Chapitre 3
Dans la ville de Wondor, à plusieurs centaines de kilomètres de Stanmore, Egrim vivait l'enfer.
Ça faisait déjà bientôt un mois qu'ils y étaient, lui, son maître Sindruid et Narsa la fée, à travailler pour la boutique du magicien, qui consistait à aider tous les habitants dans toutes sortes de problèmes, allant des plus ennuyantes aux plus délicates. En presque trois semaines, Egrim s'était fait une réputation peu flatteuse : l'apprenti grognon et insouciant du grand Sin. Il critiquait ouvertement les demandes trop faciles, les qualifiant de pertes de temps, et se plaignait quand c'était trop difficile. Le seul moyen que Sin avait su le convaincre de s'appliquer un minimum à la tâche était qu'il pouvait garder l'or qu'il gagnait, et surtout, que Sin ne lui fournirait d'argent de poche, avec la menace de ne pas le nourir s'il rouspétait encore contre les clients. Après le deuxième jour sans manger et sans rien pour s'acheter de salade de fruits, il s'était mis à respecter un tout petit peu plus les gens. Mais vraiment juste un peu.
Alors même que Leerian faisait ses premiers pas vers Celeyste, Egrim arrivait à destination de son nouveau client. Les mains dans les poches et sifflant un air entendu la veille par des musiciens de rue, il observa la clôture de bois qui entourait de grands terrains de terre agricole qui s'étendait devant lui, aux limites de la ville. Le numéro « 873 » plaqué dessus indiquait la bonne adresse. Egrim se permit d'enjamber la clôture qui, clairement, ne servait qu'à décorer, dépassant à peine ses genoux. Il continua la route en direction d'une toute petite maison, cent mètres plus loin, bâtie en forme de champignon, avec un toit rouge un peu déteint et les murs étrangement rebondis, rappelant une grange menaçant de s'effondrer.
— Eh, oh ! fit Egrim, les mains en porte-voix. Monsieur Rodrel ?!
Personne ne répondit, pourtant, les longues oreilles d'Egrim perçurent un bruit de pas depuis l'habitation. Tout en s'avançant, la porte, peinte de même rouge que le toit, s'ouvrit en couinant, laissant apparaître un vieux lutin, un chapeau vert et pointu sur la tête. Il s'approcha à la rencontre d'Egrim, les bras grand ouverts et un visage impassible.
— Ah, tu es venu ! s'exclama Rodrel. Je commençais à perdre espoir.
— Je ne suis pas en retard, s'étonna Egrim. Je ne vous ai pas donné de date !
— Justement !
Egrim s'arrêta de marcher. Rodrel était maintenant en face de lui ; Egrim devait regarder directement au sol pour l'apercevoir, et surtout, éviter de l'écraser sous son pied. Les lutins en général étaient toujours petits, mais celui-là était franchement minuscule. Il devait faire à peu près soixante-dix centimètres, tout au plus.
— Alors ? Vous pouvez me rappeler votre requête ?
Rodrel pointa un doigt en direction de sa cour arrière. Egrim s'y avança, marchant lentement alors que Rodrel trottinait derrière lui autant que ses jambes le lui permettaient.
— C'est mon puits, dit le lutin. Avec la tempête de neige qu'on a eue il y a peu, le moulinet s'est cassé, trop grave pour que je puisse m'en charger avec quelques coups de marteau. Tu peux régler ça, pas vrai ? Sinon, je sais que Sin n'en ferait qu'une bouchée.
— Je peux le faire, dit Egrim tout en s'efforçant de camoufler son impatience.
La moitié des demandes consistant à sois réparé quelque chose, sois soigner toutes sortes de blessures ou maladies, Egrim s'était grandement amélioré dans l'un et l'autre au cours des trois dernières semaines, au point ou Sin s'était mis à lui confier pratiquement tous les cas, gardant pour lui les plus compliqués.
Ils arrivèrent devant le puits, au bord d'un champ de pommes de terre vierge pour l'hiver. Le moulinet n'était pas seulement cassé ; il était complètement détruit. Des bouts de bois trainaient un peu partout, une bonne partie était même coincée dans la glace au fond du trou.
Egrim s'appuya contre la pierre et, précautionneusement, regarda tout au fond. Il remarqua rapidement que la glace était très épaisse. Or, il avait besoin de tous les morceaux pour reconstruire le moulinet ; il ne pouvait pas créer quelque chose à partir de rien. Je dois fondre l'eau... Je suis nul, avec l'eau.
C'était le dernier chapitre en date dans son apprentissage avec Sin ; la magie de l'eau. Il commençait, très lentement, à la manipuler. Sin s'était surtout concentré sur la neige, puisqu'ils n'en manquaient pas, en ce moment. Mais alors de la glace...
Ce sera peut-être plus compliqué que prévu. Ou bien Sin savait ce qui m'attendait, et il veut me tester.
— Alors ? Tu peux le faire, ou non ? fit le lutin.
— Oui, oui... retournez dans votre champignon, je m'en charge.
Rodrel lui lança un dernier regard circonspect, puis tourna les talons et retourna dans sa maison. Egrim patienta qu'il soit assez loin, puis s'agenouilla devant le puis, les coudes contre la pierre et les yeux dans le fond du trou, à la recherche d'une idée, d'un sortilège qui répondrait à ses besoins.
Peut-être que je pourrais la faire fondre avec du feu...
Convaincu, Egrim tendit la main droite en direction de la glace.
— Cadium !
Une douce chaleur se propagea dans le corps d'Egrim. Autant il apprécia, pendant un instant, de ne plus ressentir la température dans les négatifs, autant il fut frustré de son premier échec. Je veux réchauffer la glace, pas moi-même ! Bon, essayons autre chose...
— Aghes !
Cette fois, une boule de feu jaillit de sa paume pour aller percuter la matière solide. En surface, elle fondit effectivement, mais à une profondeur de quelques centimètres seulement. Egrim répéta le sortilège, s'efforçant de le maintenir sous forme d'un jet de flamme continue. Une vapeur s'éleva, directement sur son visage, d'une chaleur impressionnante. Egrim cria en se reculant, puis s'effondra au sol en se tâtant la peau, convaincu que ses sourcils avaient grillé. Heureusement, ils étaient toujours là.
Merde ! Je n'ai vraiment pas le choix.
Egrim grogna de frustration, cognant la terre dure de son poing, puis s'agenouilla à nouveau devant le puits. Il observa dans le trou, où la vapeur s'était transformée en un petit nuage de neige qui retombait tout autour de lui.
Au loin, Rodrel le lutin l'espionnait par la fenêtre de sa maison, convaincu qu'il n'y parviendrait jamais. Egrim sentait son regard brûler dans son dos. Il prit sur lui pour résister à la tentation de se retourner.
— Un sortilège d'eau, murmura Egrim pour lui-même. Qu'est-ce que c'est, déjà ?
Sin lui avait montré comment faire, il y a quelques jours. Le problème, c'était que Sin lui avait fait une démonstration de plusieurs sorts en rapport avec l'eau, avant de focaliser sur un en particulier ; pas celui dont il avait besoin en ce moment. Egrim ferma les yeux, s'efforçant de se remémorer les mots.
— Myurdet... Muyrdet ahk.
Rien ne se produisit. Pourtant, en mêlant ses souvenirs de la scène avec ses connaissantes en la langue elfique, qui s'améliorait toujours, ça lui semblait être une bonne formule pour ce qui signifiait littéralement « changer l'eau ». Il voulait bien modifier son état, de solide à liquide, alors pourquoi pas ?
— Myurdet ahk ! dit-il encore, pointant sa main droite vers la glace.
Egrim ressentit une légère tension, un étourdissement passager. C'était quelque chose qui lui arrivait de plus en plus rarement, à mesure que ses forces en magie se développaient ; ça se produisait généralement quand il essayait de faire n'importe quoi, comme en ce moment. Au moins, ça voulait bien dire qu'un résultat était possible.
Egrim répéta la formule. Deux, trois, quatre fois. Visiblement, la magie de l'eau n'était pas des plus facile. Sin lui avait bien prévenu que, même s'il était apte à faire toutes sortes de magie, il était normal que certain type lui soit plus compliqué. Sin, par exemple, était nul avec la magie de la terre, il en rougissait rien qu'à en parler. Egrim, lui... jusqu'à maintenant, il pariait sur la magie de l'eau.
Après dix minutes d'essai infructueux, sa tête lui tournait franchement. Il s'adossa contre le puits pour une petite pause, le cœur au bord des dents. Je n'y arriverais pas... je devrais abandonner. Sin prendra le relais, et c'est tout.
— Eh, le mage !
Egrim leva les yeux devant lui. Rodrel était au bas de la porte de son champignon, les mains en porte-voix pour crier.
— Alors, ça avance, ou pas ?
— Oui, c'est bon ! répliqua Egrim dans un grognement. J'ai juste besoin de quelques minutes !
— Tu veux que j'aille chercher Sin ?
— Non, c'est bon ! Je gère ! s'énerva Egrim.
Rodrel leva les yeux au ciel en soupirant, le prenant clairement pour un entêté, puis retourna dans sa maison en claquant la porte derrière lui.
Pourquoi j'ai dit ça ? Je pensais moi-même à appeler Sin...
Egrim baissa le regard vers ses mains, ou plutôt les gants de cuirs qui les protégeaient du froid. Le droit présentait des marques noires de suie, preuve de la magie du feu dont il se servait régulièrement. C'était tout de même un pouvoir assez pratique, en hiver. Le gauche, en revanche, était intact. Et pourtant, c'était celui qui lui était le plus utile.
Egrim n'avait pas acheté ces gants pour se réchauffer, bien que ce fût une très bonne excuse. Il avait une raison bien plus personnelle de les porter.
Egrim leva les yeux vers la maison, s'assurant que Rodrel n'était plus en vue, puis se retourna pour faire face au puits et à la glace tout au fond, emprisonnant les bouts de bois dont il avait besoin pour en réparer la manivelle. S'il reste une chance que j'y parvienne... c'est celle-ci. Se mordant la lèvre de nervosité, il tira sur les doigts du gant pour le retirer.
Sa main aurait pu être parfaitement normale, si ce n'était de sa couleur étrange. Son pouce, une partie de son index, et presque la moitié de sa paume était turquoise. Des motifs arabesque commençaient à se dessiner, à peine visibles et d'un bleu presque semblable. La tâche s'étendait jusqu'à son poignet.
Un mois plus tôt, ce n'était qu'un petit cercle à la base de son pouce. Mais elle avait grossi, et continuait de s'étirer. Pourtant, il avait réussi à cacher le phénomène à Sin ; bien qu'il portât toujours ses gants, Egrim parvenait, en se concentrant très fort, à redonner à sa main l'apparence d'une peau parfaitement beige. Ainsi, il avait su laver les soupçons de son maître, si par malheur il en avait eu.
Egrim dirigea sa paume gauche dans le trou du puits.
— Myurdet ahk.
La glace fondit aussitôt, sans la moindre résistance. Les bouts de bois se mirent à flotter à la surface.
Le cœur d'Egrim s'emballa dans sa poitrine. Pas parce que l'effort magique l'avait épuisé, au contraire ; parce que c'était beaucoup trop facile. Il n'avait ressenti aucun étourdissement comme lors de ses premiers essais. Il avait même plutôt eu l'impression que prononcer la formule était superflu.
Egrim regarda sa main, la tache bleu turquoise qui semblait briller comme si des paillettes de fée lui était tombé dessus. Il s'empressa de remettre son gant, la bouche soudain pâteuse par son mauvais pressentiment. Je ne vais vraiment pas en m'améliorant.
— Irtas.
Les bouts de bois se soulevèrent du puits. Guidés par la volonté d'Egrim, ils se posèrent sur le sol ferme, tout près de lui et de tous les autres débris. Il ne restait plus qu'à envoyer le coup de grâce :
— Readicafo.
Enfin, tous les bout de bois jusqu'à la plus petite écharde, les clous et les morceaux de métal qui trainaient, se mirent à l'éviter, se rejoignant pour ne créer qu'un seul objet... en moins d'une minute, le moulinet était reconstruit, prêt à récolter l'eau.
Egrim s'assit à nouveau malgré la tâche accomplie. Sa tête s'était remise à tourner. Pas douloureusement, mais la sensation était suffisante pour être désagréable. J'ai trop forcé. Les nombreux sortilèges infructueux avaient pesé dans la balance... sauf, bien sûr, celui qui provenait de sa main gauche. Comme si, d'une certaine façon, la magie s'était alimentée sur une autre source que la sienne. Ce qui était totalement impossible ; en dehors de Rodrel, il n'y avait personne sur plusieurs centaines de mètres.
— Ah ! Tu as réussi !
Egrim se scotcha un sourire artificiel sur le visage avant de faire face au lutin qui avançait vers lui, une bourse à la main. Toujours assis, Egrim n'en restait pas moins plus grand que lui.
— Si tu permets, je vais tester avant de te payer.
— Bien sûr, murmura Egrim.
Rodrel s'approcha du puits et tourna la manivelle. Un petit bruit de ferraille survint, particulièrement agaçant aux longues oreilles sensibles d'Egrim. Pourtant, le lutin souriait à pleine dent, alors qu'une corde avec un sceau remontait lentement le long du trou.
— Magnifique ! Tiens, c'est pour toi.
Il ouvrit la bourse et en sortit quatre pièces d'or. Egrim tendit sa main gantée alors que Rodrel y déposait la monnaie.
— Juste une pièce d'or...
— Sin m'a demandé de te payer quatre pièces si tu réussissais ce coup. Il était conscient que ce serait difficile.
Egrim ne répondit rien, se contentant de faire un sourire faussement modeste. Je le savais. C'était un test.
— Merci encore, Egrim ! Tu vas devenir aussi fort que ton maître, j'en suis convaincu. Et peut-être même plus !
Rodrel lui fit un clin d'œil plein de malice, puis tourna les talons pour retourner dans sa maison. Egrim le regarda s'éloigner tout en glissant l'or dans la poche de son pantalon.
Un test de Sin... comment vais-je lui expliquer ce que j'ai fait, sans parler de mon secret ?
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