Chapitre 16
L'ascenseur s'arrêta à l'étage vingt-cinq pour les deux femmes, qui sortirent en se soutenant l'une à l'autre. En les voyant partir, Tys fut tenté, pendant un instant, de leur souhaiter bonne chance. Mais la chance sous-entendait que, sans elle, tout allait foirer, ce dont il craignait pour lui-même.
Les portes s'étaient refermées longtemps avant qu'il ne trouve la force de le dire, aussi se contenta-t-il d'une prière muette adressée au djinn qu'elles allaient rencontrer.
Beaucoup trop vite à son gout, l'ascenseur reprit sa course. À peine une quinzaine de secondes plus tard, ils atteignirent l'étage trente-sept, soit le bureau de Memfis. Le seul djinn qui acceptait de les recevoir.
Tys s'avança d'un pas dans le corridor. Danayelle hésita, puis le suivit avec un temps de retard. Aussitôt sortit de la cabine, les portes se refermèrent derrière son dos avec un slack ! qui rappelait un coup de couteau dans la viande crue. Les elfes sursautèrent, tous deux pris de chairs de poule.
Devant eux, il y avait une porte bleue. De la même couleur que la carte magnétique que leur avait donnée Lisa, la fée réceptionniste. Une sorte de petit boitier noir faisait office de poignée ; Tys y appuya la carte, qui produit un bip et s'ouvrit avec un cliquetis. Tys la poussa doucement ; ils découvrirent un corridor, si long qu'il devait bien traverser toute la largeur de l'immeuble. Tout au fond ; une autre porte. La seule que contenait cet interminable tunnel.
— C'est... un peu glauque, fit Tys dans un murmure.
— C'est très glauque.
— Est-ce que tous les étages ressemblent à ça ?
— Pour ce que j'en sais, ils sont tous différents.
Tys prit une grande inspiration, s'efforçant de se donner du courage, puis s'avança dans le corridor. Le sol était en tapis, et pourtant, chacun de ses pas semblait produire un son de claquement assourdissant.
Danayelle lâcha un petit gémissement inquiet, avant de se précipiter à sa suite.
Tys faisait de son mieux pour paraître sûr de lui, mais sa nervosité était telle qu'il n'arrivait plus à contrôler sa télépathie, de sorte qu'il entendait clairement les pensées de la blonde, un mètre derrière lui. Elle maudissait les djinns et leurs esprits tordus tout autant qu'elle priait pour leur accorder un minimum de bonté. Elle injuriait Chris d'être parti skier dans l'autre monde et insultait Egrim de les mettre dans cette situation. Et malgré toute sa peur, Tys fut heureux de constater qu'aucune de ses réflexions n'était dirigée contre lui.
Ils leur fallut près d'une minute de marche avant d'atteindre le bout du couloir, en face de la porte noire. Un gros « M » en or était incrusté à hauteur d'yeux. Tys fit la moue tout en lançant un regard en biais vers Danayelle. Il voulut faire un commentaire, mais il avait l'impression que ce mystérieux Memfis entendrait tout ce qu'il dirait.
Avec une grande inspiration et expiration, Tys frappa trois petits coups sur le battant. Il attendit, mais personne ne répondit. Il sortit la carte magnétique et la leva devant lui, alors même qu'il n'y avait aucun boitier pour l'activer. Pourtant, la porte s'ouvrit enfin, coulissant avec une lenteur toute calculée, accompagnée d'un grincement dont l'unique but consistait probablement à irriter les visiteurs.
Tys et Danayelle passèrent le seuil d'un seul pas. Ils y découvrirent une large pièce dont le mur du fond n'était qu'une baie vitrée, démontrant la ville de Stanmore à une hauteur vertigineuse. Un bureau d'un style présidentiel en bois sombre était devant, des petits palmiers en pot étaient dans chaque coin. Le mur à leur gauche n'était qu'une immense bibliothèque, contenant autant de livres que toutes sortes d'objets de collections étranges. À droite, c'était plutôt un coin salon ; un canapé blanc, une table basse avec un plateau à thé et des biscuits, deux fauteuils assortis.
Tys savait qu'en observant plus attentivement, il découvrirait toutes sortes de choses intéressantes. Mais son regard s'était arrêté au canapé, car là était assis un homme, lisant un livre d'une main et tenant une tasse fumante dans l'autre, le petit doigt en l'air. Il portait un costume bleu marin et une chemise blanche, ses cheveux bruns parfaitement peignés sur le côté. Mais ses yeux trahissaient sa race. Malgré son apparence, il était évident que ce n'était qu'un djinn sous déguisement. Ses iris étaient bleus ; d'un bleu si pur et lumineux, que Tys pouvait presque y voir briller toute l'étendue de magie que cet être avait en lui.
Même Danayelle en fut impressionnée. C'était la première fois qu'elle voyait des yeux plus beaux que ceux de Tys, et de loin.
Tys ne put réprimer un petit ricanement en entendant les pensées de son amie. Puis il s'éclaircit la gorge et fit un pas vers le djinn, qui l'observait sans rien dire au-dessus de la couverture de son roman.
— Merci beaucoup, monsieur, d'accepter de nous rencontrer. Nous ne prendrons qu'une minute de votre temps.
— Oh, vous ne m'embêtez pas du tout, répondit Memfis en abaissant enfin son livre. Assisez-vous.
Tys n'avait pas envie de s'assoir. Il voulait livrer son message et s'enfuir aussitôt dans la direction opposée. Mais mieux valait faire tout ce que le djinn demandait. Tys s'installa donc dans l'un des fauteuils, et Danayelle alla dans le deuxième avec un temps de retard, le corps raide et tremblant de nervosité.
Calme-toi, Dana ! lui dit Tys sans lui accorder un regard.
— Je m'appelle Tys, et voici mon amie Danayelle. Je viens en émissaire de la part de Sindruid, le mage de Wondor. Il a un message pour vous.
Memfis se contenta d'un demi-sourire. Voyant qu'il ne répondrait rien, Tys ramena son sac sur ses genoux pour y trouver la lettre de Sin, qu'il tendit au djinn. Celui-ci prit le temps de déposer son livre et de boire une gorgée de son thé avant de s'emparer de l'enveloppe et en déchirer un coin pour l'ouvrir, puis lire le papier lentement.
Il n'a pas l'air si machiavélique, pensa Tys, tout en sachant qu'il était peut-être prématuré de se faire un avis sur le personnage. Déjà, la moitié du boulot était fait ; il ne restait plus qu'à attendre qu'il termine sa lecture pour s'éclipser en toute politesse.
Enfin, Memfis replia la lettre et la glissa dans une poche intérieure de son costume.
— Intéressant, dit-il du bout des lèvres.
Il reprit sa tasse de thé et en but une gorgée.
Tys se leva du fauteuil et s'inclina légèrement.
— Merci d'avoir lu la lettre de Sindruid. Je vous souhaite une bonne journée.
Danayelle se leva à son tour, puis se dirigea vers la porte la première. Tys n'eut le temps de faire un pas à sa suite, avant que le moment qu'il craignait n'arrive enfin.
Derrière lui, Memfis s'était rapproché.
— Attendez.
Tys figea sur place. Il ferma les yeux, sentant l'angoisse monter en lui à pleine vitesse. Respire. Respire...
Tys se tourna à nouveau pour faire face à Memfis. Il n'était plus qu'à un demi-mètre de Tys. C'était beaucoup trop près à son gout.
Memfis se tapota la poitrine d'un doigt pour désigner la lettre.
— Tu ne veux pas savoir ce que j'en pense ?
— Ça ne me concerne pas, monsieur. C'est entre vous et Sindruid.
— Bien sûr que ça te concerne. Egrim. C'est ton meilleur ami, non ?
Tys sentit ses joues s'empourprer à la mention du mage. Parce que non, ce n'était plus son ami, encore moins le meilleur d'entre eux. Plus le temps passait depuis l'incident, plus in était enclin à le qualifier d'ennemi.
Pourtant, Tys eut du mal à exprimer ses sentiments sur le sujet. Il avait peur, dépendant de la tournure de phrase, de dire un mensonge.
— C'était, dit enfin Tys.
Il ravala péniblement sa salive, puis se força à braquer son regard dans celui de Memfis, d'un bleu vraiment obsédant.
— Qu'est-ce que vous en pensez, monsieur ?
Memfis eut un large sourire, comme s'il n'avait fait qu'attendre cette question. Il tourna le dos à Tys pour reprendre sa tasse de thé, but une gorgée, et posa une main lourde sur l'épaule de Tys, qui prit sur lui pour s'empêcher de tressaillir.
Derrière lui, Danayelle reculait à petits pas vers la porte, angoissée pour son ami et heureuse que l'attention du djinn ne soit pas sur elle.
— Je pense qu'Egrim est un cas intéressant. Il vaudrait la peine d'être étudié de plus près. Il est donc certain que je vais accepter d'accompagner Sindruid dans cette cause.
— C'est... très bien, monsieur. Merci beaucoup.
— Oui. Je crois aussi. Il est plus que temps que j'endosse mon rôle paternel.
Il fallut un instant à Tys pour comprendre les paroles du djinn. Puis sa bouche s'entrouvrit lentement, et ses yeux s'écarquillèrent.
— Vous... êtes le père d'Egrim ?
— Pourquoi sembles-tu si surpris, Tys ? fit Memfis sur le même ton. Tu as bien capté le problème ? Ou tu fais partie d'une espèce rare de télépathe sans cervelle ?
Tys rougit, incapable de répliquer quoi que ce soit. Il tenta regard vers Danayelle, s'efforçant d'avoir un peu de soutien, mais Memfis posa une main sur sa joue pour l'empêcher de tourner la tête.
— Nous ne sommes pas très nombreux, tu sais. Il y avait tout de même vingt pour cent de chance que je sois son père. Et c'est moi. Je suis le coupable.
Tys aurait pu profiter de l'occasion pour lancer toute sorte de questions. Pourquoi avoir fait un enfant ? Comment, même, puisque les djinns faisaient des tires à blanc ? Et pourquoi de cette façon, en faisant souffrir la mère d'Egrim ? Est-ce que c'était voulu ? Ou Egrim était un accident ? Pourquoi être resté caché tout ce temps ? Pourquoi être honnête aujourd'hui ?
Son côté journaliste luttait contre son instinct de survie. Il voulait savoir, il en ressentait une curiosité qui lui brûlait jusque dans les tripes. Mais clairement, Memfis avait envie de parler, et il ne laisserait pas Tys partir tout de suite. Il jouait avec ses invités.
— Pourquoi ? ce risqua à demander Tys.
— Hmm... il va falloir que tu sois plus précis. Oh, tu sais quoi ? Laisse tomber. Ce serait trop long à expliquer...
— Pourquoi vouloir aider Egrim maintenant ? fit tout de même Tys. Après tout ce temps ?
Comme venait de dire Memfis : trop long à expliquer. S'il avait quatorze ans de la vie d'Egrim à raconter, il ne sortira jamais de ce bureau. Mais il devait au moins savoir ça. Tys sentait que, peut-être, le djinn pourrait lui donner des indices sûrs... qu'importe. Il ignorait ce qu'il contait faire de l'information. Mais ce serait peut-être utile.
Memfis ricana, dévoilant ses dents parfaitement blanche et droite. Tys put presque y déceler son reflet.
— Il est temps qu'il apprenne, justement. Quatorze ans, déjà, et toujours aussi petit et frêle. Tu te rends compte ? Avec tous ses talents, il n'a même pas réussi la tâche, pourtant si simple, de te noyer.
Tys blêmit et recula d'un pas. Alors, c'était ça ; il allait entrainer Egrim... à devenir pire ?!
Memfis éclata de rire en avisant la mine horrifiée de Tys.
— Je suis content qu'il ne t'ait pas tué, Tys. Mais aussi un peu déçu, parce que ç'aurait dû être facile.
Memfis claqua des doigts, et le son se répercuta en échos dans le crâne de Tys tel un énorme gong. Il sursauta, son cœur se contracta d'une peur irrationnelle, et ses poumons se vidèrent d'un coup. Il tenta d'inspirer, de calmer ses nerfs en pelote, et alors seulement, il réalisa qu'il ne pouvait plus respirer. Il pressa une main sur sa poitrine, la bouche ouverte comme un poisson hors de l'eau, son visage prenant rapidement une teinte bien rouge.
— Tys ? fit Danayelle en lui serrant le bras. Tys !
Tys lâcha un râle, complètement paniqué. Ses genoux se dérobèrent et Danayelle le rattrapa contre elle, tous deux assis sur le plancher, aux pieds du djinn.
Memfis éclata de rire, amusé du spectacle.
— Tys ! Bon sang, respire ! s'exclama Danayelle. Monsieur, s'il vous plait ! Arrêtez ça !
Memfis prit une gorgée de son thé, puis fit la moue en avisant que la tasse était vide.
— Je vous fais juste une petite démonstration...
Tys interrompit le djinn d'une énorme goulée d'air. Enfin, il pouvait respirer, après une longue minute de torture. Il resta au sol, le front appuyé contre l'épaule de Danayelle, tremblant et à bout de souffle.
— Ça va ? fit Danayelle dans un murmure.
Tys répondit d'un vague marmonnement affirmatif.
— Une démonstration, reprit Memfis comme si de rien n'était. Tu vois, Tys, la différence entre mes pouvoirs et ceux d'Egrim. C'est drôle, non ? Je n'ai rien fait, pourtant, voilà que tu respires à nouveau. Je suis incapable de tuer avec la magie. C'est mystérieux...
— Pourquoi...
Tys ne put terminer sa phrase, à bout de force. L'expérience l'avait anéanti. Tel père, tel fils ! eut-il envie de hurler.
— Rien n'empêche un elfe, en revanche, de tuer avec la magie. Pas vrai, Danayelle ? Tu l'as déjà fait, toi, à l'époque où tu ne contrôlais pas encore ton don. C'est ça qui m'intrigue chez Egrim. Est-ce qu'il peu tuer avec la magie ? Si oui, est-ce limité à ces capacités de mage, ou également au pouvoir de djinn qu'il a peut-être en lui ? Ça vaut la peine de se pencher sur la question.
Tys avait repris son souffle. Lentement, il se dégagea des bras de son amie et se releva pour faire face à Memfis. Son visage était encore un peu rouge, et il devait lutter pour effacer ses airs contrariés à la semi-tentative de meurtre qu'il venait de subir.
— J'aurais compris avec des mots, monsieur. Une démonstration n'était pas nécessaire.
— Oh, pardon, mon grand. Je suis quelqu'un de visuel.
Tys risqua un regard vers Danayelle, qui s'était relevé. Il faut contacter Sin au plus vite, lui communiqua-t-il mentalement. Une fois qu'on sera sorti de cette tour infernale !
Danayelle fit un subtil hochement de tête. Elle aussi n'avait qu'une hâte ; s'éloigner du djinn, autant que possible.
— Merci de nous avoir accordé de votre temps, monsieur, dit Tys. Nous allons vous laisser tranquille, maintenant.
— Bien sûr, bien sûr... bonne route.
Danayelle prit Tys par le coude et l'entraina vers l'entrée, incapable de rester dans ce bureau une seconde de plus. Le djinn les suivit jusqu'à la porte et s'appuya sur le cadre en leur faisant un rictus carnassier.
— J'ai presque oublié un détail...
Tys pinça les lèvres. Il n'en avait que faire, des détails ; il voulait partir ! Pourtant, Memfis bloqua la sortie de son corps, son sourire s'élargissant encore un peu plus. Il leva un doigt en l'air et, avec lenteur, le pressa sur le font de Tys, qui tressaillit. Il ferma les yeux, s'attendant à s'écrouler au sol en se tordant de douleur. Mais étrangement, il ne sentit rien. Au contraire, il était serein, comme si un poids énorme venait de lui être retiré.
Memfis éloigna son doigt, puis posa la main sur l'épaule de Tys tout en se penchant à son oreille.
— T'en fais pas. C'est temporaire.
Memfis se décala de l'entrée, et Danayelle serra le bras de Tys pour l'entrainer avec elle vers la sortie.
La porte se ferma derrière eux. Ils étaient de retour dans le long corridor, qui menait tout droit à l'ascenseur. Danayelle marchait rapidement, aux limites de la course. Tys la suivait à un pas de distance.
— Ça va, Tys ? Qu'est-ce qu'il t'a fait ?
— Ça va... et je ne sais pas, dit Tys avec lenteur.
Il se sentait embrouillé, l'esprit baignant dans une brume. Sa vision semblait plus terne, le blanc des murs lui paraissait gris. En fait, tout était gris. Tys s'arrêta de courir et leva les mains devant lui. Pas gris. Juste vraiment, vraiment terne.
— Tys ?
Tys leva lentement la tête vers Danayelle, qui le dévisageait avec inquiétude. Même ses grands yeux verts étaient... plutôt gris. Elle s'avança d'un pas et prit les mains de Tys pour les abaisser.
— Il... m'a fait quelque chose... Je ne comprends pas.
— On en reparlera dehors, OK ? Il faut sortir d'ici.
Tys hocha la tête, embêté, et se laissa entrainer par son amie qui s'était remise à courir.
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