqu'au sol, se posant tout juste devant les garçons.

— J'accepte de vous accompagner, mais je ne vais pas marcher avec vous, dit-elle. Pour la plupart du temps, en tout cas.

— Si j'avais des ailes, je dirais la même chose... Il n'y a pas de problème. Je saurais te contacter, si on se perd de vue. On va suivre la route principale ; Nafar, Thooth, Abgonn et Stanmore, sans détour.

— Pas de raccourcis en traversant la forêt Nashintill ? On pourrait sauver presque deux jours.

— Non. Je ne préfère pas... J'aime mieux rester sur le chemin le moins dangereux.

— Il est encore traumatisé de mon pays, dit Nuvem sur le ton de la confidence.

— Ça se comprend, je le suis aussi ! répliqua Narsa. Bon, c'est comme vous voulez.

— Est-ce que je peux toucher tes ailes ?

Tys s'étouffa avec sa salive. Narsa fit une grimace dégoutée à Nuvem.

— Nuvem... non, dit simplement Tys.

— Pourquoi ? Elles ont l'air tellement douces.

— Je vais laisser passer, parce que tu ne viens pas d'ici, dit Narsa. Mais sache qu'en société, ça ne se demande pas, ce genre de chose !

— Mais pourquoi ?! insista Nuvem.

Narsa soupira en levant les yeux au ciel, puis s'envola pour prendre la direction du nord. Aussitôt qu'elle fut hors de vue, Tys se retourna vers son ami pour lui envoyer une petite claque sur l'épaule.

— Pourquoi tu demandes à chaque fois qu'on rencontre une fée ? Je t'ai déjà dit qu'il ne faut pas faire ça !

— Je finirais bien par tomber un jour sur une fée qui acceptera, fit Nuvem avec conviction.

— Leurs ailes sont très sensibles. Si tu les touches, ça leur fait mal !

— Tu as donné la même excuse pour les oreilles d'elfes.

— C'est parce que c'est vrai.

Nuvem allongea le doigt en direction de l'oreille droite de Tys, qui esquiva d'un pas de côté.

— Non ! Arrête !

Nuvem soupira en laissant retomber sa main, le sourire aux lèvres. Il s'engagea le premier dans la direction empruntée par Narsa, même si elle n'était déjà plus visible au loin. Tys s'élança derrière son ami avec un temps de retard, zigzagant entre les nombreux piétons dans la rue.

Le silence dura une minute supplémentaire avant que Nuvem reprenne :

— Qu'est-ce qu'on va faire, exactement ? Est-ce que c'est vraiment juste... livrer un message ?

— À peu près, fit Tys, pas tellement sur lui-même de la réponse.

— Je croyais que les mages pouvaient tout faire. C'est ce que tu avais dit, non ? Pourquoi Sin n'utilise pas un sort de télépathie pour parler directement à un djinn ? Et pourquoi toi, tu ne le fais pas ? Pourquoi devrait-on aller dans une ville que tu détestes rien que pour ça ?

— D'abord, la télépathie ne me permet pas de contacter quelqu'un que je ne connais pas à plusieurs centaines de kilomètres. Un lien doit déjà exister, tu comprends ? Ça ne fonctionne qu'avec les amis. Ensuite, la personne en question, c'est un djinn ! Il faut être très poli avec eux, sinon... tu te fais noyer dans une fontaine. Et généralement, utiliser un don sur quelqu'un sans son consentement, c'est quelque chose de très rude, justement. Alors, je préfère éviter.

— Sin et toi, vous parlez des djinns de la même façon que, chez moi, on parle des goules.

Tys pouffa d'un rire sans joie. Sous ses yeux, il revit en flash l'attaque de la goule, à Thrasryall. Leerian, couvert de sang, les membres cassés, des morceaux de chairs manquantes... Il lui arrivait encore de revoir la scène dans ses rêves.

— Si un djinn voulait tuer quelqu'un... ça ressemblerait probablement à ça. En fait, leurs pouvoirs ne leur permettent pas de tuer, va savoir pourquoi. Leur technique, tu l'auras devinée... c'est à l'ancienne. Avec un couteau, un pistolet, une corde...

Nuvem grimaça, sans insister. Ses yeux bruns se promenaient de la devanture d'une petite maison à la façade d'une boutique, profitant du style très rustique de la ville de Wondor, qui lui rappelait un tant soit peu son village d'origine. D'ici quelques minutes encore, ils l'auront quitté.

— Combien de temps avant d'atteindre Stanmore ?

— Quatre jours, probablement. Si on s'arrête dans chaque ville sur notre chemin pour se reposer...

Quatre jours... 

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