Chapitre 52

Toute la bande avait couru pendant près d'une demi-heure à travers la forêt, qui était maintenant bien éclairée par le soleil levant, avant d'en voir le bout ; ils étaient revenus à la plage. Tous soufflèrent de soulagement en s'effondrant dans le sable blond.

Ils étaient onze à y penser ; ce pays était complètement tordu. Même Leerian, dos au sol et les membres en croix, observait le ciel bleu avec un sentiment de honte comme ça lui prenait souvent. Il avait honte d'avoir orchestré cette expédition, et surtout, d'avoir entrainé ses amis là-dedans. Il lui arrivait régulièrement d'avoir des idées stupides, mais cette fois, il estimait avoir vraiment touché le fond.

— Je suis désolé.

Personne ne lui répondit. De peine et de misère, il parvint à se redresser sur ses genoux pour regarder tous les autres à tour de rôle. Adan, Helm et Edhi étaient sur sa droite, Mishi serré dans ses bras de son père. Danayelle était doit devant lui. Egrim, Narsa et Tys étaient sur sa gauche. La fée et le télépathe, d'ailleurs, semblaient éveillés, mais bien embêtés de comprendre dans quelles situations ils s'étaient encore fourrés. Et Nuvem était légèrement en retrait, assis dans son coin sans lui prêter la moindre attention.

— Désolé de quoi ? dit Egrim au bout d'une longue minute. C'est vague. Il s'est passé vraiment beaucoup de merde par ta faute, tu sais.

Leerian lui envoya un regard torve. Il n'avait pas la force de jouer au sarcasme avec lui.

— Toutes les merdes, Egrim. Tout, tout... depuis la tour des djinns.

Egrim fit un rire méprisant. Il ne croyait pas du tout en ses excuses.

— Personne ne t'en veut, Leerian, dit Danayelle. On comprend dans quelle situation tu étais.

— Ouais, et en plus, ça m'a permis de retrouver mon père, renchérit Mishi.

Leerian fit un petit sourire, les yeux au sol. Il savait bien qu'Egrim lui en voulait, mais ce n'était pas le cas de Danayelle et Mishi, ou alors, elles le cachaient bien. Et en son for intérieur, l'opinion des filles lui importait beaucoup plus que celui d'Egrim.

Leerian tenta de se relever, mais abandonna le projet dès le premier mouvement. Il prit conscience qui était épuisé, même un peu étourdi. Son cœur battait drôlement fort dans sa poitrine. Il posa une main sur son torse, puis regarda ses doigts en sentant que son vêtement était humide. Sa paume était maintenant couverte de gouttelette de sang.

— Qu'est-ce qui s'est passé... ? fit-il lentement. Euh...

Il se souvenait vaguement de l'onde de télékinésie de Danayelle qui l'avait balancé, lui et Mishi, dans un coin de la forêt. Mais ensuite... sa mémoire n'était plus qu'un gros trou noir.

Mishi se redressa dans les bras de son père. Elle observait avec angoisse Leerian tâter son teeshirt tacheté d'hémoglobine, puis même se toucher le bout des lèvres en grimaçant. Il reconnaissait trop bien le gout horrible qu'il avait dans la bouche.

— Les lutins ! s'exclama Mishi. Tu t'es fait attaquer par des lutins. Tu t'es cogné la tête et tu as perdu connaissance... puis Danayelle est arrivée et elle nous a sauvé. Pas vrai ? fit-elle avec de gros yeux entendus vers la blonde.

— Oui, exactement ! renchérit Danayelle. Euh... j'en ai tué un et je t'ai accidentellement éclaboussé avec son sang. C'est tout.

— Oh, dit bêtement Adan en se retirant des bras de sa fille. Ça va aller, Leerian ? Je sais à quel point tu as horreur du sang.

Leerian observa un instant Adan qui s'avançait vers lui, comme s'il avait l'intention de le consoler. Puis Mishi et Danayelle, qui lui envoyaient toutes deux de gros clin d'œil entendu. Il ne lui en fallut pas plus pour comprendre, et surtout, pour se sentir encore plus mal. Il baissa la tête en grimaçant. Alors je me suis transformé. Et le sang dans ma bouche... oh, merde...

Derrière ses paupières closes, les souvenirs revenaient. Ils apparaissaient rapidement, maintenant qu'il y pensait. J'ai mangé un cœur de lutin.

— J'ai... J'ai, eurg...

Il fut incapable de dire quoi que ce soit de plus intelligible, mais au moins, il trouva enfin la force de se relever, ne serait-ce que pour s'éloigner de deux pas pour aussitôt tomber à genoux et vomir dans le sable. Tous détournèrent les yeux, embêtés, sauf Adan qui le rejoignit pour lui tapoter le dos.

Mishi et Danayelle s'échangèrent un regard peiné. Adan avait raison sur une chose ; Leerian détestait le sang, et pourtant, elles savaient que ce n'était pas parce qu'il y avait quelques goutes sur son teeshirt, mais bien parce qu'il avait dévoré tout un organe.

Egrim, pour sa part, observait les filles, puis Leerian, puis à nouveau les filles, un sourire en coin apparaissant progressivement sur ses lèvres. Il voyait clair dans leur jeu. Il n'avait pas besoin des talents de télépathe de Tys pour comprendre quel était réellement le sujet.

— T'as vraiment de la chance, Mishi.

— Hein ? fit la sirène avec innocence. À quel propos ?

— Que ton père approuve ta relation avec Leerian. Ta mère a été tuée par un loup-garou, pourtant. Pas vrai ?

Un silence de mort lui répondit. Mishi et Danayelle étaient bouche bée, toutes deux complètement figées. Leerian s'arrêta enfin de cracher ses tripes ; il se retourna à demi vers Egrim, convaincu d'avoir mal entendu. Et Adan, surtout, se redressa d'un bond, comme s'il avait reçu une décharge.

— Que... quoi ? bredouilla Adan.

— Votre femme a été tuée par un loup-garou, insista Egrim. Je dis ça parce que Leerian...

Tys, sur sa droite, lui balança une puissante claque derrière la tête. Egrim grommela en se prenant le crâne à deux mains, puis lança un regard faussement innocent vers son ami, à peine camouflé par son petit sourire en coin. Tys, tout juste éveillé, était tout autant choqué que les autres par le commentaire d'Egrim.

— La ferme, idiot !

— Non, parle ! s'exclama Adan en faisant un pas vers le mage. Termine ce que tu as commencé.

— Non ! firent Danayelle, Mishi et Leerian d'une seule voix.

Adan s'arrêta dans son geste et se retourna pour observer Danayelle, et ensuite Mishi, une lueur étrange dans le regard. Mais Mishi ne savait plus du tout quoi dire. Elle avait la bouche ouverte, pourtant aucun son ne franchissait ses lèvres.

Adan se détourna de Mishi pour faire face à Leerian, toujours au sol à ses pieds. Celui-ci déglutit difficilement, ses yeux happés par la colère que semblaient refléter ceux d'Adan.

— Euh... Egrim dit n'importe quoi. Il dit tout le temps n'importe quoi. Enfin, je ne peux pas être un loup-garou, Adan ! Je suis déjà un Celeyste ! Je ne peux pas être les deux en même temps, ce serait too much !

Egrim fut incapable de s'empêcher de pouffer de rire. C'était exactement ce qu'il avait dit quand il avait découvert la vérité.

— T'es un menteur pathologique, Leerian.

— Egrim ! s'exclama cette fois Danayelle. Mais qu'est-ce qui te prend, bon sang ? Fermes-là !

Egrim fit un banal haussement d'épaules, sans démordre de son regard innocent.

Si je ne peux pas tuer Leerian pour sa stupidité, au moins, je peux l'embarrasser. La voilà enfin, ma vengeance !

Egrim envoya un petit sourire vers Leerian. Il était temps de l'achever avec une dernière phrase ; il avait conscience que les autres ne le laisseraient plus parler ensuite. Peut-être qu'il allait se faire tabasser... ou du moins, qu'ils allaient essayer. Mais la tentation était trop forte ; avec ce voyage à Thrasryall, Leerian lui avait bien pourri la vie. Egrim se devait de lui rendre la chandelle.

— D'accord, Leerian... excuse-moi, mon pote. Mais... si tu n'es pas un loup-garou, comme tu dis, pourquoi est-ce que tes yeux sont rouges ?

Leerian fit un couinement de panique avant de se couvrir les yeux de ses deux mains, les cachant à la vue d'Adan alors même qu'il se retournait vers lui.

Danayelle, Mishi et Tys firent tous un soupir de désespoir. Egrim avait gagné ; Adan savait maintenant que Leerian était réellement un loup-garou. S'il ne l'était pas, pourquoi se serait-il couvert les yeux ?

— Oh, Leerian, fit Mishi d'une petite voix plaintive. Retire tes mains.

Leerian les abaissa lentement, dévoilant son visage figé d'angoisse. Il avait compris une seconde trop tard que son geste l'avait complètement trahi. Il leva ses yeux dorés vers Adan, qui l'observait de haut d'un air profondément dégouté.

— Alors... c'est vraiment un loup-garou ? dit Ehdi au loin.

Personne ne lui accorda la moindre importance. Tous étaient tournés vers Leerian, qui s'était mis à fixer le vide d'un regard épouvanté, comme s'il était à deux doigts de faire une crise de panique. Et surtout, qu'il réalisait peu à peu les conséquences de la déclaration d'Egrim ; et si Adan décidait de le tuer ? Ou alors qu'il refuserait qu'il voie Mishi ? Et s'ils parvenaient, d'une façon ou d'une autre, à rentrer à Nyirdall, est-ce qu'il allait révéler ce secret au pays tout entier ?

Qu'importe, si je reste ici ? Oui... voilà, je vais rester à Thrasryall, et... je vais me faire bouffer par des lutins. Tant pis.

— Papa, dit Mishi. Ce n'est pas lui qui a tué maman. On en a eu la preuve, déjà.

— Mishi, répliqua Adan sur le même ton. Un loup-garou... il est dangereux. Est-ce que tu réalises à quel point il est dangereux ?

Mishi hocha la tête, les yeux brillants de larmes contenus. Elle avait parfaitement conscience du niveau de dangerosité de Leerian ; il avait failli la dévorer cette nuit. Sans l'intervention de Danayelle, elle serait fort probablement morte. Mais... elle avait passé des mois à se convaincre qu'elle n'était plus amoureuse de lui justement pour cette raison, ne serait-ce que pour lui retomber dans les bras ensuite. C'était plus fort qu'elle ; elle aimait Leerian. Énormément, même. Elle n'arrivait plus à imaginer le bonheur sans lui... et encore moins sans son père. Elle avait besoin autant de Leerian que d'Adan.

— Tys, fit Mishi, la voix tremblante d'émotion. Tu peux... effacer la mémoire de mon père ?

Quoi ?! s'exclama Tys.

Adan fit un bref « euh ! » de surprise, alors que tous les autres étaient encore une fois bouche bée. Sauf Egrim qui pouffait de rire dans son coin, satisfait du chaos.

— Quoi... je... non ! bredouilla Tys. C'est... c'est immoral ! C'est ton père, bon sang ! Je ne vais pas... non, je ne peux pas !

— Donne-moi ton prix ! fit Mishi d'une voix plus forte. C'est ce que font les dotés, par vrai ? Ils vendent leur magie contre quelques pièces d'or ! Je ne vois pas pourquoi tu ne voudrais pas le faire pour moi !

— Mishi... c'est ton père, répéta Tys. Et je te signale que j'ai un boulot tout à fait honnête ! Écoute, je suis désolé qu'Egrim ait été aussi stupide, mais je ne vais pas bousiller le cerveau de père pour autant !

— C'est bon, Tys, dit Leerian dans un murmure. Laisse Adan tranquille. Moi, je vais juste... aller ailleurs... me cacher la tête dans le sable...

Leerian tenta de se lever, mais il retomba à genoux dès le premier effort. Il était à bout de force. C'en était à un point que chaque membre lui était douloureux. Depuis combien de temps n'avait-il pas dormi ? Et combien de fois, dans ce laps de temps, avait-il passé à deux doigts de la mort ?

Tuez-moi, qu'on en finisse ! pensa-t-il en désespoir.

— Eh, Leerian... commença Egrim.

— Toi, tu la fermes ! s'exclama Mishi.

— Ça va, ça va ! répliqua Egrim sur le même ton. Je veux juste m'excuser ! J'ai le droit ?

Mishi, Danayelle et Tys se consultèrent du regard. Leerian, pour sa part, était perdu dans ses pensées, sans plus faire attention au reste.

— Très bien. Excuse-toi, dit Mishi.

Egrim fit de son mieux pour camoufler son sourire en coin, puis se tourna vers Leerian qui fixait toujours le vide d'un air horrifié. Est-ce qu'il allait seulement écouter ce qu'Egrim s'apprêtait à dire ? Dans le fond, Egrim s'en fichait un peu. Ce n'était que pour le plaisir de créer encore plus de chaos.

— Je suis désolé d'avoir voulu me venger, Leerian, dit Egrim d'un ton presque doux. Maintenant, on est quitte... pour la fois où tu m'as dit d'embrasser Dana.

Danayelle s'étouffa instantanément avec sa salive, les deux mains sur sa gorge. Mishi fit un petit couinement incrédule. Tys lui renvoya une seconde claque derrière la tête, plus puissante que la dernière. Et Leerian, lui, n'eut aucune réaction.

— Mais t'es complètement crétin, ou quoi ?! s'exclama Tys. Bon sang, tu le fais exprès ? Arrête d'agir comme...

Tys se mordit la lèvre, puis lâcha un gros soupir tout en fermant les yeux. Egrim se tourna vers lui tout en passant une main sur sa tête, où Tys l'avait encore frappé.

— Comme quoi ? dit-il d'un ton provocateur.

Comme un djinn, pensa Tys. Egrim en perdit aussitôt son sourire satisfait ; il avait entendu. Et cette réplique était beaucoup plus douloureuse que ses claques.

— Comme un crétin, termina Tys pour ne pas éveiller les soupçons de tous les autres, bien que l'insulte soit plutôt redondante. Je sais que tu en as marre de toute cette situation, on en a tous marre... mais ce n'est pas une raison pour t'acharner à ce point sur Leerian.

— Mais... commença Egrim.

— Non, Egrim ! s'exclama Danayelle. Tu as perdu ton droit de parole.

— Mais je...

— TA GUEULE !

Egrim se la ferma enfin, choqué malgré lui de voir Danayelle de si mauvaise humeur. Il l'avait totalement cherché, et pourtant, il ne s'était pas attendu à tant d'agressivité dans sa voix.

Danayelle lui envoya un regard assassin avant de se lever pour aller s'asseoir aux côtés de Leerian. Elle posa une main sur son épaule, en guise de soutien, mais encore une fois, Leerian ne réagissait pas. Il avait des cernes énormes sous les yeux, la bouche bêtement ouverte. Danayelle le secoua légèrement, s'efforçant de le faire revivre un peu, sans résultat.

— On devrait essayer de dormir, dit Danayelle. Nous sommes tous à bout de force.

— Tu crois vraiment que c'est prudent ? dit Mishi avec sarcasme.

— Non... Mais... Je suis vraiment à bout de force, fit Danayelle d'un ton plaintif. Et Leerian... je crois qu'il dort les yeux ouverts.

— Ouais. Quelqu'un l'a sérieusement poussé à bout, dit Mishi tout en envoyant un regard noir vers Egrim, qui répondit en tirant la langue.

— Moi, ça va, dit Tys. En fait, je ne sais même pas vraiment ce qui s'est passé cette nuit, j'étais hors service pendant une bonne partie... Je peux monter la garde pendant que vous vous reposez.

— Oh, merci ! s'exclama Danayelle.

Elle se leva dans l'intention de quitter le groupe pour s'étendre quelques mètres plus loin, dans son intimité. Elle sentait le besoin de dormir pendant au moins vingt-quatre heures en ligne, et elle était convaincue que c'était pareil pour tous les autres.

Mais Danayelle avait oublié une chose ; sur Thrasryall, elle n'aurait jamais la paix. Pas même pendant plus de cinq minutes.

Devant elle, la plage s'étendait en sable blond, éblouissant en reflétant les rayons du soleil levant. Au loin, dans l'océan, elle remarqua tout de suite le bateau pirate, les canons prêts à tirer droit sur eux.

— Euh, erg... bredouilla Danayelle, avant de ravaler sa salive. Regardez.

Tous ses amis se tournèrent vers elle, puis vers la mer. Tous lâchèrent un soupir d'ennui.

— Et si on leur donnait Egrim en offrande ? dit Mishi.

— Hé ! fit Egrim.

— Étouffe-toi avec ta merde, Egrim.

Egrim grimaça, choqué malgré lui par des paroles aussi sales provenant de la bouche d'une fille si mignonne. Il voulut répliquer, mais Tys lui envoya un coup de poing dans l'épaule au même moment.

— Hé, regardez par ici.

C'était Ehdi. Il pointait l'est, à gauche de la plage. Par-là, cinq pirates étaient sortis des bois et s'avançait lentement vers eux, des couteaux et des coutelas à la main. Sauf un, qui tenait... l'épée de Leerian.

— Merde, fit Tys entre ses lèvres. Encore les pirates, hein ?

— Pas tout à fait, dit Narsa.

Tous sursautèrent en se tournant vers la fée. Il était si rare qu'elle disait quelque chose que tous en avaient pratiquement oublié son existence. Celle-ci s'était un peu éloignée du groupe ; elle revenait lentement vers eux, les bras serrés autour de son corps et ses ailes trainant dans le sable. En la regardant, tous virent le paysage derrière elle. Et surtout, ils remarquèrent les natifs. Ils étaient au moins cinquante, tous avec des lances, des torches ou des arcs. Ils étaient encore loin, mais s'approchaient rapidement.

— Notre seule option, c'est de retourner dans la... commença Tys.

En même temps qu'il prononçait ses mots, un rugissement se fit entendre depuis la forêt, semblant provenir de tout près. Le peu de couleur restant sur le visage de Tys disparut, alors que son cœur se mettait à battre anormalement fort.

— Je crois que... nous sommes cernés. Qui a encore du jus pour combattre ?

Personne ne lui répondit. Tys ravala difficilement sa salive ; ils étaient cuits.

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