Chapitre 13
Leerian avait passé l'heure suivante à couper du bois à la hache, la réunir en une belle pile près du perron, puis d'en entrer autant que possible pour le mettre à côté de la cheminé. Ensuite, il était allé voir le puits, à l'arrière de la maison. C'est là que le trouva Mishi, un sac de voyage à ses pieds, et son arc et son carquois au dos.
— Tu n'as pas à te donner autant de mal pour papa, dit-elle après qu'il eut remonté le dixième sceau.
— Bien sûr que oui, Adan mérite tout mon respect et ma loyauté, répliqua Leerian avec grand sérieux.
— Évidemment. Je veux plutôt dire que tu en fais trop. On ne part pas pour deux semaines, seulement quelques jours. C'est ce que tu as dit tout à l'heure, non ?
Leerian s'arrêta dans son geste, puis se retourna pour dévisager Mishi. Appuyée contre un arbre, elle le regardait avec un sourire mesquin aux lèvres, amusé par le jeu de l'elfe. Celui-ci, un sceau en main, prit quelques secondes avant de répondre en rougissant :
— Je n'ai aucune idée quelle quantité d'eau doit boire un homme.
— Tu en as remonté largement assez.
Leerian baissa la tête, sans plus savoir quoi dire. Mishi pouffa de rire, puis s'avança pour l'aider à ramener les sceaux à la maison. Leerian l'imita et, au bout du cinquième voyage, la majorité était sur le balcon, près de l'entré, et le reste directement à la cuisine. Ils s'arrêtèrent au salon, où Adan était toujours, savourant que le travail soit fait sans lui.
— Merci beaucoup, mon cher Leerian, dit Adan d'un ton quelque peu sarcastique.
Leerian grimaça un sourire. Les yeux bruns d'Adan reflétaient un sous-entendu auquel il en comprenait parfaitement le sens ; il lui restait encore une chose à faire pour que le père de Mishi le laisse partir avec sa fille.
Leerian se balança d'un pied sur l'autre, ennuyé de la situation.
— Euh, Mishi... j'ai oublié un truc chez moi. Je vais y aller et revenir ensuite. Ça devrait me prendre une heure, pas plus.
— Je peux venir avec toi ?
— Eh bien... une heure, c'est si je cours. Avec toi, ce sera le triple du temps.
— Mais tu veux que je parte avec toi, de toute façon.
Leerian était à court d'arguments. En fait, il ne voulait pas que Mishi voie sa maison, car il en avait honte. Comparé à ce qu'elle avait, lui vivait dans une simple cabane particulièrement modeste.
— Qu'est-ce qu'il y a, Leerian ? intervint Adan en se penchant sur le bout de son canapé. Tu as d'autres secrets que tu nous caches, peut-être ?
— Non ! fit Leerian en s'empourprant aussitôt.
— Eh bien, ma fille veut voir ta maison ; amène-là chez toi !
Mishi pouffa de rire. Autant elle remarquait le malaise de Leerian, autant elle était amusée par les propos de son père. Normalement, Adan aurait dû l'empêcher d'aller chez un garçon, pas l'inciter ! Même si, elle le savait, le but d'Adan était de pousser Leerian à se mettre à nus. Il avait forcément en travers la gorge qu'il lui avait caché être un loup-garou ; peut-être s'attendait-il à ce qu'il y en ait toujours plus, en ce qui le concerne.
— D'accord, fit Leerian au bout d'un moment. Si tu veux me suivre... viens chez moi. C'est juste que... eh bien... c'est moins joli qu'ici.
— Je suis sûr que c'est très bien.
Leerian grimaça. Ce n'était pas très bien. C'était insalubre.
Leerian s'avança d'un pas d'Adan et fit un bref sourire, s'efforçant de rendre celui-ci au moins un peu convaincant.
— Merci pour tout, Adan. Je vous ramène votre fille dans quelques jours... une semaine, tout au plus.
Adan hocha la tête. Tout avait déjà était dit plus tôt ; ce n'était pas la peine de revenir sur le même sujet.
— Amusez-vous bien, surtout.
Mishi enlaça son père et lui plaqua un bisou sur la joue. Leerian sortit sans l'attendre, pensant qu'elle désirerait parler à Adan une dernière fois avant le départ. Pourtant, elle le suivit à peine quinze secondes plus tard. Leerian s'arrêta, mais la sirène le dépassa pour continuer son chemin vers le nord, et il se précipita derrière elle. Une bonne minute s'écoula avant que Mishi relève la tête vers Leerian pour lui présenter un large sourire.
— J'adore mon père, Leerian. Mais j'adore encore plus la liberté. Tu tombes vraiment à point, parce que je commençais à étouffer, à devoir prendre soin de lui à ce point.
— Ce sont les pirates et son enlèvement qui l'ont rendu faible, mais il va bientôt s'en remettre, le défendit Leerian. Il doit se reposer, c'est normal.
— Oui, je sais ! Mais moi aussi, j'ai besoin de décompresser. Quelques petits jours à gambader dans la forêt, c'est tout ce que je demande ! Et avec tout ce que tu as fait pour lui, il sera tranquille malgré mon absence.
— Ce serait vraiment bien si...
Leerian s'interrompit ; ses paroles avaient devancé ses pensées. Son sourire s'abaissa, étonné de ce qu'il avait presque dit.
— Si quoi ? insista Mishi alors que le silence s'éternisait.
— Rien. J'allais dire quelque chose de stupide...
— Tu dis tout le temps des trucs stupides. Je ne vois pas ce qu'il y aurait de différent, cette fois.
Leerian ricana malgré lui. Allait-elle vraiment le juger pour une idée qu'il avait eue en flash dans son esprit ?
— Je me suis dit que... ce serait bien si j'habitais avec vous. J'aurais pu ainsi vous aider dans toutes les tâches ; le bois, le puits, justement... prendre soin de ton père. Mais... c'est impossible.
— Parce qu'on a que deux chambres ? dit Mishi d'un air amusé.
— Non. Parce que je suis contagieux.
Cette fois, Mishi grimaça. Maintenant qu'il le disait de façon aussi directe, elle réalisait à quel point elle était chanceuse de ne jamais être entrée en contact avec son sang lors d'une transformation. C'était vraiment la chance, et rien d'autre, qui faisait en sorte qu'elle en avait échappé jusqu'à aujourd'hui.
— Tu n'es contagieux que pendant les pleines lunes, le défendit Mishi.
— Qu'importe. Ça reste une possibilité, et c'est quelque chose que je ne souhaite franchement à personne...
— Arrête, le réprimanda Mishi avec un léger coup de poing dans le bras. C'est censé être une randonnée amusante. Je ne veux pas que tu parles de ça !
— Désolé. Je me tais ! fit Leerian avec sérieux. Plus un mot sur ce sujet, promis !
— Bien ! fit Mishi, retrouvant aussitôt son sourire. Alors ; c'est loin, chez toi ?
— En courant ; trente minutes. À ta vitesse... trente heures.
Mishi lui envoya une grimace, puis partit à toute jambe comme une fusée. Leerian resta derrière, l'observant s'éloigner, amuser de voir à quel point elle semblait faire du surplace. En riant, il enfonça ses mains dans ses poches, la laissant prendre un peu d'avance.
— Allez, plus vite ! cria-t-il pour la narguer.
Au bout d'une minute, Leerian décida de courir à son tour, simplement pour la rattraper en dix secondes. Mishi grommela, faussement frustré, ce qui ne fit que rire Leerian encore plus fort.
Elle est trop mignonne, quand elle boude.
*
Au bout de plusieurs heures de marche, Leerian et Mishi arrivèrent tout près de la cabane. Elle n'était plus qu'à quelques centaines de mètres, cachée par tous les arbres et les conifères.
Leerian s'arrêta et Mishi l'imita avec un temps de retard. Pourquoi s'arrêter, si près du but ? Alors que Mishi le dévisageait, en attente d'une réaction, Leerian soupira en se tournant enfin vers la sirène.
— Il est l'heure de t'avouer que j'ai honte.
Mishi eut un sourire en coin. Elle se doutait de ce qu'il allait dire et l'interrompit d'un doigt sur les lèvres.
— Leerian, je sais que tu n'habites pas dans un château, ce n'est pas la peine de te justifier.
— Mais c'est... vraiment crade, dit-il dans un soupire.
Mishi haussa innocemment les épaules, puis continua son chemin. Elle était convaincue qu'il exagérait ; elle était consciente que la maison que son père avait construite était le paradis des antisociaux forestier, tel que Leerian, justement. En plus, il rentrait tout juste d'un très long séjour chez les djinns, dans leur tour de cinquante étages au milieu de la ville de Stanmore. Son jugement était forcément biaisé.
Quand Mishi découvrit enfin la cabane, en revanche, elle eut du mal à maintenir son sourire. Elle sentait le regard de Leerian braqué sur elle, cherchant sur son visage des signes de dégout. C'était difficile de garder la face devant cette baraque de bois bien carré, à la porte d'entrée défoncée et barbouillée de sang séché. L'établi de son père était plus spacieux que ça !
— Alors ? Dis-moi ce que tu en penses, fit Leerian d'un ton blasé.
— Eh bien... j'adore ton pommier.
Leerian pouffa de rire, observant lui aussi l'arbre, tout juste devant la maison. Il était très gros et très grand. Malgré qu'ils étaient en plein mois de janvier, ses branches étaient couvertes de fruits rouges. Leerian s'y avança et en cueillit quelques-unes pour les mettre dans son sac. Même s'il était vrai que cet arbre était l'une de ses rares fiertés, il savait surtout que Mishi, en tant que sirène carnivore, n'en avait sérieusement rien à faire des pommes.
— Il est magique, dit-il tout de même pour entretenir la conversation. Le cadeau d'un djinn à mon arrière-arrière... quelque chose grand-père. Il donne des fruits tout au long de l'année.
— Les Celeyste sont bien chanceux, en ce qui concerne les djinns.
— Franchement, ouais, fit Leerian en pouffant de rire. Je n'en connais pas deux qui les ont côtoyés et qui n'en ont pas souffert ensuite.
— Sinon... j'aime aussi beaucoup cette rivière.
Leerian se retourna pour regarder derrière lui. Une rivière d'environ deux mètres de large serpentait parmi les arbres. Pour s'en être servi pour prendre des bains tout au long de sa vie, il savait qu'elle mesurait près d'un mètre de profondeur, et que, s'il continuait cinq minutes vers le nord, elle devenait plus large et plus profonde. C'était là que c'était noyé le premier fils de ses parents ; un frère qu'il n'avait jamais rencontré, mort bien avant sa naissance.
— Tu veux voir quelque chose de vraiment mignon ? dit Leerian pour changer de sujet.
Mishi hocha la tête, même si elle n'avait aucune idée où il voulait en venir. Il posa un doigt sur ses lèvres, lui signifiant de ne pas faire de bruit, puis s'avança vers la maison. Mishi le suivit à regret ; elle n'avait pas particulièrement envie d'entrer dans cette cabane. Son seul réconfort était qu'en hiver, elle était sûre de ne pas tomber sur des araignées.
À l'intérieur, Mishi s'arrêta sur le seuil alors que Leerian continuait jusqu'à un vieux lit de paille aux couvertures brunes tant elles étaient usées. Malgré elle, Mishi laissa son regard se promener dans l'unique pièce de la maison ; le lit dans le fond à gauche, la cuisinière à sa droite. Toutes sortes de bibelots le long des quelques fenêtres, opaque de saleté. Et enfin, une table au milieu de tout ça, avec des livres, une clinquante bouteille de whisky, et son épée d'or et d'argent, posés au-dessus du reste comme un objet parmi tant d'autres.
Quand Mishi reporta son attention sur Leerian, elle le vit prendre le couvre-lit par les coins avec une extrême précaution et la retirer lentement, comme si une bombe était cachée dessous. Curieuse, Mishi s'avança d'un pas, découvrant alors, sur le matelas, toute une colonie de pixies, tel un arc-en-ciel de minuscules créatures en pleine hibernation. Mishi plaqua une main sur sa bouche pour s'empêcher de couiner de surprise et d'excitation mêlée.
Leerian reposa la couverture. Enfin, il alla vers la table et prit son épée, l'attachant à sa taille par le fourreau et la ceinture. Mishi sortit de la maison ; quand elle se retourna, Leerian la suivait déjà.
— C'était vraiment mignon ! fit Mishi avec un large sourire. C'est la première fois que je vois des pixies en hibernation.
— En été, je suis toujours infesté. Maintenant que ma porte est défoncée et que je n'étais pas là depuis plusieurs mois, elles ont sauté sur l'occasion de me voler mon lit. Sinon... qu'est-ce que tu penses de mon... ma...
Leerian grimaça, incapable de trouver un mot adéquat. Enfin, il leva un bras vers la maison – la cabane, le taudis, qu'importe. Mishi se mordit la lèvre, puis fit un sourire tendre pour l'elfe.
— Je suis désolée que tu aies dû vivre là-dedans.
— C'est le mot. Désolé...
Leerian ricana, avant de se reprendre rapidement :
— Bon, j'ai tout ce qu'il faut ! On peut y aller !
— Quoi, c'était ça que tu avais oublié ? Ton épée ?
Mishi baissa les yeux vers l'arme qui pendait à la hanche de l'elfe. Celui-ci rougit, mais se détourna avant qu'elle ne le remarque. Il s'engagea en direction de l'ouest, distançant rapidement sa maison sans un regard en arrière.
— C'était voulu. Je comptais la laisser ici, mais Adan m'a convaincu de la prendre.
Mishi lâcha un grand soupir tout en se précipitant à sa suite. Elle n'était absolument pas étonnée que son père ait conseillé Leerian de s'armer pour partir en randonnée, dans sa propre forêt. Comme si Leerian Celeyste ne savait pas gérer ce qu'ils risquaient de croiser à Celeyste !
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