Chapitre 55
Le bateau de Sin était minuscule. Il était très loin derrière le grand trois-mâts des pirates, même insignifiant à côté d'un simple voilier. C'était une barque avec un moteur à étincelle de fée.
Le pont mesurait à peu près deux mètres de large sur cinq de long. Treize personnes, même si cela incluait un chaticorne et un dragon miniature, c'était bien le maximum qu'il pouvait contenir sans couler à pic dans les profondeurs de l'océan.
Tous étaient compactés à l'avant, assis et collé l'un sur l'autre. Helm et Ehdi tout au fond, puis Adan qui serrait Mishi contre lui. Elle tentait vainement de se retirer, les yeux scotchés à Leerian en lui communiquant un sourire triste. Tys, Nuvem et Danayelle étaient entre eux, les empêchant de se mettre ensemble. Egrim et Narsa, l'un avec Jean dans les bras et l'autre Luna, étaient debout, observant tous ses gens se tasser comme des sardines dans leur petite boite. Et enfin, derrière eux telle une ombre menaçante, le grand Sindruid, sourcils froncés et les poings sur les hanches.
— Egrim, Narsa... je peux vous parler ?
Egrim sentit son cœur s'arrêter de battre. Ça y est, mon heure a sonné. Lentement, il pivota sur lui-même et leva la tête à s'en tordre le cou pour croiser le regard noir de son maitre. Il s'efforça de répondre, mais il en fut incapable. Il ravala difficilement sa salive.
— Venez.
Sin s'engagea vers l'autre extrémité du pont, près de la roue. Il s'installa derrière et fit tourner le bateau dans la bonne direction – à l'ouest, vers Nyirdall – puis se pencha pour atteindre une sorte de compartiment au-dessus du moteur, qui dépassait à l'arrière. Egrim et Narsa s'approchèrent de lui pendant qu'il versait le contenu d'une petite fiole, semblant être des paillettes roses, dans le trou. Puis il tira sur une pognée attachée à une corde et le moteur démarra dans un soubresaut, partant à pleine vitesse vers leurs terres natales.
— Ce sont des étincelles de fée ? s'étonna Narsa.
— Oui... une amie m'a dépanné, pour l'occasion. C'était tout ce qu'il me restait, d'ailleurs... tu pourras m'aider pour la suite ? Sans ça, je n'arrive même pas à faire les trente nœuds, avec ma magie.
— Je ferais tout ce que tu voudras pour qu'on atteigne Nyirdall le plus tôt possible !
Sin esquissa un sourire reconnaissant, mais retrouva son sérieux aussitôt que son regard s'abaissa sur Egrim, silencieux dans son coin. Egrim détourna la tête en sentant l'attention de son maitre sur lui, son cœur battant à une vitesse folle. Il serrait Jean dans ses bras comme un doudou, le dragon dégageant une douce chaleur pour tenter de le réconforter.
— Tu veux bien m'expliquer ?
Egrim demeura muet. Dans de pareilles situations, avec sa mère, il ne fallait jamais répondre malgré les questions. C'était un piège. Ça ne réussissait toujours qu'à envenimer sa colère.
— Egrim ? s'impatienta Sin. Dis quelque chose.
— Je... je suis désolé.
— C'est bien. Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
Egrim virait au rouge tant il angoissait. Il commençait à avoir une sérieuse envie de se jeter à la mer.
Narsa lui lança un coup d'œil de côté. Elle avait presque pitié de lui.
— Ce n'est pas sa faute, dit-elle alors que Sin s'apprêtait à réitérer sa question. À la base, c'était l'idée de Leerian.
Sin regard en direction des rescapés, à l'autre extrémité du bateau. Danayelle, Mishi et Tys observaient tous la scène avec intérêt. Leerian, en revanche, s'était appuyée contre l'épaule de Tys, une main sur la poignée de l'épée qu'il avait finalement retrouvée, et dormait la bouche ouverte. Malgré l'excitation d'être enfin hors de danger, il avait été incapable de se retenir une minute de plus.
— Il n'était pas en prison, lui ? demanda Sin. Ou... surveillé par des djinns ? Quelque chose comme ça ? Comment ça se fait qu'il soit là ? Et que tous seraient sa faute ?
Egrim était à la limite de l'hyperventilation. Une seule réponse était possible ; d'abord, qu'il avait libéré un prisonnier sur un coup de tête. Ensuite, qu'il s'était retrouvé dans la même pièce que Leerian parce qu'il cherchait un djinn. Pour lui poser la fameuse question... était-il lui-même un djinn ? Et tout portait à croire que oui.
Cette fois, Narsa ne pouvait répondre à la place d'Egrim. Elle-même ne savait pas exactement en quelle circonstance Egrim avait sorti Leerian de sa chambre.
— Je suis désolé, fit Egrim dans un couinement de souris.
— Change de disque, ou je vais m'énerver. Dis-moi la vérité !
Egrim n'arrivait pas à trouver de mensonge convaincant. Qu'est-ce qui valait mieux ? Tout mettre sur le dos de Leerian, ou signer son arrêt de mort ?
— C'est... c'est Leerian qui m'a forcé, bredouilla Egrim. Il... il m'a envoyé une lettre pour que je le retrouve, et...
— Leerian ne sait pas écrire.
— Euh... il a dû la faire écrire par quelqu'un d'au...
Egrim ne put terminer sa phrase. Sin voyait claire dans ses mensonges, et il en avait marre des tentatives futiles de son apprenti qui n'en démordait pas. À bout de patience, il posa une main s'épaule d'Egrim et, de l'autre, le gifla sans ménagement. Le clac ! fut emporté par le vent fort de l'océan, mais Danayelle, Mishi et Tys, qui observaient toujours la scène avec beaucoup d'intérêt, écarquillèrent les yeux de surprise.
Egrim demeura figé, complètement choqué et bouche bée du geste de son maitre. Sin le secoua pour tenter le de faire revenir à lui, puis se pencha pour se mettre à sa hauteur.
— Arrête de me mentir, Egrim ! s'énerva Sin. Peu importe ce qu'il s'est passé... je vais l'accepter. Mais je veux la vérité !
— Sin, intervint Narsa en s'avançant d'un pas pour poser une main sur son bras. S'il te plait... calme-toi, tous les autres nous regardent.
— Je m'en fiche comme du monde des hommes, qu'ils nous regardent !
— Sindruid ! Arrête !
Sin souleva un sourcil devant le ton de sa petite-petite fille. Il lâcha Egrim et se tourna face à Narsa ; Egrim demeura figé, comme si son esprit s'était déjà déconnecté de la réalité.
— Laisse-le tranquille, reprit Narsa dans un murmure. Il... (elle risqua un regard vers Egrim, avant de revenir à Sin.) Tu sais comment il est. Il va mal réagir si tu continues. Attends au moins qu'on soit à Wondor.
Sin tourna à nouveau la tête vers Egrim. Il réalisa alors que Narsa avait raison ; il avait oublié quel genre d'enfance son élève avait reçu. Et pourtant, Sin l'avait giflé. Il savait qu'il risquait toute une crise s'il ne faisait pas plus attention.
— Je suis désolé, Egrim, dit Sin avec lenteur. Oui... on en reparlera plus tard. Repose-toi.
Sin posa à nouveau sa main sur l'épaule de son apprenti pour la tapoter doucement. Egrim se crispa et ferma les yeux, convaincu qu'un autre coup allait venir. Sin retira vivement sa main et recula d'un pas. Cette fois, c'était lui qui était nerveux, s'imaginant Egrim exploser de rage et mettre le feu au bateau. Il fut tenté d'utiliser un sort de télépathie pour le forcer à se calmer, mais il craignait que ce soit contre-productif sur le long terme. Qu'il lui en voudrait plus tard en sachant qu'il aurait bidouillé dans son cerveau, attisant encore plus sa colère. Le mieux, pour l'instant, c'était de laisser couler et s'éloigner.
— Narsa... tu peux rester avec lui ?
Narsa hocha la tête, même si elle n'en avait pas particulièrement envie. En ce moment, elle aurait préféré s'envoler et suivre le bateau à distance.
Sin s'approcha de la roue et vérifia sa boussole, s'assurant qu'ils filaient toujours dans la bonne direction, puis descendit les trois marches pour rejoindre le pont, où tous les rescapés le dévisageaient... sauf un. Leerian dormait, la face écrasée contre l'épaule de Tys, près de lui. Son poing était serré sur la garde de son épée d'argent.
Sin s'assis à son tour, se mettant à leurs hauteurs. Il soupira, se passant les mains sur le visage et dans les cheveux, puis leva un regard torve sur Tys, qui était le plus près de lui.
— Je n'obtiendrais rien de la part d'Egrim, visiblement. Quelqu'un peut m'expliquer ? J'ai besoin de savoir, là... Répondez-moi, ou je vous ramène tous sur Thrasryall.
Tys lâcha un petit couinement de panique à la menace du magicien. Il préférait mille fois mourir que de retourner sur cet enfer.
— Je déteste blâmer mes amis, dit Danayelle la première, mais voilà... ça a commencé sur Leerian qui voulait quitter le pays. C'est comme ça qu'on s'est retrouvé ici.
— C'est la faute d'un semi-elfe qu'on avait rencontré, il y a plus de six mois, continua Mishi. Je me souviens, il nous avait parlé de Thrasryall et Leerian était complètement émerveillé.
— C'est aussi le fait que Nyirdall tout entier le déteste, dit cette fois Tys avec réticence. Enfin, c'est ce qu'il prétend.
Adan lâcha un bref grognement, puis serra Mishi un peu plus fort contre lui. Celle-ci grimaça, mais ne tenta pas de se dégager. Elle savait qu'Adan faisait maintenant partie du groupe grandissant des personnes qui déteste Leerian.
— Qui a sorti Leerian de prison, alors ?
Danayelle, Mishi et Tys se consultèrent du regard, tous embêté de répondre à cette question.
— Egrim, dirent-ils tous d'une seule voix.
— Comment ? Et pourquoi ?
Cette fois, personne ne sut y répondre. Aucun d'entre eux ne connaissait la vérité... sauf Tys, qui l'avait en partie devinée par ses dons, en partie par les sous-entendus qu'Egrim lui avait révélés.
— Monsieur, s'avança Mishi. Ce n'est pas entièrement la faute d'Egrim. Il avait accepté de nous aider à grimper dans un bateau, mais il n'a jamais voulu nous suivre. À ce stade, il s'était fait kidnapper par des pirates. À partir de là, ce n'était plus qu'une question de survie.
Mishi se mordit la lèvre en sentant le regard lourd du mage se poser sur elle. En même temps qu'elle prononçait ses mots, un détail compromettant lui était revenu en tête ; non seulement Egrim s'était fait kidnapper, mais c'était surtout une vengeance des pirates après le meurtre qu'il avait commis.
— Bon, si personne ne peut me répondre, peut-être que Leerian saura mieux que vous...
Sin tendit la main vers Leerian pour le réveiller, mais Tys intercepta le mouvement. Lui connaissait la vérité, contrairement à Leerian, et pourtant, il était conscient qu'il n'avait pas le droit de le dire. Il l'avait promis à Egrim.
— Laissez-le dormir, monsieur... il n'a pas pu se reposer plus de quelques minutes d'affilé depuis deux nuits, et... franchement, je ne comprends pas comment ça se fait qu'il soit toujours vivant. Vous n'avez pas idée de tout ce qui lui est tombé dessus. Il y a encore vingt-quatre heures, il pissait du sang de partout. Il s'est fait attaquer par une goule, en fait... si vous savez ce que c'est.
Sin grimaça de dégout. Il savait ce qu'était une goule, même s'il n'en avait jamais vu qu'en dessin. Il ne souhaitait pas à son pire ennemi de croiser une telle créature.
Mais j'ai la réponse à votre question.
Sin figea en entendant une voix dans sa tête. C'était Tys, évidemment, mais il fut tout de même étonné qu'il choisisse ce moyen de communication alors qu'ils étaient face à face.
Il faut que ce soit Egrim qui vous le dise. J'ai promis de garder le secret, et son amitié est importante pour moi. Mais... s'il refuse vraiment de vous le dire... je le ferais. En dernier recours. Et si vous êtes suffisamment désespéré pour l'apprendre de cette façon.
Même si Sin n'avait aucune idée du sujet, il comprit que c'était particulièrement grave. Sans connaitre Tys, il semblait être un garçon gentil et dévoué. Surtout, il savait qu'il avait affaire au meilleur ami d'Egrim, puisque celui-ci lui avait déjà révélé que c'était un télépathe. Était-il vraiment entrain de mettre son amitié en jeu ? Cette fois, Sin était complètement dérouté.
— Très bien, dit Sin avec lenteur. Je... je le laisse dormir.
Sin se leva et tourna les talons.
— Oh, monsieur, fit Tys. Quand on sera à Nyirdall... se serait possible de faire une escale à Nocksor ? C'est là que j'habite.
Sin marmonna un simple « hun, hun », puis continua son chemin pour retourner auprès de Narsa.
Danayelle se pencha difficilement au-dessus de Nuvem pour tenter de se rapprocher de Tys.
— Qu'est-ce que tu lui as dit pour le mettre dans cet état ? murmura-t-elle.
— De laisser Leerian dormir, dit-il avec innocence.
Danayelle plissa les yeux, suspicieuse, mais abandonna rapidement le sujet.
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