Chapitre 12
Leerian était encore à plus d'un kilomètre de la demeure de Mishi quand il entendit les cris.
À chaque pas, l'envie de faire demi-tour était de plus en plus présente. Mais l'impression que son temps passé avec Mishi était conté lui donna le courage de continuer. Les mains dans les poches de son pantalon, la tête enfoncée dans les épaules, il avançait, jusqu'à être en vue de la maison. Il s'arrêta près du balcon, puis s'accroupit et fixa son regard sur les brindilles d'un petit arbuste qui dépassait d'un banc de neige.
— Non ! Je t'ai dit que je ne veux pas ! cria Misha à plein poumon.
— C'est pour ton bien, bon sang ! Pourquoi es-tu aussi borné ?! s'exclama en retour Adan. Tu veux finir comme ta mère, c'est ça ?!
Leerian grimaça à l'argument, auquel Mishi répondit en hurlant encore plus fort. La mère de Mishi avait été tuée par un loup-garou, et c'était justement ce que Leerian, tout autant qu'Adan, cherchait à éviter.
Encore une fois, il eut envie de partir. Ce n'était clairement pas le bon moment pour s'imposer dans la famille d'Adan. Pourtant, plus rien ne se disait ; des bruits de pas lourd s'avancèrent jusqu'à la porte, qui claqua avec tant de force qu'elle s'ouvrit à nouveau d'elle-même. Leerian risqua un coup d'œil au-dessus de la ridelle du balcon. Mishi était là, les poings serrés, les yeux rouges et les joues mouillés. Leerian entendait son cœur battre à pleine vitesse.
— Mishi ?
La sirène sursauta, puis grogna en remarquant l'elfe. Elle essuya ses larmes, le regard toujours fixé droit devant elle.
— Tu as tout écouté ?
— Je viens tout juste d'arriver.
Mishi renifla de mépris au demi-mensonge. Elle n'était pas dupe ; qu'il vienne tout juste d'arriver ou non, ils avaient crié assez fort, et ses oreilles étaient assez affutées, pour qu'il entende tout à des kilomètres à la ronde.
Leerian grimpa les trois marches du balcon, mais s'arrêta à un pas de Mishi, incapable de se décider s'il devait la prendre dans ses bras pour la consoler ou garder ses distances. Cette dispute entre elle et son père était sa faute, après tout.
— Je suis désolé, dit-il lentement. Mais... au risque de répéter ce qu'Adan a déjà dit ; c'est le seul moyen d'éviter que... que je...
— Que tu me tues et manges mon cœur ?
Leerian grimaça, ravala péniblement sa salive, puis hocha la tête.
— Tu sais que je t'aime. Et ça me dévasterais qu'il t'arrive quoi que ce soit par ma faute. C'est déjà passé trop près, une fois à Nocksor...
— Deux fois, le coupa Mishi à regret. Sur Thrasryall, aussi.
— Non... La goule m'avait enlevé, pendant la pleine lune.
— Ce n'est pas la seule fois que tu t'es transformé.
Leerian fronça les sourcils, les yeux dans le vague. Il s'était produit tant de choses, sur ce pays maudit ; il était incapable de se souvenir de la moitié de ce qui était advenu, particulièrement après l'attaque de la goule. Et pourtant, il savait que ce n'était qu'horreurs par-dessus horreurs.
Mishi s'approcha de Leerian et posa une main sur son bras. Elle lui fit un sourire qu'elle espérait tendre, mais son visage toujours crispé, après la dispute avec son père, lui donnait des airs grognons.
— Ce qui m'énerve vraiment, dans tout ça, c'est que je suis consciente que vous avez raison. Toi et papa. Mais, Leerian... je n'ai pas envie de te perdre. Et ça se termine toujours comme ça. Nous sommes toujours séparés, et il faut des mois avant qu'on se retrouve.
— Je ne te demande pas de partir à tout jamais. Seulement de quitter la forêt pendant les pleines lunes.
— Mais c'est chez moi, fit Mishi dans un marmonnement désespéré.
Leerian ricana, incapable de s'en empêcher :
— Ce n'est pas toi qui as cette forêt comme nom de famille.
— Un jour, peut-être ?
Cette fois, Leerian en demeura sans mot, la bouche bêtement ouverte. Avait-elle vraiment voulu dire ça ?
Mishi rougit, réalisant avec un peu de retard ce qu'elle avait dit.
— Leerian...
— Viens avec moi, l'interrompit-il spontanément.
— Venir avec toi ? Où ? Je croyais que tu ne pouvais plus quitter Celeyste.
— Je reste à Celeyste, bien sûr. Mais c'est tout de même loin. Je... je ressens le besoin d'aller vers l'ouest. Il y a là-bas quelque chose que je n'ai pas vu depuis longtemps, et... j'aimerais beaucoup que tu m'accompagnes. Ce serait quelques jours de voyage, tout au plus une semaine.
Le sourire de Mishi s'élargit aussitôt. Toute trace de mélancolie quitta définitivement son visage ; elle retrouvait ainsi toute la beauté que Leerian lui avait toujours connue.
— Une aventure ? dit-elle avec une visible excitation.
— J'espère ne rencontrer aucun problème en chemin, mais... oui, on peut dire ça comme ça.
— Et on part quand ?
— Quand tu veux.
— Laisse-moi dix minutes et je suis prête !
Mishi plaqua un baiser sur la joue balafrée de Leerian, puis couru pour retourner dans la maison. Leerian rougit, passant les doigts sur sa joue comme pour savourer la sensation de ses lèvres douces. Je l'aime tellement, pensa-t-il avec force, son cœur lourd dans sa poitrine. Je l'aime tant, et je suis son plus grand danger...
Avec un soupir, Leerian s'avança à l'intérieur et referma la porte derrière lui. Il s'appuya dessus, observant avec intensité le mur de bois qui lui faisait face, avec son support à manteau. Lentement, il tourna la tête à gauche, découvrant le salon et, bien sûr, Adan, étendu dans le canapé comme à son habitude. Le père de la sirène dévisageait Leerian en retour, sans prononcer le moindre mot.
— Vous avez entendu ? demanda Leerian après plusieurs secondes de silences embarrassantes.
— En dehors de ce mur, j'étais littéralement à trois mètres de vous. Et la porte était grande ouverte. Évidemment que j'ai tout entendu !
— Désolé... je ne sais pas vraiment comment fonctionne l'ouïe des hommes. Il parait qu'elle est naze.
— Elle est normale. C'est celle des elfes qui est exceptionnelle.
Leerian haussa les épaules avec ennui, puis reporta son attention au support à manteau.
— Alors je n'ai pas besoin de vous expliquer que, Mishi et moi, on part en randonnée.
— Il me semble que vous avez plutôt utilisé le terme « aventure ».
— Vous connaissez Mishi... Mais c'est une randonnée, je vous jure. Il n'y a aucun danger en route, ou du moins rien que je ne peux régler facilement.
— Les bêtes sauvages ?
— Je sais comment les calmer.
— Tu vas apporter ton épée ?
— Ce n'est vraiment pas la peine.
Leerian se tourna vers Adan pour se mettre face à lui, lui permettant de remarquer que son arme fétiche n'était pas à sa hanche. Adan esquissa un sourire ; il retrouvait ainsi le Leerian qu'il avait connu, de nombreux mois déjà. Un elfe paumé, sans plus.
— Si j'emportais mon épée partout avec moi, c'était simplement pour l'avoir à l'œil. Mais elle est en sécurité, chez moi. Et puis... à chaque fois que je la dégaine, quelqu'un meurt...
— Est-ce que tu sais à quoi sert une épée, Leerian ?
— Ne me prenez pas pour un idiot, fit Leerian en lui lançant un regard ennuyé.
— C'est parfois difficile.
Leerian grimaça, sans répondre. Au loin, il entendait Mishi s'activer ; mettre des vêtements dans un sac, probablement. Même si elle lui avait promis dix minutes, il n'était pas pressé de s'en aller. Il était bien, dans la chaleur de la maison, alimenté par un feu de cheminée au bout du salon. Leerian s'y avança et s'agenouilla pour y ajouter une buche, rependant des étincelles en crépitant.
— Est-ce que vous aimeriez que je fasse quelque chose pour vous, avant de partir ? Je pourrais entrer plus de bois, ou remonter de l'eau du puits.
Adan se leva de son canapé et fit un pas vers Leerian. Lui, toujours accroupi devant l'âtre, se sentit de suite intimidé par la grandeur du père de Mishi. Il semblait dans une très bonne position pour lui flanquer un coup de pied en pleine poire.
— J'aimerais vraiment que tu fasses une chose, Leerian. Et tu ne quitteras pas cette maison tant que ce ne sera pas fait.
Leerian angoissa aussitôt. Qu'est-ce qu'Adan avait en tête, au juste ? Celui-ci, sérieux, se pencha un peu plus au-dessus de Leerian.
— Je veux que tu me promettes de prendre soin de Mishi. Et que tu me la ramènes avant la pleine lune ! Si ce n'est pas le cas, que tu aies encore risqué la vie de ma fille, je jure de te tuer.
Leerian détourna le regard, sentant son corps tout entier frissonner à la menace. Adan ne lui faisait pas peur, il se savait bien plus rapide que lui. Mais aurait-il réellement l'ambition de se défendre, en de telles circonstances ?
— Si nous en arrivons là, je vous donnerais mon épée volontiers.
Adan se pencha encore, les poings sur les hanches. Leerian se risqua à lever les yeux pour croiser son regard.
— Justement. Amène ton épée avec toi. Je préfère que tu sois trop armé que pas assez.
— Il n'y a pas de pirate, où je veux aller. Aucune civilisation.
— Amène ton épée !
— D'accord, souffla Leerian du bout des lèvres.
Malgré le ton glauque de cette conversation, Leerian fut incapable de s'empêcher de sourire doucement. Adan, avec ses ordres et ses inquiétudes, lui rappelait ses parents. Sa mère, surtout, qui était un peu maman poule.
— Je vais aller chez moi pour récupérer mon épée. Je vous promets de protéger Mishi plus que ma propre vie. Et surtout, que nous serons revenus largement avant la prochaine pleine lune.
— Bien.
Adan tourna les talons et retourna s'asseoir sur le canapé. Réinstallant sa couverture sur ses jambes, il prit une longue gorgée de sa tasse de thé, avant de remarquer que Leerian l'observait toujours, dans l'attente d'une nouvelle menace quelconque.
— Eh bien, va ! fit Adan d'un mouvement de main vers la sortie. Entre du bois et remonte l'eau du puits.
Leerian demeura bouche bée pendant plusieurs secondes. Il avait, malgré lui, pris l'habitude d'être considéré comme un roi, ou à la limite quelqu'un d'important. En dehors d'un djinn, Adan était le premier depuis beaucoup trop longtemps à lui faire un ordre digne d'un simple domestique. Autant il trouva la chose insultante, autant il s'en sentit rafraichi, tel l'eau froide d'une rivière en une chaude journée de canicule.
Alors qu'Adan le dévisageait, inquiet de son manque de réaction, Leerian éclata de rire avec un temps de retard, puis plaqua sa main sur sa bouche pour s'efforcer de se reprendre.
— Tu te moques de moi, maintenant ? fit Adan d'un ton grognon.
— Non, non ! s'exclama Leerian. Désolé ! J'y vais tout de suite !
Un large sourire aux lèvres, Leerian se releva d'un bond et couru dehors, dans la hâte d'accomplir ces tâches.
Adan l'observa quitter la pièce d'une vitesse digne d'un elfe, sans rien saisir de sa réaction. Avait-il dit quelque chose de drôle ?
Bah ! pensa-t-il tout en buvant son thé. C'est Leerian. Personne ne pourra jamais le comprendre.
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